Le devenir européen de Napoléon

Contrairement à son lointain (et tout aussi lamentable) prédécesseur Jacques Chirac qui avait refusé de célébrer les deux cents ans d’Austerlitz et qui avait au contraire préféré envoyer des bâtiments de la marine nationale aux festivités britanniques de Trafalgar, Emmanuel Macron a finalement rend un hommage à Napoléon Ier, ce 5 mai 2021. Fidèle à sa ligne « en même temps », l’actuel locataire de l’Élysée a prononcé un discours tout en clair – obscur…

Si Napoléon Bonaparte vivait à notre époque, le Système médiatique le qualifierait certainement de « personnalité controversée ». En effet, il ne pratiquait pas le « tri sélectif », ce pléonasme débile. Il courrait les épouses de ses courtisans exilés avec lui à Sainte-Hélène. Un tel comportement lui aurait valu les foudres numériques anonymes de « MiTeux », « MyTho » et autres « MeToo ». Il ne dictait pas à ses secrétaires lettres, dépêches et décrets en écriture inclusive. Indifférent à la condition victimaire de Rosa Parks, de Martin Luther King, de Nelson Mandela, d’Adama Traoré et de George Floyd, il eut l’outrecuidance de rétablir l’esclavage aux Antilles et d’essayer de briser la rébellion haïtienne à Saint-Domingue. Par ailleurs, le Code civil pose les fondations d’une société blanche, machiste, patriarcale, validiste, âgiste et non végane quand bien même son véritable auteur, Cambacérès, se détournait volontiers du beau sexe. Oui, le général Bonaparte a pris le pouvoir par un coup d’État, les 18 et 19 brumaire an VIII, qui faillit mal tourné. Officier de carrière, Napoléon Ier a porté la guerre de Lisbonne à Moscou et a connu au cours de sa longue carrière militaire sept coalitions. Or, les historiens sérieux rappellent qu’à part deux conflits, la France fut toujours contrainte de répliquer aux menaces fomentées et financées par la perfide Albion. Moins omnipotent qu’on ne le croit, il devait aussi composer avec les anciens régicides conventionnels devenus sénateurs, éternels bellicistes au nom d’une idéocratie grotesque (la démonie des droits de l’homme), qui exigeaient aucune négociation avec le prétendant en exil et le maintien des « frontières naturelles » (dont la rive gauche du Rhin jusqu’à son embouchure), d’où l’intégration d’Anvers, port essentiel aux yeux des Anglais, dans le giron français.

Historien royaliste orléaniste et libéral, Jacques Bainville déplorait le bilan napoléonien. Cependant, la littérature l’exalte assez tôt. Victor Hugo et Stendhal en font un héros romantique. Pour Balzac, Eugène de Rastignac ne représente-t-il pas un Napoléon du quotidien ? Plus tard, dans Les Déracinés, Maurice Barrès fait du vainqueur du pont d’Arcole un « professeur d’énergie ». Avant de se raviser, Goethe le considérait comme l’incarnation de l’esprit du monde. Napoléon Bonaparte appartient à ce type d’homme qui corresponde à un tournant de l’histoire.

Ce petit noble corse d’abord épris de rêveries indépendantistes veut ensuite dépasser, synthétiser, amalgamer et transcender l’héritage contradictoire et rival de l’Ancien Régime et de la Révolution. Une fois le concordat conclu, ne nomme-t-il aux fonctions épiscopales autant de clercs jureur « constitutionnels » et de clercs réfractaires ? Pendant de longs mois, les pièces de monnaie présentent, d’un côté, « Napoléon empereur » et, de l’autre, « République française ». La Constitution de l’An XII précise dans son premier article que « le gouvernement de la République est confié à un Empereur qui prend le titre d’Empereur des Français ». Il faut comprendre « République » par Res Publica, c’est-à-dire l’État qui, consacré par le plébiscite, légitime son nouveau souverain. Cette conception « centriste » du pouvoir à mi-chemin entre le droit divin et le suffrage populaire se retrouvera chez son neveu, Napoléon III, et les théoriciens bonapartistes de l’« Appel au peuple ». Ce « centrisme autoritaire » se réclamera d’ailleurs de l’Ordre, de la Propreté et de l’Égalité. Le bonapartisme rejette les privilèges de l’Ancien Régime et condamne la collectivisation des biens, des fermes et des champs. Après 1870, les républicains les plus conservateurs s’en souviendront.

