Va-t-on vers plus qu’une joute verbale entre le président turc, Reccep Tayyip Erdoğan, & son homologue français, Emmanuel Macron ? Depuis quelques semaines, les prétentions du régime de Paris (sic) à se dresser en donneur de leçons à l’endroit du régime d’Ankara (sic) montent en gamme. Bientôt il ne restera plus comme choix pour l’un des deux locuteurs de cette lice géostratégique qu’à franchir le pas de la via factis ou à se coucher devant l’autre & à rentrer au bercail la queue entre les jambes. Lequel ? En attendant, on rappellera à nos deux coqs dressés sur les ergots que : 1- ni l’un ni l’autre, c’est important de le dire, n’est chez lui en Syrie ; 2- d’autres maîtres dans l’art de la guerre pourraient tirer profit de cette joute irresponsable. À bon entendeur… 2ème Partie.
| Q. Ankara Vs Paris, un face-à-face, alors ?
Jacques Borde. Oui et non. Oui, théoriquement. Paris, l’administration Macron en fait, se mobilisant quant au sort des proxies kurdes du Hêzên Sûriya Demokratîk (HSD)1 – et leur, peu probable à si court terme, Rojavayê Kurdistanê2 – se heurterait de plein fouet au rigorisme des Turcs qui ne voient dans les Kurdes du HSD et ses miliciens des Yekîneyên Parastina Gel (YPG)3 que le prolongement de leur vieil ennemi du Partiya Karkerên Kurdistan (PKK)4. Et, là, rien n’est négociable pour la Sublime porte.
Non, dans la mesure où la dispute5 ne concerne pas que Paris et Ankara. Des Kurdes, proxies ou non de tel ou tel acteur du grand jeu au Levant, on en trouve partout : en Syrie, où se toisent le président français, Emmanuel Macron, et son homologue turc, Reccep Tayyip Erdoğan, mais aussi en Iran et en Irak, autres joueurs qui ne resteront pas éternellement l’arme au pied. Même si il est de leur intérêt de laisser Turcs et Français se fatiguer l’un l’autre.
| Q. Mais, ils finiront par réagir tôt ou tard ?
Jacques Borde. Oui, évidemment. Et certains plus tôt qu’on pourrait le croire…
| Q. Qui donc ?
Jacques Borde. Les Irakiens. À cause de Sinjar, principalement. Où Bagdad s’impatiente que son ordo rerum ne progresse pas assez vite. Du coup, le gouvernement irakien a affirmé qu’il ramènerait, bon gré mal gré, la sécurité dans la ville et ses alentours.
« Bien sûr, les forces irakiennes sont déjà déployées aux alentours et à l’intérieur de Sinjar. Elles sont composées de soldats de l’armée, de combattants des Hachd al-Chaabi et de policiers locaux, notamment des brigades 73 et 92. Tous les check-points sont sous le contrôle des forces de sécurité tandis que les forces de l’armée et les combattants des forces populaires ont assuré les coordinations nécessaires. Les éléments du PKK ont tous quitté la ville », a notamment affirmé Fahd Hamad Omar, maire de Sinjar.
Si l’engagement de nos forces spéciales prenait corps, cela signifierait que Paris sous-estime le poids géostratégique d’acteurs comme les Hachd al-Chaabi (PMU)6, très peu favorables à l’action de la France dans la région.
| Q. Et c’est grave ?
Jacques Borde. Ça pourrait l’être, les PMU pèsent, à elles seules, quand même leurs 150.000 hommes en armes. Parfaitement équipés et entraînés. Et terriblement motivés. Mais à court terme, c’est bien sûr la Turquie qui est le gros problème pour Paris. Or, le ton ne cesse de monter avec Ankara.
Les HSD sont composées pour l’essentiel de miliciens des Yekîneyên Parastina Gel (YPG), qualifié de « terroristes » par Ankara et combattu par la Türk Silahli Kuvvetleri (TSK)7 dans le nord-ouest de la Syrie.
De son côté, la France prétend avoir son mot à dire quant la situation dans le nord de la Syrie alors que le le président turc, Reccep Tayyip Erdoğan, se dit prêt à élargir son offensive contre les proxies kurdes à d’autres zones.
| Q. Y compris face à Paris ?
Jacques Borde. Sans aucun doute. Que « Ceux qui dorment et se lèvent avec les terroristes, ceux qui les reçoivent dans leur palais comprendront tôt ou tard leur erreur » a averti Erdoğan, qualifiant la France de pays qui « n’a pas encore réglé ses comptes avec son passé sale et sanglant », dans une apparente allusion au passé colonial de la France au Levant.
