L’irruption de Moscou aux côtés de Damas, comme acteur du grand jeu au Levant, nous a été vendue comme une donne géostratégique majeure ! & si, somme toute, nous en étions loin ? La difficulté des Russes – en dépit de leurs relations totems tant avec Jérusalem que Damas – à : 1/ anticiper & à juguler la récente montée aux extrêmes entre Syriens & Israéliens ; 2/ refréner les ardeurs turques au nord de la Syrie ; 3/ assurer, comme promis, au partenaire géostratégique syrien un minimum de couverture aérienne face aux ambitions des autres parties en lice au grand jeu, semble démontrer, qu’au bout du bout, la Russie reste, le (relativement parlant) petit joueur qu’avait marqué à la culotte Kennedy lors de l’Affaire de Cuba. 2ème partie.
| Q. Qu’appelez-vous la « tactique du Sapin de Noël » ?
Jacques Borde. Le Sapin de Noël1 c’est le S-400. Le mirifique missile de défense, voire de suprématie aérienne, qui, associé au tout aussi fantasmatique système de brouillage Krasuha-4, est supposé être un bouclier capable de « faire tomber les Tomahawk comme des mouches » et, techniquement, de brouiller les équipements des aviations de l’OTAN équipées des dispositifs TRCM et DIMAC. Et, probablement de guérir de la lèpre, de la varicelle et de vous donner le tiercé dans l’ordre…
| Q. Et, ça n’est pas le cas ?
Jacques Borde. Bien sûr que non. L’égide russe, sorte de couverture mitée, n’a jamais empêché qui que ce soit de mener ses raids en Syrie : coalition, Türk Hava Kuvvetleri (THK)2, US Air Force, Heyl Ha’Avir. La Syrie, désolé de le dire, c’est open bar pour les aviations de combat du monde qui y trouvent leur compte…
| Q. Encore, une fois vous exagérez ?
Jacques Borde. Non, pas du tout. En un peu plus d’une semaine, nous avons eu ad minimo, tenez-vous bien :
- Deux raids de la coalition, dont un valant aux Occidentaux que nous sommes l’imputation infamante de crime de guerre de la part du ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï V. Lavrov. Assez vrai quant au fod, mais rien au-delà de cette énième tartarinade diplomatique moscovite.
- Deux raids massifs israéliens, dont celui qui a vu la perte d’un F-16I Soufa.
- Toute une série de frappes dues aux F-16C/D Block 50+ de la Türk Hava Kuvvetleri (THK).
Sans parler de tout ce que nous ne savons pas !
Mais, si, au vu des résultats, les Russes n’ont jamais fait mine, semble-t-il3, d’illuminer de cible aérienne, ni de brouiller qui que ce soit, ils ont tout de même contribué à la refonte (partielle) de la Défense antiaérienne syrienne, tout en allant refiler aux Israéliens un panel de données à ce sujet.
En fait, les Russes tout en (re)venant jouer dans la cour des grands, n’ont jamais eu pour intention de s’engager réellement aux côté de leur obligé syrien. Répétons, à ce stade que Sergueï V. Lavrov a toujours dit et répété que Damas était un simple partenaire mais que Moscou n’était pas pour autant l’allié de Damas.
| Q. Des relations difficiles ?
Jacques Borde. On peut dire ça comme ça. Biaisées même, si vous voulez le fond de ma pensée.
L’engagement russe en Syrie, c’est un peu l’histoire de la donzelle qui se dit à moitié enceinte. Sauf qu’être à moitié en guerre ou à moitié allié (ou partenaire) est un jeu maladroit qui :
1- trouve vite ses limites.
2- n’impressionne, faute de moyens, pas grand-monde.
Mais, derrière les faits et gestes de Lavrov ou de Vladimir V. Poutine, est-ce d’ailleurs le but du Kremlin ?
| Q. Que voulez-vous dire par là ?
Jacques Borde. Que, tout simplement, les Russes défendent ce qu’ils pensent être leurs intérêts. Et que ces intérêts sont partagés.
| Q. Partagés dans quel sens ?
Jacques Borde. Pas dans celui que vous croyez ! La Russie n’a jamais été dans une relation hostile4 il s’entend, que ce soit de jure ou de facto, avec Israël. Elle fut même la première des grandes puissances à reconnaître l’État hébreu en 1948 ! Au-delà :
1- si la Russie fut l’important pourvoyeur d’armes des pays arabes que l’on a connu, il est à rappeler que c’est bien un pays membre des futurs COMECON5 et Pacte de Varsovie, la Tchécoslovaquie, qui fut l’un des plus gros fournisseur d’armes à l’État hébreu en gestation. À l’insu de Moscou ? Qui ira croire une telle fable ?
2- aujourd’hui, il n’existe pas de contentieux entre Moscou et Jérusalem. La page de l’épisode martial de l’Ossétie du Sud, une simple erreur de parcours, a été très vite refermée. La 2ème guerre d’Ossétie du Sud qui a opposé en août 2008 la Géorgie à sa province séparatiste d’Ossétie du Sud et à la Russie vit effectivement Russes et Israéliens s’interpeller sur la propagation et l’utilisation d’armements israéliens côté géorgien. Mais guère plus.
