On s'cause pas ! Mais c'est tout comme…
Le vent pourrait commencer à tourner pour les groupes terroristes opérant au Levant. Deux évolutions sont, principalement, à noter. Primo, les gains rapides sur le terrain tant du côté de la coalition conduite par Washington que par le trio Moscou-Téhéran-Damas. Secundo, les signes que s’envoient (sans en reconnaître la teneur) Téhéran & Riyad. Le tout avec des lignes de front de plus en plus mobiles.
Emprise : Quid novi entre les deux frères ennemis du Golfe Persique : Téhéran & Riyad ?
Jacques Borde : Officiellement, peu de choses, ces deux-là semblent brouillés pour un moment.
Sauf que s’exprimant en marge d’une réunion au sommet des dirigeants du Conseil de coopération du Golfe (CCG), le ministre séoudien de l’Intérieur, Mohammed Ibn-Nayef Ibn-ʻAbd al-ʻAzīz Āl-Séʻūd, contraient d’admettre que « les promesses des États-Unis et de la Turquie d’évincer le régime du président syrien Bachar el-Assad, ne se sont pas réalisées », aurait admis, a affirmé la chaîne satellitaire iranienne Al-Alam, « l’échec de son pays en Syrie et au Yémen ».
Emprise : Oui, mais une source iranienne faisant ses gorges chaudes des difficultés de Riyad à mener à bien son agenda au Levant et dans la Péninsule arabique : a priori, vous ne pensez pas qu’un minimum de prudence s’impose à ce genre d’annonce ?
Jacques Borde : Tout à fait. Sauf qu’une source cette fois arabe, en l’espèce le site du quotidien Al-Watan, a rapporté ces autres propos de Nayef indiquant que le Royaume « compte présenter de sérieuses concessions dans les dossiers syrien et yéménite ».
Selon les propos prêtés à Ibn-Nayef « L’intervention du Royaume dans les crises de la région revient à sa préoccupation permanente quant à la stabilité et à la sécurité de la région. Dans cette logique, le royaume a répondu à l’appel de la légitimité au Yémen afin que son peuple frère puisse jouir de la sécurité et de la stabilité ».
Et Mohammed Ibn-Nayef Ibn-ʻAbd al-ʻAzīz Āl-Séʻūd de poursuivre que « Toutefois, il faut noter que l’opération Tempête décisive s’est prolongée et a évolué d’une manière inattendue, loin de nos objectifs, et ce en raison de l’échec des pays de la coalition à accomplir leurs tâches ».
Emprise : Et, selon-vous cela correspond à quoi ?
Jacques Borde : Ce constat, car c’est bien de cela qu’il s’agit, rejoint celui de beaucoup d’observateurs. À savoir :
1- Les difficultés de Riyad et de ses alliés et milices à s’imposer durablement sur le terrain
yéménite.
2- La traditionnelle résilience des Yéménites à tenir tête à toute forme de coercition ou de pressions exercées de l’étranger. Demandez donc aux Britanniques, Français et Omanais…
3- La reprise à vaste échelle des frappes russes, notamment à proximité de la frontière turco-syrienne, coupant la contrebande de pétrole, autrement dit la principale source de financement des diverses entités nazislamistes. Une vidéo du ministère russe de la Défense a montré des images de Su-34 Fullback russes réduisant en poussière une usine de raffinage aux mains d’Al-Dawla al Islāmiyya fi al-Irāq wa al-Chām (Daech)1 dans la ville de Ra’s al-Ayn.
Emprise : Autrement, cela bouge beaucoup sur le front syrien ?
Jacques Borde : Exact, vous avec raison : sur le front syrien, force est de reconnaître que les choses ne sont pas plus folichonnes, du point de vue de l’agenda de l’administration Salmān.
C’est, en tout cas, ce qui ressort des propos de Nayef a déclaré qu’« Il était prévu d’évincer le régime d’Assad avec l’aide de la Turquie et des États-Unis d’Amérique et nous avons beaucoup misé sur des garanties de leur part. Mais ces promesses ne se sont pas réalisées sur le terrain, et nous regrettons que le monde arabe ait connu au cours des deux dernières années, de nombreux crises et conflits ». De facto, « toutes ces choses nous obligent à revoir nos politiques et nos calculs, même si cela exige de notre part de présenter de douloureuses concessions dans chacun des dossiers mentionnés ci-dessus, surtout si nous voulons préserver la sécurité du monde arabe et le libérer des ses luttes intestines ».
A noter que le site Al-Watan avait publié cette information avant de la supprimer au bout de trois heures, puis le site a été désactivé totalement pour un certain temps.
