Accueil FOCUS Analyses AKP : 1, TSK : 0. Lorsque la Nuit des Longs yatagans lamine le kémalisme

AKP : 1, TSK : 0. Lorsque la Nuit des Longs yatagans lamine le kémalisme

Le président turc, Reccep Tayyip Erdoğan, contrairement à ses rivaux politiques, plus Bisünürs[3] qu’Ataturk, est assurément un homme d’État. Son contrôle (à partir de quand ?) du vrai-faux Golpe[4] du week-end est-il annonciateur de la fin du kémalisme ou de son propre pouvoir ? À voir…

| Q. Dites-moi, il a la peau dure Erdoğan ?

Jacques Borde. Indépendamment des doutes que l’on peut nourrir sur la nature du putsch, oui, c’est le moins qu’on puisse dire.

Comme l’a noté note estimé confrère de l’Orient-le Jour (http://www.lorientlejour.com/) Raziye Akkoc, Erdoğan « a surmonté des manifestations antigouvernementales qui ont duré des mois en 2013. Il a échappé aux flammes qui ont emporté certains de ses ministres lors d’un scandale de corruption de la fin 2013, qui a touché son cercle intime. Et  Erdoğan a survécu à un coup d’État militaire – un exploit dont beaucoup de ses prédécesseurs renversés par des coups d’État ne peuvent se vanter ».

Q. Et pourquoi le coup a échoué ?

Jacques Borde. Techniquement, pour plusieurs raisons. À l’évidence, ce qui s’apparente davantage à une mutinerie qu’à un golpe a proprement parler, n’était pas le fait de de gens suffisamment organisés. Ni, si simple mutins, suffisamment dangereux.

À en croire je directeur du Ekonomi ve Dış Politika Araştırmalar Merkezi (EDAM)[5]cité par l’AFP, Sinan Ulgen, à la différence des précédents coups, et la liste est longue sur les rives du Bosphore, « Cela a dépassé la chaîne de commandement : un groupe assez réduit au sein de l’armée, qui a même pris en otage » le chef d’état-major de la TSK, le général Hulusi Akar.

Une manière de faire typique d’une mutinerie. Selon Sinan Ulgen, « Ce n’était pas une opération organisée par l’armée, et on l’a bien vu. Sans le soutien total de l’armée, ils ont manqué d’hommes et de compétences ».

C’est le moins qu’on puisse dire…

| Q. Rejoignez-vous la liste de ceux qui vont jusqu’à remettre en cause l’idée même de coup d’État ?

Jacques Borde. À ce stade, je me pose effectivement beaucoup de questions. Et pour reprendre Eber Addad, très présent sur le sujet sur Facebook, je partage largement ses doutes. Oui, « Il n’est pas impossible, très probable même, que le « coup d’état » turc soit plutôt un « coup-monté » par Erdoğan et sa clique pour pouvoir mettre le pays entièrement sous sa coupe en finissant de décapiter l’armée, ce qu’il avait déjà commencé à faire grâce à l’aide de l’Union Européenne au début, et réunir tous les pouvoirs entre ses mains. Ça a l’air d’être un tel travail d’amateurs que ça ne semble pas digne de l’armée turque, une arme très professionnelle et trop bien organisée pour agir ainsi comme des débutants. Je suis presque sûr que c’est un « false-flag » avec la complicité d’Obama. Ça lui permet de faire d’une pierre deux coups, mettre l’armée au pas et discréditer son opposant plus islamiste encore que lui, Fethullah Gülen, très populaire en Turquie, en exil aux États-Unis, et qui lui porte de plus en plus ombrage ».

En fait, le seul point où, pour l’instant, je ne suis pas complètement Eber Addad dans son approche, c’est dans la complicité qu’il établit entre Barack H. Obama et Reccep Tayyip Erdoğan en cette affaire. Américains et Turcs ne nous montrant guère qu’ils sont sur la même longueur d’onde. Mais qui sait…

| Q. Et pour le reste ?

Jacques Borde. À ce stade, je n’en suis pas encore persuadé, mais je peux me tromper. En l’Orient compliqué tout est possible : y compris les fausses brouilles. Pour le reste, je m’interroge et refuse d’acheter golpe en poche, si je puis dire. D’autant que ce qui s’est passé sent l’approximation et la manipulation à plein nez.

En effet, quelque part, dixit Eber Addad, « Ce « coup-monté » maquillé en « coup-d’état » qui a eu lieu en Turquie a été d’une telle brièveté que ça ne pouvait qu’être au mieux qu’un mini-putsch et, ça apparaît de plus en plus, comme quelque chose d’orchestré par Erdoğan et sa clique. Le partisans islamistes d’Erdoğan en ont profité pour se livrer à leur sport favori, la décapitation des prisonniers putschistes. Je ne doute plus que ces putschistes dont certains se sont réfugiés en Grèce aient été manipulés pour permettre à Erdoğan de parachever sa mainmise totale sur la Turquie en supprimant ce qui restait de presse d’opposition et en muselant encore plus les partis qui lui sont opposés, sur sa gauche et sur sa droite. Les partisans de Fathallah Güllen vont se faire plus discrets et vont même tenter de se faire oublier ».

