Les dieux existent peut-être ; mais au-dessus de nos têtes, loin, dans un autre monde.
Hölderlin
J’ai décidé de me consacrer à une petite étude exhaustive du cinéma NS, parce que je me suis rendu compte qu’il y avait en fait assez peu de films à analyser, ce qui facilitait grandement l’entreprise. De 1933 à 1945 seules quelques dizaines de films, de moins en moins à la fin des années 30 et avec la Guerre. Pourquoi cette disette ? Le boycott mondial a joué un rôle avant et après l’invasion de la Pologne, les difficultés de financement aussi, de distribution, et la fuite des cerveaux comme on dit, affaire plus compliquée aussi qu’on ne le croit.
Je veux surtout éviter de m’appesantir sur la caricature en deux parts : le juif Süss d’un côté, et la mère Riefenstahl de l’autre, cinéaste limitée et femme opportuniste, servie surtout par Agfa, son musicien, ses grands techniciens (Rutmann, ancien communiste, monteur extraordinaire, auteur du légendaire Berlin d’une grande ville, et courageusement mort d’ailleurs sur le front de l’Est en 41) et la beauté olympienne des spectacles filmés (la fête du parti, l’Acropole d’alors, froidement saccagée depuis, et l’ouverture grandiose des JO de Berlin). Riefenstahl qui doit tout à son sujet, le génie inouï du spectacle hitlérien, mais c’est le cactus qui cache la forêt.
Justement découvrons la forêt. On se rend alors compte que le cinoche NS n’est pas si propagandiste que cela, que c’est un cinéma de biopics, de mélos, de pensums historiques et épiques, d’expérimentations graphiques, de coproductions européennes sympas et de reportages techno-chamaniques (les panzers, les forêts, l’Amazonie, le Tibet) comme je disais du temps de ma genèse ! Mais que ce n’est pas non plus le cinéma révolutionnaire que l’on est en droit d’attendre. J’ai divisé mon développement, qui pourrait un jour donner matière à un bouquin sur la question (Jacques Siclier avait jadis écrit un bon livre sur le cinéma de Vichy, et ce sans faire scandale). On me pardonnera d’être succinct ou elliptique, je n’ai pas encore pris ma décision – d’écrire le livre.
Qui part, qui reste
Il est faux de dire qu’Hitler a chassé les artistes. Une partie des actrices, acteurs ou réalisateurs étaient déjà partis pour affaires, qui à Londres qui à Los Angeles, et ce depuis les années vingt ou simplement avec la Crise ; il y a aussi de rares autrichiens qui resteront jusqu’en 38 à Vienne ou partent alors – en fait toujours pour affaires. En 33, le réalisateur juif Reinhold Schünzel de Victor/Victoria, célèbre par son remake de Blake Edwards, a pu rester d’autres années en Allemagne par exemple. Douglas Sirk, « gentil » danois et merveilleux auteur des beaux mélos gothiques (avec Jane Wyman, 2ème épouse de Reagan et Rock Hudson) dans les années 50, reste en Allemagne et produit quatre films, dont la habanera et Vers les rivages. Sirk jouera au gros antinazi vers 42, ce qui ne l’empêchera pas de rentrer en Allemagne en 1960, à la fin du dernier âge d’or hollywoodien (le début de l’âge de fer là-bas). C’est Sara Leander, une star suédoise aux origines prétendument douteuses (ils sont partout !!!) qui joue dans ses films. Max Ophuls partira aussi, mais il a réalisé Liebelei, célèbre bluette viennoise au charme de laquelle ne sont pas insensibles nos sentimentaux nazis ! On y retrouve la mère de Romy Scheider et Paul H., le fils de notre bien-aimé… Horbiger !