Emprise : Et que disent les Iraniens ?
Jacques Borde : Pour l’instant, ils se font un peu prier. Dans le contexte actuel, le vice-ministre iranien en charge des Affaires arabo-africaines, Hussein Amir Abdellahian, a démenti les informations selon lesquelles Riyad aurait dépêché à Téhéran une équipe de négociateurs.
Là, c’est la chaîne satellitaire arabe Al-Mayadeen qui a diffusé cette nouvelle, citant Amir Abdollahian comme la source de l’information. Le vice-ministre iranien aurait assuré qu’en dépit de la rupture des relations irano-séoudiennes, les Séoudiens auraient envoyé en Iran cette équipe dans l’espoir de trouver un règlement à la crise yéménite et que l’Iran, de son côté, entendait normaliser ses relations avec le Royaume.
Du côté de Téhéran, festina lente : les Iraniens aimeraient bien avoir Alep ou Raqqa à leur tableau de chasse avant de se mettre à parler de choses sérieuses avec les Séoudiens. Mais, à la guerre, on ne fait pas toujours ce qu’on veut !
Résumons, si tout ce qui ressort de ces différentes sources – allant, c’est à noter dans le même sens – a un sens : une petite remise à plat des dossiers n’est pas à exclure entre Riyad et Téhéran. Pas du jour au lendemain, évidemment, mais, espérons-le, à court ou moyen terme.
Emprise : Bon. Et sur le terrain ça donne quoi ?
Jacques Borde : Beaucoup de choses. Poursuivre des combats acharnés, d’un côté, et s’asseoir à une table, de l’autre n’est pas incompatible, bien au contraire. Quelque part, il y aurait même quelque urgence – par-delà des noms d’oiseaux que l’on s’envoie – à le faire : marquer un maximum de points sur le terrain avant de s’asseoir autour d’une table, je veux dire.
Et, pour parler du terrain, côté syrien, les choses prennent un tour nouveau : la Route du Castello, le seul axe ouvert entre les Contras (ou ou prou) pro-séoudiens et l’extérieur, est de facto coupée car tout mouvement de véhicule y est immanquablement stoppé. C’est ce qu’a reconnu la pro-britannique OSDH. En clair, cela signifie que les quartiers sous la coupe des groupes terroristes prétendument modérés, « sont désormais totalement assiégés ».
Au moment où ces lignes sont écrites2, mais la ligne de front, elle, est particulièrement mobile, le premier objectif de l’Al-Jayš al-’Arabī as-Sūrī (AAS)3 était de mettre la main sur Tabqa, sur l’Euphrate, près de laquelle se trouve un aéroport militaire. L’AAS et ses alliés sont entrés dans la province de Raqqa à partir du sud-ouest et se trouvaient, samedi, à moins de 40 km de Tabqa4.
Or, « les troupes loyales au président Bachar el-Assad avancent rapidement sur Raqqa,après leur victoire sur les combattants » de Daech, « à Zakiyah Crossroad, zone stratégique à la frontière entre les provinces de Hama et de Raqqa »5. De fait, les forces régulière syriennes ont réussi à reconquérir plus de 35 kilomètres de terrain sur la route menant vers Raqqa en seulement deux jours. Ce qui marque une accélération notable des opérations de la part de Damas et ses alliés.
Emprise : Que cherchent à faire ces forces syriennes ?
Jacques Borde : Selon Al-Akhbar, le but de l’offensive actuelle est d’atteindre l’Est de Raqqa au plus vite.
Du côté des milices pro-occidentales, si les Hêzên Sûriya Demokratîk (HSD)6, dominées par les Kurdes du Yekîneyên Parastina Gel (YPG)7 soutenues par les frappes américaines ont bien avancé, elles ont subi de lourdes pertes. C’est en tout cas ce qu’ont fait savoir des sources russes : « Après un bombardement d’artillerie massif et des attaques constantes par les combattants » des groupes terroristes de Jabhat an-Nusrah li-Ahl ach-Chām8, et d’Ahrar el-Chām sur les positions kurdes, « ces derniers ont quitté leurs positions dans le quartier Cheikh Maqsoud d’Alep et se sont repliés »9.
Emprise : On dirait qu’il existe une sorte de déséquilibre entre les résultats des deux coalition ?
Jacques Borde : Oui, c’est rigoureusement exact. Essentiellement pour deux raisons :
1- La résilience de l’adversaire, comme toujours les miliciens d’ Al-Dawla al Islāmiyya fi al-Irāq wa al-Chām (Daech), ne cèdent du terrain que contraints et forcés.