« Nous n’avons pas besoin de médiation. Depuis quand la Turquie veut-elle s’asseoir à la table d’une organisation terroriste ? D’où avez-vous sorti cela ? », s’est emporté Erdoğan, après qu’Emmanuel Macron ait reçu jeudi une délégation des Hêzên Sûriya Demokratîk (HSD) et les a assuré du « soutien de la France ».
| Q. Ça n’est pas habituel chez Erdoğan ce genre de rhétorique ?
Jacques Borde. Si. Sauf que, de son côté, le ministre de la Défense turc, Nurettin Canikli, a mis en garde contre une « invasion » française dans le nord de la Syrie, après que des représentants des proxies kurdes de Paris aient affirmé que la France allait renforcer à leur avantage son dispositif militaire dans la région.
« Si la France prenait une mesure comme un déploiement militaire dans le nord de la Syrie, cela serait une mesure illégitime, contraire au droit international », a déclaré aux media Nurettin Canikli, à Giresun (nord-est). « Étant donné que le danger de DA’ECH est en partie dissipé, il n’y a donc aucune raison valable pour une présence militaire française ou de tout autre pays en Syrie ».
Sauf la Turquie, bien sûr !…
La pire erreur de Paris serait de croire Erdoğan isolé sur ce dossier…
| Q. Des voix. Lesquelles ?
Jacques Borde. Le Premier ministre turc, Binali Yildirim, d’abord, qui a réagi sur Twitter aux propos d’Emmanuel Macron quant à l’intention de Paris de déployer des contingents français à Manbij. « La France accueille à bras ouverts les terroristes. Ceux-là mêmes qui ont assisté en simples observateurs aux massacres en Bosnie observent actuellement les crimes en Syrie. Ils ne cachent pas leur animosité contre l’islam et les Turcs ».
Même ton chez le vice-Premier ministre turc, et porte-parole du gouvernement, Bekir Bozdağ, « Le soutien de la France aux organisations terroristes PYD/YPG/YPJ et la déclaration faite en ce sens est un soutien ouvert au terrorisme, aux organisations terroristes et aux terroristes, c’est un effort en vue de la légitimation des organisations terroristes. C’est une coopération et un acte de solidarité ouvertement exprimés envers ces organisations terroristes qui s’en prennent à la Turquie ».
Et d’avertir que « … ceux qui coopèrent et sont solidaires avec les organisations terroristes face à la Turquie et s’attaquent à la Turquie avec les terroristes, seront traités et ciblés de la même manière que les terroristes ».
« Nous espérons que la France n’entreprendra pas une telle démarche irrationnelle. Ceux qui choisissent l’amitié des organisations terroristes au lieu de celle de la Turquie, et affichent une solidarité et une coopération avec les organisations terroristes au lieu de la Turquie, seront perdants, comme les organisations terroristes ».
| Q. De simples réactions aux propos de Macron ? Du discours ?
Jacques Borde. Oui, toujours. Mais pas seulement. il y a bien une ligne directrice dans les positions des uns et des autres.
Pour s’en convaincre, il nous suffit de relire entre les lignes, les propos extrêmement explicites de Bekir Bozdağ, qui, en bon juriste qu’il est, soulignait sur CNN-Turk, avant la sortie (sic) de Macron, que « S’ils [les miliciens kurdes] ne se retirent pas de Manbij, alors nous irons à Manbij et nous irons à l’est de l’Euphrate (…). Nous ne souhaitons aucun affrontement avec les États-Unis à Manbij, à l’est de l’Euphrate ou ailleurs (…). Les États-Unis doivent être conscients des sensibilités turques. Si des soldats américains portent des uniformes terroristes ou se trouvent parmi les terroristes au cours d’une attaque contre l’armée, alors il n’y aura aucune façon de faire la distinction ».
Difficile de croire que les Turcs nous épargneraient…
| Q. Mais que cherche Erdoğan au juste ?
Jacques Borde. Il poursuit tout simplement son agenda qui est, n’en doutons pas, celui de son administration néo-ottomane.
Après Afrine, Ankara cible des régions syriennes proches de sa frontière comme Ras Al-Aïn et Manbij (100 km plus à l’est) où les miliciens kurdes se sont repliés. « Notre travail n’est pas fini. Afrine n’est qu’un début », a d’ailleurs confirmé Bozdağ.
Or, Ankara ne bouge pas d’un iota dans ses positions.