La grande et douloureuse surprise est bien sûr le départ de Fritz Lang. La perte sera irréparable. C’est le plus grand cinéaste du muet avec Griffith et en plus il faisait des films à profil futuriste ou épique ! Lui n’est pas parti le soir même dans un train pour Paris comme il l’a longtemps dit. Ses deux derniers films ont été interprétés aussi comme des dénonciations déguisées du nazisme : Mabuse (devenu le titan magnétique du mal) et M. le maudit (la pègre veut sa justice, jugeant la police démocratique incompétente). Sa femme Théa von Harbou, la grande scénariste de tous ses chefs d’œuvre muets en Allemagne, reste et devient même membre du parti. Hitler et Goebbels avaient été fascinés par le monumental Nibelungen et comme tout le monde par Metropolis, grande métaphore sur la cybernétique, les Illuminati et le contrôle mental à l’époque moderne (comme le souligne vigilantcitizen.com, ce film est de plus en plus actuel et imité). Le médiocre Richard Eichberg réalisa un bizarre et décadent (tourisme VIP, maharani muée en danseuse nue de cabaret, aventurier interlope, etc.) binôme tigre du Bengale-Tombeau hindou en 38 sur un scénario de Théa, elle-même réalisatrice d’une Himmelfahrt, l’Ascension d’Hannele. En revenant en Allemagne en 1958 après avoir incroyablement éreinté la civilisation américaine dans ses derniers opus hollywoodiens (j’en reparlerai), Lang reprend le scénario de son ex-femme (vers 1920, il vivait avec elle dans une grande maison ornée de svastikas…) et réalise ses deux derniers grands films, le tigre et le tombeau. Bel Udaipur, sujet plus noble et sacerdotal que celui de l’opus nazi, casting très faible, hélas. On ajoutera aussi pour finir ses mille yeux du docteur Mabuse. Au temps du muet, figure de l’inflation et de la défaite, Mabuse constitue aussi une polymorphe métaphore en 1919 de l’escroc, du drogué, du joueur, du magicien, du boursicoteur, de l’hypnotiseur, du dégénéré tout à la fois… Fritz Lang, le mutant des années vingt, n’a pas voulu du trône plein de bruit et de führer. Cela pouvait pourtant changer le monde. Peut-être avait-il eu peur des forces terribles que son cinéma renfermait et dont il voyait le potentiel fabuleux se révéler à la face du monde…
Les coproductions
Vingt nationalités et cinq nations ont attaqué l’URSS en 1941. Donc, pour la xénophobie des nazis, on repassera… dans le cinéma c’est pareil : toutes les bonnes volontés sont bienvenues. Si certains partent, d’autres viennent ou restent de bon cœur. Il y a les hongrois, pourtant pas très « aryens », (Geza von Bolvary, Joseph von Baky, l’auteur du grandiose et bouffon Münchhausen) et toujours populaires en Allemagne, Jacques Feyder dont la kermesse héroïque est tournée dans les deux langues, la suédoise Sarah Leander promue reine de l’époque, la russe Olga Tschechowa (descendante du grand Tchekhov). Ce méli-mélo cosmopolite est digne de la Mitteleuropa. Il explique la grande histoire d’amour de Goebbels avec Lida Baarova, tchèque sans provision à qui le führer proposa même la naturalisation avant de la faire partir pour préserver sa chère Magda.
Il y a donc des coproductions avec les Espagnols (Carmen de Triana avec la belle argentine Imperio Argentina, égérie putative du führer), les Italiens bien sûr (Carmine Gallone, auteur du film La marionnette, qui avait fait Hannibal en 35 et fera Don Camillo N°3), et il y a même un film pro-russe sorti en 40 après le pacte, le maître de poste ! Les cinéastes Français comme Feyder donc (belge naturalisé), le surprenant Henri Decoin, ou Marcel l’Herbier (Adrienne Lecouvreur, avec Fresnay et Yvonne Printemps) ont aussi travaillé avec l’Allemagne à cette époque. Le grand cinéma de Vichy sera de la même veine, car à l’époque les réalisateurs Français étouffent, comme le reconnaîtra Renoir en personne.