La vision sociale napoléonienne est profondément méritocratique. Son idéal aristocratique se cristallise autour d’une noblesse d’Empire. Son mariage avec Marie-Louise d’Autriche confirme les orientations géopolitiques énoncées sous Louis XV par la marquise de Pompadour, à savoir une alliance solide entre la France et la Maison d’Autriche, garante de la stabilité du continent. Le créateur de la Légion d’Honneur en 1802 souhaite régler la question de la double Toison d’Or. Depuis l’avènement des Bourbons en Espagne en 1700 existent deux Ordres de la Toison d’Or, l’un espagnol, l’autre autrichien. En 1809, Napoléon Ier fonde un Ordre impérial des trois Toisons d’Or ouvert aux héros de la Grande Armée désignés par élection au sein de leurs régiments respectifs. Censée favoriser un véritable élan européen, cette décoration rivale de la Légion d’Honneur est finalement dissoute en 1813.

Premier Consul de la République française et chef de la République italienne nullement unifiée, Napoléon Bonaparte cumule bientôt des fonctions qui lui offrent une vraie portée européenne (Empereur des Français, roi d’une Italie, Protecteur de la Confédération du Rhin, Médiateur de la Confédération helvétique, soutien du Grand-Duché de Varsovie). Dans le Mémorial de Sainte-Hélène, il esquisse une ébauche d’unité continentale à travers un Empire français vaste de cent trente départements, de ses Provinces illyriennes et de ses territoires enlevés à l’Espagne (Aragon, Biscaye, Catalogne et Navarre) sans oublier les États-vassaux souvent dirigés par un membre de la famille, et les États alliés (Bavière, Danemark).

L’exercice du pouvoir napoléonien associe certains usages de l’Ancien Régime, des imitations néo-classiques antiques gréco-romaines de la Révolution française et les legs médiévaux autour du personnage de Charlemagne malgré l’abolition en 1806 du Saint-Empire romain germanique et la diminution draconienne du nombre d’entités allemandes. De cette combinaison étonnante sortira le romantisme, matrice du folcisme (Völkisch). Fervent napoléonien, Nietzsche rappelle dans Le gai savoir que le natif d’Ajaccio « a ramené au jour tout un pan d’Antiquité de nature antique, peut-être le pan décisif, le pan de granit. Et qui sait si ce pan de nature antique ne finira pas aussi par triompher du mouvement national et se faire, au sens affirmatif, l’héritier et le continuateur de Napoléon : – lequel voulait l’Europe unie, comme on le sait, et ce comme maîtresse de la terre (1) ».

Le débouché historique de la grande idée européenne revient chez le penseur de Sils-Maria avec le concept de « supra-européen » mis en lumière par Marco Brusotti. L’universitaire italien de Lecce explique ainsi l’intuition de Nietzsche « d’aller au-delà de l’Europe et de la voir de l’extérieur dans toute son étendue (2) ». Le prisonnier des Anglais ne se préoccupe-t-il pas du sort de son continent natal depuis une île isolée de l’Atlantique Sud ? C’est l’interrogation que pose Marco Brusotti. « Les bons Européens, écrit-il encore, sont les sans-patrie qui, du lointain, s’apprêtent à embrasser du regard le déclin désormais en marche de la morale (3). » Devenir supra-européen implique présuppose une extraction brutale de son confort intellectuel afin d’œuvrer en Grand Européen conséquent, ce qui signifie un décentrement mental de ses repères habituels pour mieux percevoir les mille et un reflets propres à la haute-culture européenne. Plus qu’une simple adhésion à un quelconque projet supranational, il s’agit de renouer à la fois avec l’âme apollinienne de l’Europe antique et l’esprit dionysiaque des temps contemporains (Oswald Spengler parlerait pour sa part d’« esprit faustien »).

