Retour sur le grand jeu opposant l’acoalition menée par Washington & le trio Damas-Moscou-Téhéran. Moscou, une fois encore piégé par l’habileté de Kerry, s’est fait imposer un trêve aussi inappropriée que la précédente à Alep. Sauf que, cette fois-ci, le camp iranien a tapé du poing sur la table : Deir Ez-Zor passera avant Alep. Stratégie que n’a pu refuser Moscou : les Iraniens & leurs alliés boudant une Bataille d’Alep menée de manière plutôt désordonnée. Avec, cerises sur le gâteau : des pertes US sous des bombes (certainement) russes & un coup d’arrêt du côté de Raqqa.
| BforBORDE. Du coup, qui fait quoi ?
Jacques Borde. Cela dépend. Les Kurdes, quitte à jeter Erdoğan dans les bras de Bachar el-Assad[1] jouent désormais la carte de Manbij, ville non-kurde, où ils marquent effectivement des points : Manbij est aujourd’hui complètement encerclée et il est probable que la ville tombe sous peu entre leurs mains. Quant à l’avancée des Hêzên Sûriya Demokratîk (HSD)[2] vers Raqqa, le problème posé sera le même que précédemment : plus les HSD iront au sud, plus les populations se montreront hostiles (aux Kurdes) et risqueront de soutenir les djihâdistes takfirî. Ou, à terme, se tourneront vers Damas et ses alliés.
Quadrature du cercle pour le grand jeu étasunien en Syrie, car dans le panel des combattants à leur disposition ce sont les Kurdes qui se battent avec le plus d’efficacité contre l’Al-Dawla al Islāmiyya fi al-Irāq wa al-Chām (Daech)[3] …
Du côté de Téhéran, les Iraniens, échaudés par les tergiversations russes et le manque de réactivité[4] de Lavrov, ont réussi à rebattre les cartes au sommet tripartite de Téhéran, le 9 juin 2016.
Militairement, le mot d’ordres est : Alep attendra : Deir Ez-Zor, d’abord !
Selon Al-Akhbar, c’est le patron du Shora-é Ali-é Amniate Melli[5] , l’amiral Ali Chamkhani[6] , qui devrait commander les opérations, et le Hezbollah qui y assumera le rôle central. À l’instar de ce qui s’est passé à Qousseir, puis au Qalamoune et à Zabadani.
Pourquoi, en effet, changer une équipe qui gagne ?
| BforBORDE. Peut-on, pour autant dire, que le torchon brûle entre Téhéran et Moscou ?
Jacques Borde. Non ! Trois raisons à cela :
Primo, les Russes n’ont que peu de troupes au sol. Leurs rares forces spéciales protègent leurs sites militaires et, en dehors, se limitent, semble-t-il, à quelques illuminations de cibles au sol. Peu ou prou ce que font, de leur côtés, leurs équivalents occidentaux.
Désolé, ça n’est pas avec aussi peu de moyens qu’on gagne une guerre. D’où le besoin du comparse iranien.
Secundo, si l’Al-Jayš al-’Arabī as-Sūrī (AAS)[7] et ses paramilitaires ont repris du poil de la bête, les Syriens savent bien que leur seul et véritable soutien dans la région c’est Téhéran et le Hezbollah.
Ils le savant d’autant plus que Lavrov a eu l’infinie naïveté de le dire : Damas n’est pas un allié pour Moscou. Pour Téhéran, si !
Du coup, passer le témoin aux iraniens, vu de Moscou, est plutôt habile :
Primo, en cas de succès, les Russes seront de par leur soutien aérien et logistique, géostratégiquement, associés à la victoire.
Secundo, si les Iraniens ne parviennent pas à leurs fins, les Russes auront beau jeu de leur faire la morale.
Tertio, vis-à-vis des Occidentaux en général et des Américains en particulier, les Russes n’auront pas être tenus comptables des pertes d’une opération où ils n’ont pas la haute main…
| BforBORDE. Des relations plutôt complexes…
Jacques Borde. Oh que oui. Du coup, les Russes ont trop besoin des Iraniens et du Hezb. À meilleure preuve, lorsque tout le monde n’y met pas du sien, cela se paye très vite sur le terrain. Ainsi, à en croire la pro-britannique OSDH, à l’occasion d’une contre-offensive démarrée le 19 juin 2016, Al-Dawla al Islāmiyya fi al-Irāq wa al-Chām (Daech)[8] aurait réussi à repousser les forces syriennes « hors des frontières administratives de la province de Raqqa (…) Les pro-régimes ont été contraints à revenir dans la province de Hama ».
| BforBORDE. Qu’en déduire ?