Olga Tschechowa jouera entre autres dans une adaptation de notre éternel Bel-Ami avec le metteur en scène Willy Forst. C’est un des fonds de commerce du cinoche allemand petit-bourgeois : l’amourette, l’histoire à l’eau de rose qui tourne au vinaigre. On reverra ça avec l’émouvante et tragique Sissi, si doucement doublée par ma copine Victoria, et ses cinquante millions de spectateurs : les Marischka travaillaient aussi à cette époque.
Adaptations littéraires et biopics
Le cinéma nazi cherche à cultiver le peuple comme la France de Vichy (souvenez-vous du docteur Laennec ou de Berlioz) par la biographie des grands personnages de l’histoire germanique, faisant des salles obscures une réplique du fastueux palais du Walhalla sur les bords du Danube, et consacré aux grands hommes de la patrie. La culture nazie est favorable à la célébration héroïque des grandes figures féminines comme Marie Stuart (le cœur de la reine, par Carl Froelich) ou Jeanne d’Arc, une figure favorite du führer, que l’actrice Angela Salloker incarne métaphysiquement à l’écran. Le film est une réussite assez grandiose et surprenante.
On réalisera aussi des vies de Bismarck, des hagiographies de l’inévitable grand Frédéric, de Schiller (avec Olga encore, et le très beau Horst Caspar), de Guillaume Tell avec les Suisses (le méchant Geissler est joué par Conrad Veidt, ex Cesare de Caligari et futur méchant nazi de Casablanca), et plus proches de la guerre, de l’oncle Kruger, victime boer de la barbarie britannique (pourquoi donc le kaiser Guillaume n’attaqua pas Londres à cette époque !). C’est le vieux Jannings qui joue le rôle, l’immortel Tartuffe et dernier homme de Murnau. Veit Harlan – de la famille de Christiane Kubrick – adapte aussi des classiques comme Immensee, de Theodor Storm, pour satisfaire les goûts très romantiques du grand public teuton.
C’est aussi l’époque des débuts du cinéaste Käutner, un des derniers maîtres allemands, qui réalise des comédies musicales (GroBe Freiheit) ou des films sentimentaux narrant la séparation, du fait de la guerre, d’une femme et de son mari. On découvre d’ailleurs à l’occasion une femme allemande professionnelle et libérée, qui n’a rien à voir avec ce qu’en a fait la propagande de Goebbels et des « fous alliés » : la messe, la table et les enfants c’est pour une autre fois ! Auf Wiedersehen, Franziska est une des meilleurs mélos de guerre et d’amour jamais réalisés. Après la guerre, quoiqu’en pense Tulard, l’historien le plus ennuyeux du cinéma, Käutner fera d’autres bons films, dont un bouleversant biopic du roi Louis II et une charmante comédie historique, le capitaine de Kopenick. Il finira sa vie en filmant l’inspecteur Derrick, joué par l’ancien SS Horst Tappert. Mais le plus grand succès de l’époque sera le Grand Amour (die grosse liebe), avec encore Sara Leander, qui mêle comme toujours guerre et amour, propagande et divertissement.
Enfin, on peut citer la curieuse trajectoire du vétéran marxiste Pabst, copain de Brecht jadis et très bon filmeur de l’opéra de quatre sous, mais qui dirige un magique Paracelse pendant la guerre ! Et oui, on vire parfois de gauche à… à où d’ailleurs ? On découvre un autre vétéran, Paul Wegener, auteur d’Augustus le fort, jadis réalisateur au temps du muet du fascinant golem et du non moins étonnant étudiant de Prague, chef d’œuvre fantastique et métaphysique auquel mon vieil ami Baudrillard consacra des lignes inspirées dans sa société de consommation. Essayez de trouver ce film, il est unique : sur la dépossession de l’âme par le capitalisme méphitique. On n’a jamais fait mieux. Wegener est un autre prophète du socialisme magique.