Apogée préventive d’un proto-nationalisme français, voire d’un « pangallisme » vite effacé des mémoires, l’Empire napoléonien dont les annexions territoriales procèdent de l’impérieuse nécessité de contrôler strictement cette ébauche de système économique autarcique européen qu’est le Blocus continental pouvait-il se transmuer en cette puissance ouvertement européenne ? Dans Mélancolie française (4), Éric Zemmour y voit la réalisation éphémère d’une Europe francocentrée. Nietzsche mentionne « tous ces facteurs et bien d’autres dont il n’est pas encore possible de parler aujourd’hui [qui] font qu’on ne veut pas voir ou qu’on interprète arbitrairement et mensongèrement les signes indubitables où se manifeste le désir d’unité de l’Europe. Tous les hommes vastes et profonds de ce siècle aspirèrent au fond, dans le secret travail de leur âme, à préparer cette synthèse nouvelle et voulurent incarner, par anticipation, l’Européen de l’avenir : les “ patries ” ne furent pour eux qu’un prétexte (5) ». Le paradoxe demeure pourtant que le temps napoléonien déclenche l’immense tectonique des nationalités en Europe et en Amérique latine, en particulier avec les questions allemande et italienne.

La forte ambition du fils puîné de Charles-Marie de Buonaparte le fit tour à tour passer de la Corse paoliste à un embryon d’Occident européen pétri de valeurs martiales en passant par les idées républicaines révolutionnaires conquérantes et quasi-messianiques, et par la formation d’une « très grande France » entérinant les desseins géopolitiques du cardinal de Richelieu, du cardinal Mazarin et de Louis XIV !

Hostile plus à la Révolution française et de la notion même d’État-nation qu’à Napoléon Ier, l’écrivain Jean Dutourd s’essaie avec Le Feld-Maréchal von Bonaparte (6) au délicat exercice de l’uchronie. Pour l’académicien « ronchon », si l’Autriche avait acquis la Corse à la place de la France, le jeune Bonaparte aurait servi les Habsbourg à l’instar du prince Eugène de Savoie. Son génie militaire aurait-il dépéri ou bien Vienne se serait-elle assurée de ses talents pour chasser des Balkans l’Ottoman et tenir à distance la Russie ? En effet, alliée à une France elle-même adossée par les différents « pactes de famille » avec les autres branches des Bourbons présentes en Méditerranée occidentale, la Maison d’Autriche aurait pu entreprendre sa marche vers l’hellénisme à moins que la pacification des esprits délaisse et enterre le génie tactique d’un artilleur d’origine corse, plutôt insatisfait, car « en temps de prix, l’homme belliqueux tombe en proie à lui-même (7) » comme d’ailleurs le destin pour l’heure empêché de l’Europe hyperanthropique…

Notes

  1. Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, GF – Flammarion, présentation, traduction inédite, notes, bibliographie et chronologie par Patrick Wotling, 1997, (§ 362) p. 323, souligné par l’auteur.
  2. Marco Brusotti, « Européen et supra-européen », dans Paolo D’Ioria et Gilbert Merlio (sous la direction de), Nietzsche et l’Europe, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Philia », 2006, p. 204.
  3. Idem, p. 207.
  4. Éric Zemmour, Mélancolie française, Fayard, 2010.
  5. Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal. Prélude d’une philosophie de l’avenir, Gallimard, coll. « Folio – Essais », textes et variantes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, traduit de l’allemand par Cornélius Heim, (§ 256) p. 177, souligné par l’auteur.
  6. Jean Dutourd, Le Feld-Maréchal von Bonaparte, Flammarion, 1996.
  7. Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, op. cit., (§ 76) p. 81.
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