Erdoğan, avant d’envoyer le 25 mars 2018 de nouveaux renforts à sa frontière avec la Syrie, avait prévenu : « Personne n’a le droit de dire que la Turquie occupe la Syrie. Notre politique n’est pas une politique d’invasion. C’est la population des régions syriennes de Tall Rifaat à Menbij et Ras Al-Aïn qui a souhaité l’arrivée de la Turquie dont la politique est associée à la sécurité et au calme ».
| Q. Peut-on parler d’aveuglement concernant Erdoğan ?
Jacques Borde. Non, pas du tout. C’est du calcul et de la progression par capillarité. Lui est massivement sur place. Pas nous. C’est donc plutôt intelligent.
Comme l’a parfaitement souligné le Dr. Béchir Abdel-Fattah, expert du dossier turc au Centre des Études Politiques & Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, « Ce qui pousse Erdoğan à envahir les territoires de ses voisins c’est la menace kurde qui s’accroît à ses frontières, car il craint que la création d’une entité kurde à ses frontières ne pousse les 20 millions de Kurdes, qui vivent en Turquie, à demander leur indépendance, de quoi annoncer un effritement de la Turquie. Pour l’heure, personne ne peut punir Erdoğan, car il se base sur une clause du droit international qui lui donne le droit de persécuter et de poursuivre toute menace terroriste provenant d’un pays voisin même dans les territoires de ce pays »8.
En fait, Reccep Tayyip Erdoğan, avance ses pions et amasse ses gains territoriaux tant que personne ne le contre directement. Il sera toujours temps de lâcher du lest le moment venu.
| Q. Sous la pression de la France ?
Jacques Borde. Très honnêtement, je n’y crois guère.
Paris n’a tout simplement pas les moyen matériels humains et diplomatiques (Manbij est de jure en territoire syrien où personne ne nous a invité) de son bras-de-fer avec Ankara.
Déjà, les forces spéciales françaises qui auraient été présentes dans la Ghouta orientale auraient été, selon des sources proches de Damas, exfiltrées sur ordre du UN Under-Secretary-General for Political Affairs, Jeffrey D. Feltman. Petit voyage dans des voitures du machin9 vers le Liban. Tout ceci demandant, vous vous en doutez bien, amples vérifications…
Il n’aurait pas été de l’intérêt du président syrien, le Dr. Bachar el-Assad, de s’opposer à la manœuvre, il a suffisamment de chat à fouetter. En sera-t-il de même si, d’aventure, nos forces spéciales se retrouvaient coincées à Manbij sous le feu de la Türk Silahli Kuvvetleri (TSK) et les bombes de la Türk Hava Kuvvetleri (THK)10 où leur arrivée est officieuse, dans la mesure où elle a été annoncée par le Partiya Yekîtiya Demokrat (PYD)11, mais non confirmée par l’Élysée ?
| Q. Vous voulez dire que la France n’a pas les moyens logistiques de son engagement à Manbij ?
Jacques Borde. Et d’où les sortirait-elle ?
L‘armée de l’Air vient bien de recevoir son 14ème A400M Atlas. Ira-t-elle jeter l’un d’eux sous les missile air/air des F-16C/D Block 50+ de la Türk Hava Kuvvetleri (THK) ? Le jeu pourrait être risqué. Rappelons que le THK a son tableau de chasse un Su-24M212 de la Vozdushno-Kosmicheskiye S’ily (VKS)13. À mon humble avis, les pilotes turcs n’hésiterons pas à s’opposer à ceux de nos Rafale. Ad minimo, ils ont l’avantage du nombre et un savoir-faire avéré.
Pour le reste, advienne que pourra..
Notes
1 Ou Forces démocratiques syriennes (FDS) en français.
2 Ou Kurdistan occidental en français.
3 Unités de protection du peuple.
4 Parti des travailleurs du Kurdistan.
5 La disputatio, comme disaient les théologiens.
6 Ou Popular Mobilisation Unit/Unité de mobilisation populaire.
7 Armée de terre turque.
8 In Al-Ahram.
9 L’ONU pour reprendre le surnom dont l’affublait, à raison, de Gaulle.
10 Armée de l’air turque.
11 Parti de l’union démocratique.
12 Le 24 novembre 2015, par une paire de F-16C/D de la Türk Hava Kuvvetleri (THK). Pour la forme, rappelons que, le 23 mars 2014, un F-16C turc abattait déjà un MiG-23 Flogger de l’Al-Qūwāt al-Jawwīyä al-Arabiya as-Sūrī (FAAS).
13 Ou Forces aérospatiales russes. Créées le 1er août 2015 suite à la fusion de la Voïenno-vozdouchnye sily Rossiï (VVS, armée de l’Air) avec les Voïenno Kosmicheskie Sily ou (UK-VKS, Troupes de défense aérospatiale.