Is fecit cui prodest, peut-on se demander car, oui :

Le pouvoir AKP, a déjà annoncé avoir renvoyé 2.745 juges, placé en détention (sur quel motifs ?) une grosse dizaine de membres du Danıştay[6], et 2.800 membres des forces armées turques ont été arrêtés.

Dans le détail, d’après NTV, 34 généraux ont été arrêtés. Et que du beau linge :

Erdal Ozturk, le patron de la IIIe armée, Adem Huduti, celui de la IIe armée. Tôt dimanche, dans la ville de Denizli (ouest), le commandant de la garnison, Ozhan Ozbakir, a été arrêté avec 51 soldats[7]. Et sur la İncirlik Hava Üssü (IAU)[8], Bekir Ercan Van, (ainsi qu’une douzaine d’officiers) a été arrêté.

Et pour faire bon poids bonne mesure la Police (d’Istanbul) a donné l’ordre de « tirer à vue » sur tout soldat en uniforme qui ne se trouverait pas sur son lieu de travail.

À lire quelques signes, quelque part, nous prévient Eber Addad « La Turquie devient maintenant une vraie dictature. Erdoğan préfère cela à rentrer dans l’UE dans laquelle il n’aurait plus les coudées franches et comme il pense, peut-être pas à tort, que les jours de l’Union Européenne sont comptés et qu’il peut, malgré tout et en attendant, bénéficier des accords commerciaux qui suppriment les droits de douane sans avoir à payer un prix politique, c’est gagnant-gagnant pour lui. Enfin, je ne serais pas étonné que les avions US qui stationnent depuis peu dans la base d’Incirlik, dans le Sud de la Turquie, sous prétexte de bombarder Daech, aient participé de près ou de loin à cette mascarade. Obama reste un des meilleurs amis d’Erdoğan ».

| Q. Doit-on parler de putsch d’opérette ?

Jacques Borde. Oui, nous n’en sommes pas loin. Et, là, Eber Addad a raison lorsqu’il écrit qu’il « ne pense pas qu’un « quarteron de colonels » pour paraphraser De Gaulle aurait pris un risque pareil s’il n’avait pas reçu des (fausses) assurances. Du travail d’amateur comme on en a jamais vu sauf peut être en Afrique. Pas d’interruption de la télé et des radios, ni des réseaux sociaux, pas de mis aux arrêts du président, pas de général ou de responsable qui fait le moindre discours d’explication pour galvaniser des sympathisants… ».

Et si c’est un coup d’État, pour ceux qui ont mon âge et quelques souvenirs, nous sommes plus chez le Prince Borghese – l’homme qui constitua et commanda la Decima Mas[8], unité d’élite de nageurs de combat italiens – que chez Augusto Pinochet Ugarte.

Citons une dernière fois Eber Addad : « A contrario c’est Erdoğan qui a accès aux ondes et qui tweet pour faire descendre les gens dans la rue. Pas d’encerclement du parlement ou de prise de possession du palais présidentiel… ».

Quant au coup de Borghese, allez plutôt télécharger le truculent Vogliamo i colonnelli, la comédie de Mario Monicelli présentée au 26ème Festival de Cannes, inspiré du Golpe du Prince Junio Valerio Borghese. Dans Nous voulons les colonels, le député néo-fasciste incarné par Ugo Tognazzi est nommé Tritoni (triton), une allusion transparente à l’ex-homme grenouille que fut Borghese.

| Q. Donc, vous n’y croyez guère ? Au coup d’État je veux dire…

Jacques Borde. Drôle de coup d’État, en vérité. Mais je ne suis pas le seul à me montrer circonspect. Abordant lui aussi le sujet le Pr. Samim Akgönül, nous rappelle que « La Turquie est un pays qui a l’habitude des coups d’État militaires. Il y en a eu plusieurs, directs et indirects, dans son histoire contemporaine. Or là, il y a plusieurs anomalies qui font penser qu’en réalité, c’est plus une tentative de mutinerie très maladroite, mal préparée, essayant d’utiliser des moyens d’un autre temps »[10].

C’est tout le savoir-faire d’homme d’État de Reccep Tayyip Erdoğan qui a fait de cette mutinerie mal foutue un golpe pur jus.

À ce qu’en sait le Pr. Samim Akgönül, « Il semblerait, d’après les informations actuelles, qu’il s’agit de gradés intermédiaires (on ne sait pas vraiment qui), à la tête de pauvres soldats qui ne sont au courant de rien, qui ont tenté de prendre le contrôle d’un certain nombre de lieux plus ou moins symboliques : les ponts d’Istanbul, l’aéroport Atatürk, le Parlement vide, le siège de la télévision publique… En réalité, dès le départ, ce mouvement n’avait aucune chance de réussir. Tout ceci est très étrange. Le mouvement a eu lieu en prime time, à 22h30. Pas un putsch dans le monde, ni en Turquie n’a lieu à 22h30, lors d’une soirée estivale. Les putschs ont lieu en pleine nuit, à 4 heures du matin, par exemple. C’est la règle principale du putschiste. Essayer de prendre le contrôle du pays à 22h30 n’est pas possible »[11].

