NICOLAS BONNAL
J’ai vécu en Amérique du sud six ans, de 2003 à 2009, voyageant et explorant – mais aussi séjournant, à La Paz, Arequipa, Mendoza, Olinda. Ce furent les plus belles années de ma vie. Je vivais une époque très heureuse de ce continent continuellement martyrisé par le gringo (celui qui parle grec, littéralement) et le triomphe indigène et socialiste accompagnait une généreuse liberté et une belle prospérité. La Bolivie fut formidablement heureuse sous Evo et regrettera de ne pas l’avoir mieux défendu. Oh servitude volontaire…
Dans le recueil de contes que je publiais en 2009 (Ed. Michel de Maule, mais les contes se lisent çà et là sur le réseau), j’insérai cette vision apocalyptique, le nazisme (fût-ce à la sauce sociétale) et le libéralisme ayant toujours fait là-bas bon ménage.
J’avais entendu parler du commando Bariloche
bien avant que ses funestes exploits fussent connus du
public ou même des professionnels de l’information.
Moi-même ai sans doute quelque part de responsabilité
dans leur avènement pour ne pas avoir su mesurer
leur degré de nuisance, et pour n’avoir pas averti les
autorités compétentes. Il est vrai qu’elles-mêmes ont
su, ont vu venir, et laissé faire. Il me reste à laisser ce
maigre témoignage, à l’heure où les plans presque
cosmiques de ces trois garnements sont prêts de se
réaliser, au nez et à la barbe d’un monde débordé par
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ses folies matérielles et sa servitude volontaire.
Les trois compères du commando s’étaient connus
à Bariloche, près de San Carlos dans un collège privé
réservé aux enfants de militaires et de puissants
patrons. Sous couvert de catholicisme, on y professait
des croyances païennes et des vertus guerrières germaniques.
La mère d’Osvaldo était d’origine chilienne,
et son grand-oncle d’origine allemande avait
navigué le long des fjords avec le jeune Canaris. Les
parents d’Augusto avaient abrité leur famille autrichienne
au lendemain de la défaite de 1945 ; nul ne
savait comment ils étaient arrivés jusque-là. Certains
témoins évoquaient les fameux sous-marins de la
péninsule de Valdez, venus du Nord du monde
comme d’une autre planète, comme pour redécouvrir
notre continent dépeuplé. Quant à Maurizio, il garda
jusqu’à une date très récente de très nombreux
contacts avec l’Italie qui lui permirent de se livrer à ses
si lucratives activités. Plusieurs membres de sa famille
exercèrent de hautes fonctions avant et après la
guerre, dans le cadre des loges qui se sont partagé le
destin de cet étrange pays. Tout était réuni pour que
ces trois héritiers de grandes fortunes féodales accomplissent
de grands exploits. Dès leur plus jeune âge, ils
se distinguèrent par leur intelligence, leur force et
leur courage. Ils dominaient les autres sans effort,
quand ils ne les maltraitaient pas. Ils voyaient les vains
efforts du vieux continent pour se sortir de l’ornière
et du crépuscule historique, et ils le dédaignèrent. Je
crois qu’ils méprisaient l’Europe, sauf ce qui venait
des Alpes, alémaniques pour l’essentiel. Ils rêvaient
d’un nouvel empire de conquistadores, et en même
temps, dans leur mépris foncier du gringo, ils se
voyaient aussi reconstructeurs de l’empire inca, une
fois que le Tahuantinsuyo se serait débarrassé des
inconvenants étrangers.
Un jour pourtant, leur destinée bascula inexplicablement.
Ils se perdirent au cours d’un trekking en
haute montagne, et on ne les retrouva qu’au bout de
trois jours d’intenses recherches. Ils avaient changé;
ils avaient souffert, maigri, ils regardaient le monde
d’un air amer et ironique. Ils avaient bravé de terribles
dangers, dont ils ne parlèrent pas. Certains pensent
qu’ils avaient trouvé un trésor au fond d’un lac : on
savait la richesse de leur famille, mais leur puissance et
leur prodigalité crût beaucoup depuis ce temps.
D’autres disent qu’ils s’étaient perdus après le refuge
Otto et avaient connu le bunker, un lieu mystérieux et
dément où de terribles secrets leur avaient été confiés.
Mais d’eux nous ne sûmes rien. C’est après cette escapade
que leur comportement devint différent : ils
étaient brutaux, ils défiaient les autorités, ils refusaient
d’assister aux offices. Ils se voulaient par-delà le
bien et le mal, créateurs de mondes et d’empires nouveaux.