Jacques Borde. Que la guerre est une chose complexe et pleine d’incertitudes.
Certains, à Moscou, ont cru que leur place au Conseil de sécurité des Nations-unies – où ils se font régulièrement rouler dans la farine par les Américains, les Britanniques et les Français, voir la dernière trêve d’Alep – et leur puissance aérienne au Levant leur donnait droit à conduire seuls l’attelage. Et,que l’affaire serait réglée en quelques mois ?
Là pas de chance !
Primo, la force de résilience de Daech est colossale.
Secundo, comme l’avait découvert Foch, une guerre de coalition, intégrant des composantes variées est, gardons l’image, un attelage délicat à conduire. Là, les Iraniens ont rappelé aux Russes qu’ils n’étaient pas leurs vassaux et qu’à trop faire cavaliers seuls à Alep : ils le feraient sans les troupes du Hezbollah.
Mais rien n’est acquis, non plus, pour la contra takfirî : à Raqqa l’étau n’est que desserré et les forces iraniennes, dont Téhéran a sensiblement accru l’implication sur le front syrien, sont à même de poursuivre leur effort. En effet, ce n’est plus seulement la Nirouy-é Ghods[9] qui intervient désormais en Syrie, mais également des troupes régulières de l’Artesh[10] , commandées localement par le général Mohsen Ridaii. Le total des forces iraniennes sur le front du djihâd syrien tournerait, selon plusieurs sources concordantes, autour de 80.000 hommes répartis sur les différents théâtres d’opération. À Raqqa, d’ailleurs, l’Al-Jayš al-’Arabī as-Sūrī (AAS) a repris l’offensive.
Mais, aujourd’hui, c’est plus Téhéran que Moscou qui mène le bal. Et du coup, Alep attendra.
| BforBORDE. Et qu’en pense Damas ?
Jacques Borde. Syriens, Iraniens et Libanais (Hezb) savent lire une carte. Les Russes aussi, mais loin des yeux, loin du cœur, ce ne sont pas des villes et des villages russes qui sont menacés physiquement par les hordes takfirî ! Avec une vision plus locale, il n’est pas difficile de comprendre que la priorité devait aller à Deir Ez-Zor, puis, dans son prolongement, à tenir hors des coups la Tripoli libanaise. La vision russe est plus sommaire : protéger les bases aériennes russes et les ports ! Chacun voit midi à sa porte et celle des Russes est plus étroite que celle des Iraniens. Ce sur quoi jouent les Américains, avec l’habileté et la rouerie consommées de leur Secretary of State.
| BforBORDE. Justement, quid des Américains ?
Jacques Borde. Outre le soutien à des groupes affirmant eux-mêmes leurs liens avec Al-Qaïda et que les États-Unis veulent, à n’importe quel prix, associer aux pantalonnades successives de Genève, Washington continue de mettre la pression sur Moscou.
En visite à Oslo, où il rencontrait son homologue iranien Mohammad Javad Zarif, le US Secretary of State, John F. Kerry, prétextant qu’il était « crucial d’instaurer une vraie trêve » en Syrie[11] , où « la cessation des hostilités est fragile et menacée », n’a pas dévié d’un pouce et crié haro sur le baudet russe accusé de tous les maux au Levant.
« La Russie doit comprendre que notre patience n’est pas infinie. En fait, elle est même très limitée quant au fait de savoir si Assad va ou non être mis devant ses responsabilités », a, ainsi, mis en garde Kerry.
Seul bémol Kerry a assuré que les États-Unis sont « prêts à demander des comptes aux (groupes armés) membres de l’opposition (…) qui continuent les combats en violation du cessez-le-feu ».
Armés, équipés et soutenus par qui, devrait s’interroger John F. Kerry, s’il était honnête.
| BforBORDE. Vous parlez de haro sur le baudet russe. Mais pourquoi les Américains agissent-ils ainsi avec les Russes ?
Jacques Borde. Mais parce que :
1- Ça marche, pardi ! Début juin 2016, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï V. Lavrov, avait rapporté que Washington avait demandé à Moscou de ne pas viser des positions tenues par le Jabhat an-Nusrah li-Ahl ach-Chām[12] , « parce qu’il y a une opposition “normale” à côté ».