2- depuis l’affaire ossète, les échanges (Renseignements, militaires et diplomatiques) sont réguliers et permanents entre les deux. Sans parler des apartés réguliers entre Binyamin Nétanyahu et Vladimir V. Poutine, au cours desquels on peut supposer qu’ils n’y parlent pas que de la pluie et du beau temps. D’après le Debkafile, site (dit) proche des milieux du Renseignement militaire israélien, « … au plus fort des frappes israéliennes contre le sol syrien et de la cinglante riposte de la DCA syrienne, Nétanyahu a contacté en urgence les présidents russe et syrien, car il a bien compris à quel point l’escalade des tensions risquait de devenir incontrôlable ».
3- surtout, il existe une importante communauté russe en Israël. Et pas seulement des Olim pur jus de confession mosaïque. De mémoire, lors de la première administration Nétanyahu, sa ministre aux affaires diasporiques (dont le nom m’échappe) estimait alors le pourcentage des arrivants russes réellement juifs à à peine 27%. Chiffres à vérifier.
4- a contrario, il n’existe aucune communauté russe de cette importance que ce soit en Syrie ou en Iran.
5- bémol au point 4, comme rien n’est simple en l’Orient compliqué, il existe de fortes communautés chrétiennes orthodoxes au Levant.
Autrement dit, en 2018, si Damas n’est (dixit Lavrov) qu’un partenaire dans la tension dialectique russe avec Washington et son envahissante coalition, sa relation est sans doute plus profonde avec Israël. Davantage que les apparences géopolitiques le laissent croire, en tout cas.
| Q. Mais, alors à quoi sert l’engagement russe en Syrie ?
Jacques Borde. À plusieurs choses. D’abord à faire que ce les Russes peuvent accomplir avec les cartes qu’ils ont en mains. Le problème de leur bluff en directions des autres acteurs du grand jeu, à l’aide du S-400 – agité comme outil de dissuasion et seulement ça – n’a pas pris.
Ensuite, à tout prendre, c’est un bon endroit, voire le meilleur possible, pour poursuivre (ou reprendre) la tension dialectique avec l’hêgêmon étasunien.
1- c’est en Syrie que se trouve quelques-unes des trop rares assets russes hors de ses frontières. La Russie économiquement parlant n’est pas l’Amérique. Donc, on se défie là où Moscou a les moyens matériels de le faire.
2- c’est une zone d’échanges (virils) où Américains et Russes disposent, directement ou indirectement, de proxies tenaces, aguerris et tout à fait disponibles.
3- ces proxies sont absolument nécessaires. Jamais Moscou n’a eu l’intention d’affronter pour de vrai son adversaire/partenaire étasunien. Sans eux rien n’est possible.
Ensuite, comme la France pour le Rafale (ou le Leclerc), Moscou a besoin du label combat proven de plus en plus demandé pour vendre ses matériels.
À ce titre, l’engagement sur le terrain syrien de ses Sukhoï Su-34 Fullback et Su-35 est essentiel. Rappelons qu’il est demandé au Su-35 de poursuivre la success story des Su-30MKI, MKK et SM. Plusieurs centaines d’exemplaires vendus. Autre chose que le Rafale, soit dit en passant…
| Q. Lorsque vous parlez de limites. Vous voulez dire celles de Moscou ?
Jacques Borde. Non, celles de tout le monde !
La guerre contre la terreur takfirî c’est strictement la même chose : tout le monde la fait avec componction, retenue, arrière-pensées et jeux de l’ombre. Voir le nôtre avec Jabhat an-Nusrah li-Ahl ach-Chām6 faisant du si « bon boulot »7.
Le problème, c’est qu’à côtés des guerres qui n’en sont pas des uns et des autres, on a un peu oublié les deux vraies guerres qui se jouent dans cette partie du Levant :
1- la Guerre que Damas mène (avec son seul vrai allié l’Iran) contre Al-Dawla al-Islāmiyya fi al-Irāq wa al-Chām (DA’ECH)8, an-Nusrah, le désormais Jamā’at Anṣār al-Furqān in Bilād as-Chām (JAFBS)9, etc. !
2- la Guerre que Jérusalem mène tout autant, entouré de pays qui, à l’exception du Caire et d’Amman, n’ont jamais eu l’audace de traiter avec leur voisin. Israël reste de jure en état de guerre (ou de non paix) avec la plupart de ses voisins.
Terminons en disant que si l’Occident, sensible à l’or golfique, ne s’était pas échiné à vouloir faire tomber le pouvoir sis à Damas, la première des deux serait sans doute terminée depuis longtemps.