2- Le manque de coordination avec les forces régulières syriennes. Il semblerait que des des contingents de Kamiz brunes nazislamistes ont pu faire mouvement vers le front kurde (sic), en raison de mouvements de troupes du Hezbollah.
Ce qui ne serait probablement pas arrivé si Washington avait accepté les offres de coordination de Moscou10.
Mais, vous savez, ce qui vaut pour une partie au conflit un jour peut valoir pour l’autre le lendemain.
Emprise : Mais, rassurez-nous : Daech recule bien ?
Jacques Borde : Oui et non. En fait. Il y a bien un recul en terme de possession territoriale. Selon des estimations du Pentagone11, Daech aurait perdu « environ 45% » du territoire conquis en Irak. « Le chiffre pour la Syrie est compris quelque part entre 16 et 20% ». Des pertes significatives, certes, mais insuffisantes pour affliger une véritable défaite à l’État Islamique. « A l’heure actuelle, des pressions sont exercées ça et là sur l’ÉI pour l’étouffer. Mais le chemin reste long pour le détruire. Il est vrai que les combats sur le terrain traînent en longueur, mais toute victoire, même modeste, est un indice très important. Ces mini-victoires prouvent tout de même que la puissance de Daech se limite de plus en plus »12, a estimé le Pr. Ahmad Youssef13.
Or, ce qu’il ne faut pas négliger, c’est que Daech est le premier mouvement terroriste à avoir une telle emprise territoriale14. Sa seule et vraie nouveauté c’est qu’aucun mouvement terroriste n’avait proclamé de califat sur un tel territoire.
Emprise : Et c’est inquiétant ?
Jacques Borde : Là encore : oui et non.
Car cette nouveauté suscite autant de craintes que d’espoirs. Comme l’a déclaré l’ancien chef de la Mission militaire en Irak auprès de l’Onu, le général Dominique Trinquand.« C’est son point faible : si ce territoire tombe, c’est le mythe du califat qui tombe. Il ne restera plus que la lutte djihâdiste, comme les autres mouvements : Al-Nosra ou Aqmi »15.
Bien sûr, si ses ennemis déclarés continuent leurs efforts pour l’éradiquer. Ce qui n’est pas forcément le cas de toutes les parties en lice…
Emprise : Et, là, à qui faites-vous allusion ?
Jacques Borde : Moi ? Mais aux mêmes personnes que le Dr. Hassan Nafea16 qui nous rappelle que « depuis sa création, la coalition internationale anti-Daech a eu pour objectif de freiner son avancée et non de le détruire ». Car, explique-t-il « les pays membres de la coalition veulent avant tout protéger leurs propres intérêts. Et, la position de chacun d’eux varie selon ses objectifs. Ce qui fait que c’est une coalition très fragile. Certains pays prétendent qu’ils sont en guerre contre Daech alors qu’ils lui fournissent armes et financements. D’autres lui achètent pétrole et antiquités »17.
Là, contrairement aux (trop) timides approches entre Riyad et Téhéran, rien de bien nouveau sous les cieux agités du Levant : encore et toujours le double jeu de l’Occident.
Notes
1. Ou ÉIIL pour Émirat islamique en Irak & au Levant.
2. Entretien réalisé le 4 juin 2016.
3. Armée arabe syrienne.
4. Prise par Al-Dawla al Islāmiyya fi al-Irāq wa al-Chām (Daech) en 2014.
5. Al-Masdar News sur le terrain.
6. Ou Forces démocratiques syriennes (FDS) en français.
7. Unités de protection du peuple.
8. Ou Front pour la victoire du peuple du Levant, ou de manière abrégée Front al-Nosra.
9. Porte-parole du Centre russe pour la réconciliation en Syrie (4 juin 2016).
10. Réitérées à de nombreuses reprises depuis l’engagement russe au Levant.
11. Remontant au 16 mai 2016.
12. http://hebdo.ahram.org.eg/News/16293.aspx.
13. Professeur à la Faculté de Sciences politiques & économiques de l’Université du Caire et directeur de l’Institut des études arabes.
14. Contrairement à une idée reçue, Daech est loin d’être le premier à s’être ainsi territorialisé et sanctuarisé. Ce fut le cas, avant lui, des Chebab somaliens ou d’Abu Sayyaf, ou Al-Harakat al-Islamiyya, le mouvement séparatiste islamiste armé situé dans les îles du sud des Philippines, principalement Jolo, Basilan et Mindanao.
15. France-Info (24 mai 2016).
16. Professeur de Sciences politiques à l’Université du Caire & conseiller auprès de la revue Politique internationale.
17. http://hebdo.ahram.org.eg/News/16293.aspx.