René Guénon et le génie anonyme des gilets jaunes
En discutant gilets avec un lecteur érudit et entré en islam, je me suis souvenu de ce beau chapitre du Règne de la quantité, où le maître (Guénon, donc) évoque le génie de l’anonymat aux temps médiévaux, par exemple, lors de la construction des cathédrales ou dans le cadre des métiers…à tisser.
Or si à notre époque on aime s’aplatir devant les noms glorieux des people, royautés bidon, des dynasties du fric (pétrole saoudien ou bagnole nazie), des Gaga, des Johnny et des Macron, pour ne pas parler des footeux, de béchamel et des intellos retenus phares de la pensée humaine (comme aussi le monstrueux « penseur » israélien Harari), on déteste les sans-dents, les anonymes, les sans-grades et les gilets jaunes. Et ceux qui ont contourné le système avec tout ce génie plastique du peuple-réceptacle. Ils n’ont pas de représentants, sauf ceux que BFM a désignés après les avoir grimés d’un gilet, et ils ne sont rien. Cela rend ce système fou, car tout y repose sur le délire cérébral de la célébrité. Le problème est que les gilets jaunes sans le vouloir ont donné raison à Debord et Robespierre.
Debord :
« Et sur le plan individuel, la cohérence qui règne est fort capable d’éliminer, ou d’acheter, certaines exceptions éventuelles… »
Or les gilets ne peuvent être liquidés en tant qu’exception. Et le système ne va pas acheter le peuple qu’il veut exterminer ou remplacer.
Et Robespierre sur les représentants le 29 juillet 1792 :
« Si la nation n’a point encore recueilli les fruits de la révolution, si des intrigants ont remplacé d’autres intrigants, si une tyrannie légale semble avoir succédé à l’ancien despotisme, n’en cherchez point ailleurs la cause que dans le privilège que se sont arrogés les mandataires du peuple de se jouer impunément des droits de ceux qu’ils ont caressés bassement pendant les élections. »
J’en reviens à Guénon dont on a vu la sévérité vis-à-vis du bourgeois moderne et des classes moyennes (or le peuple ce n’est pas la classe moyenne). Il écrit à propos du noble anonymat médiéval, qui tranche avec le recherche abrutie et bourgeoise de la célébrité (« le culte du « génie ») :
« À propos de la conception traditionnelle des métiers, qui ne fait qu’un avec celle des arts, nous devons encore signaler une autre question importante : les œuvres de l’art traditionnel, celles de l’art médiéval par exemple, sont généralement anonymes, et ce n’est même que très récemment que, par un effet de l’« individualisme » moderne, on a cherché à rattacher les quelques noms conservés par l’histoire à des chefs-d’œuvre connus, si bien que ces « attributions » sont souvent fort hypothétiques. Cet anonymat est tout à l’opposé de la préoccupation constante qu’ont les artistes modernes d’affirmer et de faire connaître avant tout leur individualité ; par contre, un observateur superficiel pourrait penser qu’il est comparable au caractère également anonyme des produits de l’industrie actuelle, bien que ceux-ci ne soient assurément à aucun titre des « œuvres d’art » ; mais la vérité est tout autre, car, s’il y a effectivement anonymat dans les deux cas, c’est pour des raisons exactement contraires. »
Et Guénon ajoute sur cette extinction du moi propre au monde traditionnel :
« …il faut tout d’abord faire remarquer que, en dépit de toutes les fausses interprétations occidentales sur des notions telles que celles de Moksha et de Nirvâna, l’extinction du « moi » n’est en aucune façon une annihilation de l’être, mais qu’elle implique, tout au contraire, comme une « sublimation » de ses possibilités (sans quoi, notons-le en passant, l’idée même de « résurrection » n’aurait aucun sens) ; sans doute, l’artifex qui est encore dans l’état individuel humain ne peut que tendre vers une telle « sublimation », mais le fait de garder l’anonymat sera précisément pour lui le signe de cette tendance « transformante ».
Guénon remarque ensuite :
« Si maintenant nous passons à l’autre extrême, celui qui est représenté par l’industrie moderne, nous voyons que l’ouvrier y est bien aussi anonyme, mais parce que ce qu’il produit n’exprime rien de lui-même et n’est pas même véritablement son œuvre, le rôle qu’il joue dans cette production étant purement « mécanique ».
Célébrons le réveil du sans-grade dans le cadre de cette croisade anonyme et mondiale du peuple renaissant.
Sources
René Guénon – Le Règne de la quantité (classiques.uqac.ca), Chapitre IX, Le double sens de l’anonymat