Voxnr – Les Lansquenets

Jacques Tourneur et le génie du mal à Hollywood

Tourneur est apparemment un cinéaste américain, mais il y a  tellement de traits français ou même européens en lui qu’on le  laissera en France. Renoir filma l’Inde, Ford l’Irlande, Sirk qui  filme le Middle West, les bons païens se déplacent toujours !  Mais Tourneur est très à part. Son film lugubre et berlinois sur  l’Allemagne rasée de l’après-guerre ou la Russie en résistance  (étincelant Gregory Peck) en est une preuve.

Mais le vrai sujet de Tourneur, mort retraité et fauché à Bergerac, c’est la  survie de la magie à travers les âges. Ceux qui n’en parlent pas à  propos de la Féline ne veulent pas voir le film.

On ne comprendra pas, on ne peut plus comprendre au  temps du présent perpétué. Son seul défaut ? l’héroïne ne se  signe pas comme une orthodoxe. Et puis Simone Simon…

Au final Freud qui était beaucoup plus brillant que sa  psychanalyse a su décrire dans son Malaise dans la civilisation le  problème qui tourmente la féline :

Si la civilisation impose d’aussi lourds sacrifices, non seulement à la  sexualité mais encore à l’agressivité, nous comprenons mieux qu’il  soit si difficile à l’homme d’y trouver son bonheur.

Car la marginalité impossible est en définitive ce qui tuera  l’héroïne.

Tourneur a su aussi filmer une autre Amérique que celle des  Wasp consommateurs. On voit les noirs, on voit des métis, on voit  des latinos dans ses films. Comme Français antiraciste il était  peut-être plus sensible à cette présence qui annonçait le devenir  créole du pays-continent qui était peuplé d’indiens, de noirs et de  peaux-rouges avant de l’être de Blancs au mauvais accent  britannique. Ces communautés primitives dégagent toujours une  fantastique égrégore. On a le film sur les zombis, celui sur les  hommes-léopards qui donnent enfin des USA une dimension  magique et ethnique. Il est dommage que cet aspect de son oeuvre  n’ait pas été plus étudié par la profession.

Deux films de Tourneur ont été repris lors de la vague du film  néo-noir, au début des années quatre-vingt. Il y avait la féline bien  sûr (Schraeder avec Nastasia Kinski) et Pendez-moi haut et court,  où le lymphatique Mitchum passe à travers tout un tas de décors  païens – Mexique, filets, montagnes, grands lacs – avant de se  prendre un balle dans le dos au volant d’une voiture. Mais au  moins est-il venu à bout de sa tisseuse de mésaventure, Jane  Greer, la plus affreuse araignée peut-être du cinéma noir d’alors.

Dans la Nuit du démon, tourné en Angleterre, Tourneur réussit un  des plus beaux films d’horreur du monde, un des plus puissants  aussi, puisqu’il monter la marque du démon – et on sait que tout  démon sérieux vit ou réside en Angleterre entre un menhir et une  machine à vapeur ; Karswell le mage noir est joué par un acteur  shakespearien, Niall MacGinnis, et le film produit une bizarre,  une sensationnelle impression de sérieux – comme d’ailleurs le  testament du docteur Cordelier de Renoir, tourné à peu près à la  même époque. On dit que le personnage fut inspiré par le  légendaire et sinistre Alester Crowley, l’inventeur de V de la  victoire de Churchill. Ce mage noir escroc pour certains, génie  pour d’autres était on le sait membre de la Golden Dawn qui à sa  grande époque comprenait des membres aussi prestigieux que  Bram Stoker ou Yeats. Le grand dieu Pan à l’oeuvre, pour parler  comme Arthur Machen – même si en fait le rituel était  d’inspiration cabalistique. Mais on ne fera pas gonfler la tirelire  du néo-paganisme.

Tourneur illustre à sa manière encore ces excellents propos de  Sigmund Freud :

Il semble que nous ayons tous, au cours de notre développement  individuel, traversé une phase correspondant à cet animisme des  primitifs, que chez aucun de nous elle n’ait pris fin sans laisser en  nous des restes et des traces toujours capables de se réveiller, et que  tout ce qui aujourd’hui nous semble étrangement inquiétant  remplisse cette condition de se rattacher à ces restes d’activité  psychique animiste et de les inciter à se manifester.

Tourneur est un génie insaisissable du cinéma ; on ne peut dire en  effet que ses oeuvres constituent une oeuvre ; au contraire chaque  oeuvre constitue en soi une oeuvre. Mais il semble avoir mieux  compris que les autres le caractère frustrant de la modernité : et  ce besoin de plonger ailleurs pour retrouver de l’ancien, du  nouveau.

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