Or, Damas, et ça n’est pas offense que de le dire, n’est pas une grande puissance, il lui fallait bien pour tenir se trouver alliances et protections. Comme disent les Anglo-saxons, beggars are not choosers. Souvenons-nous d’Allende qui, rejeté par les Européens (y compris les Espagnols), dut, face à Washington et aux dents longues de ses multinationales, faire le choix de Moscou et La Havane. Il paiera de sa vie cet abandon sous les roquettes des Hawker Hunter de la Fuerza Aérea de Chile (FACh)10, assiégé au Palais de la Moneda.
| Q. Mais, si nous prenons comme point de départ l’affaire du drone made in Iran, ne peut-on pas dire que les Israéliens ont sur-réagi ?
Jacques Borde. Oui et non.
Oui, à l’aune du laxisme occidental vis-à-vis de ses ennemis. À commencer par le terrorisme takfirî.
Non, lorsqu’on connaît Jérusalem et ses quatre lignes rouges. Effectivement, militairement parlant, Tsahal a réagi avec une extrême brutalité. Mais, au-delà du fait que les Israéliens n’ont pas pour habitude de répondre à qui que ce soit avec beaucoup d’égards, il s’agit de replacer la dernière geste militaire hiérosolymitaine dans le contexte et le moment.
Chronologiquement :
1- l’appareil israélien a été abattu près de trois semaines après le début de l’Operasyonu Perde Arkasi 11 qui se déroule actuellement dans le nord de la Syrie.
2- il y a une semaine, c’est un Su-25 Frogfoot russe qui a été abattu à l’est de la province d’Idlib.
Compte tenu du temps qui sépare ces deux événements, les deux incidents sont bien en rapport avec les dernières évolutions en Syrie, après les opérations turques à Afrin ainsi que les échanges en coulisses entre les parties concernant ces opérations. Lourde ambiance, reconnaissons-le
Par ailleurs, c’est la première fois depuis la Guerre des Six Jours qu’un appareil israélien est abattu par les forces syriennes.
On est donc aussi en droit de se demander s’il s’agit d’un message adressé par le binôme Téhéran-Damas aux troupes turques et américaines pour qu’elles comprennent la détermination perse et quittent au plus vite le sol syrien. Peu probable selon moi, mais je peux me tromper.
Quant à l’aspect purement israélo-syrien de l’affaire, plusieurs éléments sont à prendre en compte :
1- une intrusion armée (et un drone de reconnaissance est un outil militaire) est, vu de Jérusalem, une ligne rouge appelant une riposte immédiate et implacable.
2- les drones peuvent aussi armés. Et les Iraniens ont beaucoup progressé dans de domaine. Comme le démontre le fait que la ligne de production du drone Mohajer-6 a été lancée, le 5 février 2018, en présence du ministre iranien de la Défense, le brigadier-général Amir Hatami. À rappeler que le drone Mohajer-6 est équipé de la bombe intelligente à haute précision Qaëm.
3- les intrusions aériennes israéliennes sont tout sauf une nouveauté dans l’usage de la force par Tsahal vis-à-vis de ses voisins libanais et syrien.
4- ce fait est parfaitement connu de ses adversaires.
5- le côté héraldique (voir plus haut) des frappes aéroportées israéliennes vis-à-vis de Damas et Téhéran est évidemment à prendre en compte. Dans une période où à peu près tout le monde tapisse de bombes la Syrie, les Israéliens ont, peut-être mis la barre un peu haut dans leurs frappes de manière à être entendus de leurs ennemis du nord.
À engager davantage d’appareils, ils ont de facto pris davantage de risques.
Une manière de dire que l’actuelle tension est largement tributaire de la via factis entretenue par la coalition (dont la France) dans cette partie du Levant.
Notes
1 Ça brille, c’est joli, mais, in fine, ça ne sert à rien. Ou presque…
2 Armée de l’air turque.
3 Autre hypothèse : l’inefficacité de leurs systèmes d’armes.
4 Au sens polémologique du terme.
5 Ou Conseil d’assistance économique mutuelle ou Conseil d’aide économique mutuelle (CAEM, également désigné par l’acronyme anglais Comecon, en russe СЭВ), organisme d’entraide économique entre différents pays communistes. Créé par Staline en 1949 en réponse au Plan Marshall de1947, il s’est dissous avec la chute du bloc soviétique le 28 juin 1991, à la fin de la Guerre froide.
6 Ou Front pour la victoire du peuple du Levant, ou de manière abrégée Front al-Nosra.
7 Dixit Laurent Fabius, alors chef (sic) de notre diplomatie.
8 Ou ÉIIL pour Émirat islamique en Irak & au Levant.
9 Ou Groupe des Partisans du discernement au pays du Levant, la branche d’Al-Qaïda en Syrie. Très théoriquement placée sous l’autorité de Hamza Bin-Lāden, le fils cadet du fondateur du Al-Jabhah al-Islamiyah al-Alamiyah li-Qital al-Yahud wal-Salibiyyin, feu Oussāma Bin-Mohammed Bin-Awad Bin-Lāden.
10 Armée de l’air chilienne.
11 Opération Rameau d’Olivier.