2- Les Américains n’ont plus comme avant, les moyens de leur politique. Au-delà (comme les Français d’ailleurs) de forces spéciales menant des actions nécessairement limitées, l’administration Obama doit impérativement s’appuyer sur des locaux : ceux du Yekîneyên Parastina Gel (YPG)[13] . Voire des bizarres, genre Jabhat an-Nusrah li-Ahl ach-Chām. Certes, il n’est plus guère possible – sauf par l’entremise de pétromonarques golfique, mais, ces derniers ont, un peu beaucoup, tendance à n’en faire qu’à leur tête, ce qui n’est pas sans poser de problèmes – de soutenir officiellement des gens trop infréquentables. Ce qui l’est, en revanche, c’est de demander aux Russes d’arrêter de leur taper dessus. Soit motu proprio. Soit derrière le paravent de trêves que ces groupes, eux, ne respectent jamais, ce dont les Américains se moquent comme de leur premier Stetson, mais qui allègent la pression militaire au grand profit des ennemis de Damas.
3- Il est aussi important pour les Russes de ne claquer diplomatiquement la porte au nez des Américains. Lire à ce sujet, ce qu’en écrit Nadim Freiha, dans son article : Syrie : Le jeu trouble de Poutine[14] .
| BforBORDE. Mais pourquoi Deir Ez-Zor particulièrement ?
Jacques Borde. Comme toujours pour plusieurs raisons :
1- Comme l’a écrit Caroline Galactéros : « Une reprise de cette large zone vers l’Est couperait largement les liaisons de l’État islamique entre la Syrie et l’Irak et montrerait la capacité de Bachar el-Assad à sortir de la ”Syrie utile” à l’Ouest pour contrôler une partie de l’immensité désertique sunnite, loin des côtes »[15] .
2- Deir Ez-Zor, c’est, aussi, un front où le besoin de la puissance aérienne russe se fait moins sentir qu’à Raqqa ou à Alep. Les appareils de l’Al-Qūwāt al-Jawwīyä al-Arabiya as-Souriya[16] , requinquée par les Russes (rendons à César…), fournissent un appui suffisant.
3- Bis repetitas : le Hezbollah et les Iraniens ont besoin de voir la menace takfirî tenue la plus loin possible du Liban et Tripoli.
Coté syrien, les troupes jetées dans la bataille de Deir Ez-Zor regrouperont, peu ou prou, des éléments tirés des forces suivantes :
– Hezbollah.
– Al-Jayš al-’Arabī as-Sūrī (AAS). Dont les 104ème et 137ème Brigades assiégées dans le chaudron de Deir Ez-Zor.
– Liwāʾ Suqūr aṣ-Saḥrā.
– Al-Jayš ach-Cha’bī[17] .
– Nirouy-é Ghods.
– Artesh. Soit des troupes régulières iraniennes, dont nous ne disposons pas de leur organigramme au Levant.
Donc des moyens importants à même d’emporter la décision et faire sauter ce verrou de la Contra takfirî au Levant. Enfin
Notes
[1] Plusieurs sources concordantes font état de contacts entre Ankara et Damas.
[2] Ou Forces démocratiques syriennes (FDS) en français. [3] Ou ÉIIL pour Émirat islamique en Irak & au Levant. [4] Pour rester courtois. [5] Conseil suprême iranien de la sécurité nationale. [6] Ministre de la Défense de 1997 à 2005 sous le gouvernement de Mohammad Khatami. [7] Armée arabe syrienne. [8] Ou ÉIIL pour Émirat islamique en Irak & au Levant. [9] Force de Jérusalem, une branche à part entière du Sêpah-é Pâsdâran-é Enqelâb-é Eslâmi, en français Corps des Gardiens de la révolution islamique. Force spéciale en charge des opérations extérieures dévolues aux Pâsdâran, commandée par le major-général Qassem Soleimani. Elle dépend exclusivement du Rahbar-é Enqelâb (guide de la révolution), l’Ayatollah Sayyed Ali Hossaini Khâmeneî (et non du président), un peu comme le Kidon du Mossad reçoit ses ordres du seul Premier ministre israélien (la ressemblance s’arrêtant là) ; [10] Armée iranienne. [11] Qui, rappelons-le chaque fois que cela sera nécessaire, n’a d’intérêt que pour l’Ost conduit par Washington. [12] Ou Front pour la victoire du peuple du Levant, ou de manière abrégée Front al-Nosra. [13] Unités de protection du peuple. [14] Sur Tayyar.org (20 janvier 2016). [15] In La course pour Raqqa & le grand échec des Sunnites en Syrie. http://galacteros.over-blog.com/2016/06/la-course-pour-raqqa-et-le-grand-echec-des-sunnites-en-syrie.html. [16] Force aérienne arabe syrienne.[17] Milice de défense populaire, à dominante alaouite.