Voxnr – Emprise

Apartés turcs & kurdes en Syrie ! Aléas ou bombes à retardement ?

En l’Orient compliqué, il n’est jamais très futé d’ouvrir les boites de Pandores qui traînent ça & là. À notre jeu occidentalo-centré en Syrie (où personne, à parts nos hybris maladives & incontrôlées, ne nous a convié), les niaiseux que nous sommes en ont renversé quelques-unes sans mesurer les conséquences de nos gestes : la boite turque & la boite kurde, pour bien les nommer. Si le Rojava (Kurdistan irakien) semble jouer la carte US pour (enfin) exister, ses ambitions se heurtent à la sévère vigilance du faiseur de pluie du Bosphore, l’irascible (mais redoutable car intelligent) Reccep Tayyip Erdoğan. Pêle-mêle, quelques réflexions sur les apartés turcs & kurdes en Syrie…

| Q. N’a-t-on pas été un peu trop conciliant avec Erdoğan lors de son passage à Paris ?

Jacques Borde. (Sourire) Il faut savoir ce que l’on veut. Pour atypique qu’il soit, le président turc, Reccep Tayyip Erdoğan, est aussi un bon client. Et, le client a toujours raison, même s’il morigène quelque peu nos journalistes !

Outre la commande (attendu) de missiles antimissiles EUROSAM (version SAMP/T), Turkish Airlines vient de s’engager sur 20 long-courriers Airbus A350-900 fermes auxquels s’ajoutent cinq options. À rappeler que Turkish Airlines est déjà un gros client d’Airbus avec d’ores et déjà 92 Airbus A321neo en commande et 100 A319/A320/A321neo en parc.

| Q. Et les Kurdes ? Que pensez-vous de la controverse lancée par ces avocats de proches de djihâdistes (plus ou moins?) français capturés par les Kurdes en Syrie qui ont annoncé le dépôt d’une plainte contre les autorités françaises pour « détention arbitraire » et « abus d’autorité » ?

Jacques Borde. Que la France est, là, victime de ses approximations, voire de ses forgeries, à propos de la Syrie.

Comme le notent les avocats1 en charge des dossiers, « Le Kurdistan syrien n’ayant aucune existence légale et ne disposant par là même d’aucune institution souveraine, ces femmes et ces enfants sont tous détenus sans droit ni titre ».

Pour la forme, je vous rappelle que les Hêzên Sûriya Demokratîk (HSD)2, ainsi que leurs milices-liges du Yekîneyên Parastina Gel (YPG)3, pour méritoires qu’ils soient face aux Soldats du califat, ne sont effectivement pas les force régulières d’un État de droit, mais de simples paramilitaires. À ce stade d’incommensurable niaiserie géopolitique, nous n’avons à nous en prendre qu’à nous-mêmes, aveuglés que nous sommes par le romantisme à deux balles qu’une certaine intelligentsia nourrit depuis toujours à l’endroit du Rojava4 kurde.

| Q. Comment cela ?

Jacques Borde. Il y a, d’abord, l’aspect du droit, un peu glissé sous le tapis du salon. Or, faire juger des Français sur place par le Rojava violerait d’entrée :

1- le Traité franco-syrien, toujours en vigueur, qui reconnaît les juridictions de la République arabe syrienne (RAS) comme seules légitimes sur le territoire syrien.
2- l’article 6 de la Convention européenne des Droits de l’Homme & de sauvegarde des libertés fondamentales qui stipule que pour que la justice soit équitable, il faut notamment un tribunal établi par la loi et une décision qui soit exécutoire.
3- l’article 7 de la Convention européenne qui pose le principe selon lequel on ne peut prononcer de peine sans loi (Nullum crimen, nulla poena sine lege). Or, il n’existe pas de Code pénal kurde ou rojanais, appelez comme vous voulez.
4- l’article 55 de la Constitution française qui stipule que les traités bilatéraux régulièrement appliqués par les autres parties signataires s’imposent toujours à la France, ce qui est le cas des traités franco-syriens.
5- l’article 68 de la Constitution qui pose la responsabilité pénale des membres du gouvernement et celle du chef de l’État pour tout « manquement à ses devoirs manifestement incompatibles avec l’exercice de son mandat ».

Donc, comme l’a dit Arnaud Lacheret, sur Facebook, « Compte-tenu de ma situation je ne vais évidemment émettre qu’un avis purement juridique. Je suis entièrement d’accord avec les avocats de ces familles qui contestent leur enfermement par les autorités d’un État non souverain et n’ayant pas d’existence reconnue (le Kurdistan syrien). L’inaction de la France est inacceptable en effet ».

On rappellera, à ce stade, l‘article 432-5 du Code pénal, qui définit que « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ayant eu connaissance, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions ou de sa mission, d’une privation de liberté illégale, de s’abstenir volontairement soit d’y mettre fin si elle en a le pouvoir, soit, dans le cas contraire, de provoquer l’intervention d’une autorité compétente, est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45.000 euros d’amende ».

| Q. Mais que faire, alors ?