Inquiets, leurs parents les envoyèrent dans le
nord. Osvaldo fut même envoyé au Brésil. C’est là
qu’il accomplit le premier de leurs grands exploits.
J’avais perdu leur trace. Au cours d’une attaque de
bus dans l’état du Paranà, près de Curitiba, trois
malandrins entrèrent dans le véhicule et commencèrent
à dérober leurs possessions aux passagers. Les
trois furent tués par Osvaldo, sans que l’on pût savoir
si lui-même était armé ou s’il avait pu arracher son
arme à l’un des nocifs idiots. Toujours est-il qu’il les
exécuta et les acheva froidement de plusieurs balles
dans la nuque. La police ne l’arrêta pas, les passagers
et l’opinion le fêtèrent comme un héros.
— S’il y avait plus d’hommes comme lui dans le
continent, disait-on, nous serions vite débarrassés de
tous nos maux. Pendant ce temps Maurizio et Augusto
étudiaient et séjournaient à Corrientes, où ils s’amusaient
à attaquer et piller de riches villas. On dit même
qu’ils revendaient au Paraguay des limousines volées
dans cette province aussi renommée pour ses filles.
Mais les autorités ne les menaçaient guère : l’un était
d’une famille de militaires, l’autre de juges, alors…
mais toujours ils exerçaient ce talent étrange d’aller
défier une autorité supérieure ; et de la même manière
ils maintenaient une grande activité physique
qui les faisait resplendir dans la presse des sports de
l’extrême. Ils pratiquaient déjà couramment quatre
langues. On décida de les envoyer en Europe, estimant
que la vieille civilisation-continent pourrait tempérer
leur ardeur latine. Ce fut l’inverse qui se produisit.
Ils arrivèrent en pleine déliquescence du
communisme, au moment où ce petit cap qui se
targue de discipline et de modération livrait des
peuples entiers aux trafics de toutes sortes. Leur audace,
leur brutalité, leurs dons des langues et je ne sais
quelle grâce leur assura un grand succès. Ils revinrent
d’Europe avec trois épouses superbes venues de l’est,
des diplômes et plus d’argent. Ils étaient pour
prendre le pouvoir à leurs parents.
C’est ici qu’une autre fois leur histoire se brouille.
Je les imaginais avocats d’affaires ou riches entrepreneurs,
profitant du mercosur 1 naissant et de leur savoirfaire.
Mais ils disparurent encore, au cours cette fois
dune navigation dans les Caraïbes. Les prometteurs
affairistes étaient promis à un avenir plus brillant
encore d’aventuriers du poker géostratégique qui se
produit en ces temps de la Fin. Un de nos maîtres
avait célébré des théories venues d’Europe, de
Haushofer à Parvulesco et un autre maître dont j’ai
oublié le nom. C’est Patricio Ravarino, un de mes
anciens camarades de classe, qui me révéla les dessous
de l’affaire des années plus tard, dans le café Ewers, à
Rio de Janeiro. Avec le mystère qui seyait à leur vocation,
les trois Tigres, comme ils s’étaient eux-mêmes
baptisés, avaient été enlevés près des îles Cayman. Là,
ils avaient contacté des puissances, ils s’étaient instruits
aux forces noires de la finance, destinée plus
qu’aucun monstre de la terre, à détruire ce pauvre
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monde. Et on leur avait demandé – un certain
Melqart, je crois, mais est-ce un nom si utile – de participer
à un projet continental nommé Erinnya. Notre
commando – que je peux maintenant nommer le
commando Bariloche – était invité, avec l’appui d’une
branche encore plus secrète des services secrets américains
à répandre la peur, dans le but de désorganiser
les états et de diviser les esprits. Mais Ravarino m’ajouta
que le projet avait une autre facette, plus secrète et
plus monstrueuse peut-être et désignée du nom de
code Mitmac.
C’est là que j’arrive à ce dont je doute moi-même:
des hommes riches et puissants, craints et célébrés se
lancent dans la pire des aventures, aux confins de
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théories impériales : celle du déplacement inca de
population (le mitmac, précisément), et celle bien sûr
de l’espace vital hérité de leurs sombres ancêtres.