Or, il n’y a visiblement pas eu sérieusement de prise de contrôle de quoi que ce soit : le parlement était vide et la principale cible de tout golpe qui se respecte : le président, le redoutable Reccep Tayyip Erdoğan, n’était même pas en ville…

| Q. Le grand gagnant de l’affaire, c’est donc Erdoğan ?.

Jacques Borde. Pour l’instant, oui. De toute évidence, Erdoğan sort passablement renforcé de la lice, sans rien devant lui.

Le plus étonnant est la rapidité de la riposte du pouvoir AKP ! Du jamais vu. Is fecit cui prodest, pourraient nous dire les plus soupçonneux

Q. Et, comment cela va-t-il se traduire ?

Jacques Borde. Si tout se passe comme l’entend le régime national-religieux, Erdoğan va tout verrouiller. Comme le dit le Pr. Samim Akgönül, « …Erdoğan a un boulevard pour instaurer le régime présidentiel autoritaire islamiste qu’il appelle de tous ses vœux. Le changement de régime a déjà eu lieu : nous sommes passés à un régime présidentiel. Mais la Constitution reste l’ancienne Constitution. Maintenant, il a les coudées franches »[12].

| Q. Et, rien qui puisse laisser penser à un coup constitutionnel d’Erdoğan et des siens ?

Jacques Borde. Des soupçons, oui, des preuves formelles, non.

Erdoğan a limogé, il y a peu, son Premier ministre pour mettre à sa place Binali Yildirim, considéré par beaucoup comme une marionnette. Pour la suite, « Il y aura certainement un changement constitutionnel pour installer un régime dans lequel il n’y aura aucun équilibre ni aucun contrôle des pouvoirs »[13]a averti le Pr. Akgönül.

Ce qui est sûr, ce que tout était prêt et dans les cartons, voir même dans le parapheur avec la main sur le stylo pour certains membres de l’administration Erdoğan. Selon toute vraisemblance, Erdoğan & co. savaient ce qui allait se passer (la mutinerie). Intelligemment, ils ont laissé faire et réagi au quart de tour, sans états d’âme. Ce qu’a confirmé, à sa manière, le ministre turc de la Justice, Bekir Bozdag, déclarant que « Le grand ménage continue en ce moment. Il y a environ 6.000 personnes en garde à vue. (Ce nombre) va dépasser 6.000 »[14].

Gouverner, c’est prévoir et agir en conséquence. À Ankara, visiblement, on sait. À Paris toujours pas. Or, comme l’a si bien dit Deborah Harros Goldman sur sa page Facebook, « La liberté commence, là ou s’arrête le terrorisme ! ».

Notes

[1] Türk Silahli Kuvvetleri (TSK, armée de terre turque).

[2] Adalet ve Kalkınma Partisi (AKP,Parti de la justice & du développement).

[3] Néologisme de l’auteur, comme quoi il est parfois difficile de contrôler sa plume…

[4] Ou inversement,peu importe.

[5] Ou Centre for Economics & Foreign Policy Studies.

[6] Conseil d’État. 38 autres étant… recherchés.

[7] Anadolu (17 juillet 2016).

[8] Base aérienne d’Incirlik. Code IATA: UAB, code ICAO : LTAG. Utilisée par l’a-coalition étasunienne pour ses raids contre les djihâdistes takfirî en Syrie.

[9] Xe Flottiglia MAS ou Decima MAS. Elle fut l’une des unités précurseurs en ce domaine. Son nom signifie Dixième flottille MAS (MAS du latin Memento audere semper : souviens-toi d’oser toujours.

[10] http://www.francetvinfo.fr/monde/turquie/tentative-de-coup-d-etat-en-turquie/putsch-avorte-en-turquie-erdogan-sort-de-cette-nuit-tres-renforce-sans-aucune-barriere-devant-lui_1549927.html.

[11] http://www.francetvinfo.fr/monde/turquie/tentative-de-coup-d-etat-en-turquie/putsch-avorte-en-turquie-erdogan-sort-de-cette-nuit-tres-renforce-sans-aucune-barriere-devant-lui_1549927.html.

[12] http://www.francetvinfo.fr/monde/turquie/tentative-de-coup-d-etat-en-turquie/putsch-avorte-en-turquie-erdogan-sort-de-cette-nuit-tres-renforce-sans-aucune-barriere-devant-lui_1549927.html.

[13] http://www.francetvinfo.fr/monde/turquie/tentative-de-coup-d-etat-en-turquie/putsch-avorte-en-turquie-erdogan-sort-de-cette-nuit-tres-renforce-sans-aucune-barriere-devant-lui_1549927.html.

[7] Anadolu (17 juillet 2016).

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