La chute de Kaboul aura-t-elle été le début de la fin pour l’Occident ? Seule l’histoire le dira. Néanmoins, elle accrédite fortement le constat selon lequel le monde globalisé correspond à un monde post-occidental. C’est-à-dire un monde qui est multiple, autrement dit un plurivers (soit la coexistence de différentes civilisations et visions du monde), et dont la configuration géopolitique change sous l’effet de la nouvelle répartition de la puissance.
On peut aller jusqu’à craindre que le changement qui affecte les équilibres mondiaux entraîne dans les prochaines décennies des guerres en Europe. Car celle-ci accumule les handicaps et les faiblesses. L’un d’entre eux, et qui n’est pas le moindre, réside dans l’idéologie universaliste et parousiaque qui continue d’habiter les esprits des principaux dirigeants politiques (le président Macron particulièrement), mais aussi ceux d’une vaste partie des acteurs médiatiques et politiques.
Le démenti à l’universalisme occidental.
Le moins que l’on puisse dire, à la lumière de l’expérience afghane, est que les Occidentaux sont moins aptes à créer des partisans résolus, prêts à se battre pour les valeurs auxquelles ils ont été apparemment convertis et pour les institutions qu’ils ont adoptées, qu’à s’entourer d’affidés séduits par les mœurs occidentales mais peu empressés à les défendre sur place, au point de capituler sans combattre. Pour oser une comparaison un peu dure mais qui permet tout de même de mesurer la dégradation morale du monde occidental/occidentalisé au cours des dernières décennies, on se souviendra de ces jeunes vietnamiens qui avaient pris parti pour la France, et qui, en 1954, sautaient sur Dien Bien Phu (et il s’agissait déjà d’un siège) avec leurs camarades français.
La chute de Kaboul signifie, à la fois, l’échec de l’universalisme occidental dans sa volonté de conversion de la planète, et le recul des Etats-Unis en Asie de l’Ouest, contraints qu’ils sont de se tourner vers l’autre façade du continent asiatique et, dans une certaine mesure, à se replier sur eux-mêmes. La vie internationale se partage désormais entre trois pôles dominants et en pleine compétition : la Chine de plus en plus puissante, les Etats-Unis sur la défensive, et l’Islam de plus en plus prégnant sur le plan psychologico-politique, et cela bien que fortement divisé.
L’Europe à un tournant de son histoire.
Tout cela augure mal de l’avenir de l’Europe. Pourtant, comme l’a souligné le Premier italien Mario Draghi, si le retrait américain et la perspective corrélative d’un désengouement de Washington pour les affaires européennes peuvent inquiéter certaines chancelleries du Vieux continent, ces événements sont en même temps une aubaine pour ceux qui militent pour l’émergence de la puissance européenne.
Car sans elle, c’est-à-dire sans défense autonome (l’arme nucléaire française est hors d’usage dans le contexte des conflits à basse intensité) et sans une diplomatie et une stratégie communautaires il faut s’attendre à des conséquences malheureuses que l’opinion publique européenne ne soupçonne pas. Telle l’arrivée massive de populations musulmanes poussées hors de chez elles vers l’Europe, au titre tantôt de réfugiés politiques (ex : l’Afghanistan), tantôt de réfugiés climatiques (conséquence de l’aridification accentuée de plusieurs pays méditerranéens et du Moyen-Orient), et tantôt de réfugiés économiques (misère d’un Maghreb surpeuplé au bord de la rupture). Une telle éventualité engendrerait inévitablement des guerres sur le sol européen.
Par ailleurs, face à l’Asie, sans un développement maximal des nouvelles technologies (notamment celles de l’intelligence artificielle), c’est la dépendance économique, culturelle et sanitaire qui se dessine.
Va-t-on se débarrasser de l’idéologie dominante?
Les Etats européens accumulent les handicaps : dénatalité et vieillissement de leurs populations qui expliquent leur (grand)remplacement naturel -c’est une question de mécanique démographique, et non pas de complot- par d’autres venues d’horizons lointains ; retard technologique et morcellement de la recherche ; incapacité nationale à résoudre la plupart des problèmes qui se posent à eux (désindustrialisation, transition énergétique, etc.).
Cependant, le principal handicap des Européens réside dans leur idéologie (suicidaire) dominante qui empêche les peuples et leurs dirigeants d’accepter le monde tel qu’il est et tel qu’il a toujours été, c’est-à-dire fondé sur des rapports de force.
A terme, la « contrainte systémique », à savoir la pression de tous les effets négatifs du système mondial sur les sociétés européennes , aura raison de ces « valeurs » dont se gargarisent les médias et les politiques et qui ne sont que des croyances ou des préjugés anciens, démentis aujourd’hui par les faits. Dans le processus de dégrisement des esprits, la fin de l’opulence économique sera sans doute décisive. Mais en attendant, l’idéologie au pouvoir continue de sévir et d’exercer ses effets néfastes. Et on doit d’inquiéter de ce que le départ, acquis ou éventuel, de certains des dirigeants européens parmi les plus inhibés n’annonce pas nécessairement le passage à une manière de penser le monde lucide et pragmatique.