Voyant le développement économique venir, la
concentration des populations qui facilite leur exploitation,
voyant surtout la crise climatique venir, ils se
mirent à déclencher ici des attentats, là des épidémies
(c’est du moins ce que j’en ai déduit), et à acheter de
la terre. Leur fortune terrienne, leur fortune féodale,
leur fortune foncière fut leur plus grand objectif. Il
fallait vider le continent ou du moins une de ses
grandes portions, pour établir un embryon d’empire
destiné, le moment venu, à remplacer un vieux
monde.
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La crise financière arriva, qui précipita la redistribution
des terres et de la richesse dans maints pays.
Eux qui avaient initié à l’art de la spéculation dans ces
îles flibustiers y furent tout à leur avantage. Se peut-il
même qu’ils aient accéléré certains processus ? Dans
ce monde dominé par la main invisible, on sait que la
main se cache surtout. La décennie suivante, qui décida
du sort du monde, avec ses attentats extraordinaires
et si mal expliqués, ses guerres incertaines, ses
croissances folles et son abêtissement veule, les vit
croître en richesse et sans doute en folie. Osvaldo
devient un le directeur administratif d’un laboratoire
pharmaceutique spécialisé dans la recherche des virus
et des épidémies. Ils restaient des sportifs consommés,
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et je sus qu’ils pratiquaient l’alpinisme et l’aviation,
sur de vieux appareils de la guerre qu’eux n’avaient
pas oubliés. La providence leur donna même une descendance
de patriarches. Les Tigres semblaient rassa-
siés. Ils se constituaient même des zoos privés, mieux
des réserves comme s’ils avaient pensé qu’il valait
mieux sauver des animaux que des humains. Mais toujours
demeurait en eux cette nostalgie de l’empire
inca, puisqu’on ne les surprit jamais maltraitant les tribus
d’Indiens qui traversaient leurs terres sans le
savoir.
J’avais atteint un haut poste dans un grand journal
de Buenos Aires. Je dépêchai quelques journalistes
enquêter sur leur puissance ; plusieurs n’en revinrent
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pas. Je fus moi-même averti, non sans humour
(n’étais-je pas un condisciple après tout ?), et j’en restai
là. Et puis se produisit l’incroyable, cette chaîne de
catastrophes climatiques insensées ces épidémies à
répétition, cet affolement des marchés financiers puis
de sociétés tout entières, l’humanité ayant compris un
peu tard, et confusément, qu’elle allait à sa fin. Et c’est
là que le commando Bariloche déclencha son offensive
terminale : en quelques semaines, ils chassèrent
avec leur aviation et leurs milices privées les riches
propriétaires européens et américains qui les avaient
défiés sur leurs terres patagoniques, magellaniques
comme nous disions à l’école. On retrouvait des
familles massacrées, des estancias incendiées qu’ils
rachetaient ou occupaient. Le monde avait trop à faire
par ailleurs, avec les différentes opérations de diver-
sion que menaient certaines puissances de par le
monde, pour s’opposer à leurs menées. Et l’on vit en
quelques mois où était la vraie puissance, et que la
quatrième guerre mondiale se mènerait à coups de
terres et de matières premières, à la recherche de
l’eau et du bois, de la forêt et des espaces. Nos gouvernements
ruinés par leurs dettes et des monnaies
avilies, et des armées de pacotille, ne pouvaient résister
à cet assaut ultime des forces du désordre. Il leur
était facile d’acheter ou d’éliminer un adversaire, un
opposant: n’en étais-je pas moi-même un vibrant
témoin?
J’ignore où les mènera leur folle puissance. Ils
s’étaient sentis, à l’invitation de ce mystérieux professeur
d’histoire de notre vieille école, venu avant la
guerre d’Allemagne, le grand devoir de dépeupler. Et
le projet Mitmac qu’ils menaient à bien en terrorisant
les rares landlords qui s’étaient crus un temps maîtres
de nos terres, révélait ses terribles desseins. Je reste
moi-même sur ma faim, n’ayant que des échos de leur
formidable aventure: ces trois monstres que j’avais
côtoyés sans les connaître se révélaient les maîtres du
nouveau cycle à venir, qui verrait une humanité réduite
et choisie, par l’argent et par les laboratoires, les
services secrets et les noyaux durs des armées, renaître
des cendres de notre civilisation décatie. À l’heure où
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je prends tard la parole, et où un mal mystérieux me
ronge, comme il ronge tant de gens innocents, je ne
peux me retenir de sourire en pensant que les trois
Tigres seront les divinités fondatrices ou les héros civilisateurs
du prochain monde. Et je regrette presque
de n’avoir fait partie de l’épopée du commando
Bariloche.