Jacques Borde. Comme disait de Gaulle : aller à l’Orient compliqué avec des idées simples ! Ou comme le dit Arnaud Lacheret : « Les autorités françaises devraient organiser la remise de ces personnes entre les mains des autorités de l’État ayant officiellement souveraineté sur le Kurdistan syrien : la République Arabe Syrienne qui les traitera conformément au droit du pays où elles auraient commis des crimes ».

| Q. À propos de la nouvelle force de sécurité pro-US qui devait se déployer en Syrie, où en est-on au juste ?

Jacques Borde. La Syrian Border Security Force (SBS)5 vous voulez dire. L’affaire pourrait se dégonfler assez vite, en fait. En partie invalidée par la libération de la Ghouta qui est en bonne voix.

D’un côté, nous avons le US Secretary of State, Rex W. Tillerson, qui multiplie ses déclarations tournant autour de la nécessité de rester en Syrie et d’y faire pièce à la menace représentée par l’Arc chî’îte.

Tillerson arguant qu’un désengagement US fournirait à l’Iran « une occasion en or de renforcer encore davantage ses positions en Syrie ». Or, « Nous devons nous assurer que la résolution de ce conflit ne permette pas à l’Iran de se rapprocher de son grand objectif, le contrôle de la région ».

De l’autre, selon nos confrères turcs du Daily Sabah, le Pentagone semble lever le pied démentant les informations sur la mise en place de sa SBS devant se positionner aux frontières syriennes avec la Turquie, l’Irak et l’Euphrate, affirmant que « Washington préfère se concentrer sur l’entraînement des forces locales pour empêcher un regroupement potentiel de DA’ECH ». Et de souligner que « les États-Unis ne cherchent pas à créer une nouvelle armée ou un corps de gardes-frontières ».

| Q. Pourquoi de telles divergences ?

Jacques Borde. Parce que les Américains, l’œil rivé sur Téhéran, en ont oublié un peu vite l’acteur turc du Grand jeu au Levant.

Or, dès le 16 janvier 2018, la Türk Silahli Kuvvetleri (TSK)6 réagissait aux intentions affichées par Washington :

1- en projetant une colonne (dont 20 blindés M60A2/A3 apparemment) à la frontière syrienne.
2- en mettant ses troupes déployées à proximité de la région d’Afrine en état d’alerte.

En fait, Ankara se préparait pour une projection de ses forces dans la région d’Afrine.

Depuis les troupes turques n’ont pas quitté le Saillant d’Afrin. Bien au contraire…

| Q. Pourquoi une telle réactivité de la part des Turcs ?

Jacques Borde. Parce que la région évoquée par les Américains pour y déployer sa SBS se trouve justement dans cette partie du Nord-est syrien encore sous contrôle des Hêzên Sûriya Demokratîk (HSD).

Et, que dans le cadre de leur composante frontalière, les Américains pensaient très très fort à refiler le bébé aux Yekîneyên Parastina Gel (YPG). Qui, ont, pour partie, cédé une partie de leurs gains territoriaux à Al-Dawla al-Islāmiyya fi al-Irāq wa al-Chām (ISIS/DA’ECH)7.

Or, peu sensible au relookage annoncée des proxies US, les Turcs ont noté que :

1- la nouvelle force concoctée par la coalition se compose à 99% de proxies kurdes du HSD.
2- les HSD ne sont qu’une branche du PKK, classée à Ankara comme une organisation terroriste. Donc pour Ankara, SBS ou pas SBS, pas un terroriste kurde (sic) ne doit être vu à ses frontières.

Ce qu’a clairement réaffirmé le président turc, Reccep Tayyip Erdoğan, aux yeux de qui « L’Amérique a avoué qu’elle était en train de constituer une armée de terroristes à notre frontière. Ce qui nous revient, à nous autres, c’est de tuer dans l’œuf cette armée terroriste ». Et, à cette fin notre armée se battra « jusqu’à ce qu’il ne reste pas un seul terroriste le long [des] frontières ».

Ligne dure confirmée le 16 janvier 2018, par le chef d’état-major des forces armées turques, le T.C. Gnkur. Bşk.lığı Hulusi Akar, avertissait qu’Ankara ne permettrait « aucun soutien militaire » aux Yekîneyên Parastina Gel (YPG), qui sont le fer de lance des HSD.

Apparemment, sur ce sujet sensible, Ankara ne semble prêt à aucune concession. Y compris vis-à-vis de l’ami américain. Que, sur le terrain, l’adversaire, y soit les HSD ou ISIS/DA’ECH n’y changeant rien.

Suite au prochain épisode…

Notes

1 Me. Marie Dosé, Me. William Bourdon, Me. Martin Pradel et Me. Marc Bailly.
2 Ou Forces démocratiques syriennes (FDS) en français.
3 Unités de protection du peuple.
4 Autre nom du Kurdistan syrien.
5 Ou Force de sécurité des frontières.
6 Armée de terre turque.
7 Ou ÉIIL pour Émirat islamique en Irak & au Levant.