Deux films méritent encore l’attention : l’empereur de Californie, le seul western nazi, qui est consacré au génial aventurier et businessman Sutter, à qui l’anar Cendrars consacra un roman génial (l’or), et le chien des Baskerville, sujet d’intérêt racial évident (comme une bonne partie de l’œuvre ésotérique de Conan d’Oyle). On adapte à l’époque d’autres Sherlock Holmes, ce qui comme les scolaires Jules Verne n’est jamais très bon signe.
En animation, on recommandera les réalisations graphiques d’Oscar Fischinger dont le grand critique communiste Sadoul reconnaissait qu’il avait inspiré tout ou presque le meilleur Disney (qui avait reçu Riefenstahl chez lui) et de Georges Pal, un autre hongrois, qui fera une carrière américaine ensuite. Auteur de science-fiction et d’anticipation renommé (la machine à remonter le temps, c’est lui, en 60), Pal a fait ses armes en Allemagne… les amateurs pourront enfin découvrir un film sur l’alchimie, nommé Gold (1934).
Propagandes et reportages
On a ramené le cinéma nazi à cela, y compris chez les fachos d’ailleurs. Les défilés, les actualités, les armements, le saint-frusquin.
Tous les grands professionnels dont un vieil ami que je ne citerai pas reconnaissaient que les actualités allemandes de l’époque, surtout les militaires, étaient incomparables. C’est d’ailleurs le seul souvenir que l’on ait gardé de l’émission d’Arte présentée par l’historien Marc Ferro. Comme l’a dit un jour Godard (c’est un morceau de choix de l’émission ciné cinémas) c’est Hitler qui a inventé l’Arriflex, la meilleure caméra du monde. Le mari du film de Käutner cité plus haut est d’ailleurs cameraman. La charge des walkyries accompagnant les hélicos d’Apocalypse now est platement copiée de « nos » actualités de l’époque ! On remplissait les réservoirs du panzer avec un peu de Wagner !
Je laisse de côté les courts-métrages sur l’euthanasie qui n’est pas ma tasse de thé. Parmi les films de propagande moins connus, on peut donc citer les reportages de Rutmann –sur l’agriculture ou les panzers), un opus contre les Rothschild (à quand un contre Goldman Sachs ?), et puis des films –il faut le souligner – pro-irlandais. Le film le plus connu est Ma vie pour l’Irlande, qui fut un temps très populaire dans ce petit pays ! Il y en a même un assez tordant où l’on voit un trafiquant interlope essayer de sortir frauduleusement du lin d’Irlande (c’est Leinen aus Irland d’Heinz Helbig) ! On était en 39 et la production tentait ici d’exploiter la veine comique avec un Popeck de service !
On indiquera aussi les documentaires un peu plus mytho, à thématique naturelle et sauvage, servis par les flamboyantes pellicules Agfacolor de l’époque. Il y a le très alléchant secret de Tibet (Geheimnis Tibet) de Lettau et Schafer, qui annonce sept ans au Tibet et même plus, le chant du désert (das liede der wuste) de Paul Martin, et aussi des petits moments d’enchantement comme les animaux sauvages en Amérique du sud, la Thuringe cœur vert de l’Allemagne – on sait que le premier décret du nouveau régime fut pour préserver la forêt noire. C’est dans ce rapport flamboyant, sacré, sauvage à la nature ou au territoire magique que le si professionnel reportage nazi peut donner le meilleur de lui-même. L’héritier sera Werner Herzog première époque.
Petit bilan en demi-teinte
Le tout forme un ensemble convenable, un peu académique tout de même, qui ne reflète pas toujours le génial dynamisme technique et psychique de cette grande nation à l’époque. Dans sa bio de Goebbels, David Irving parle d’uniformité à propos de l’art allemand, uniformité qui frappe beaucoup de domaines (on rêve de colossal ou d’un néo-classicisme bavarois plus que de futurisme révolutionnaire). Où est la science-fiction par exemple, au pays de Von Braun ? Pensez que l’on avait fait interdire Frau im Mond de Lang, tourné en 26, car les maquettes de fusées étaient jugées trop précises par l’armée en 33. Il a manqué bien sûr selon moi au cinéma nazi le temps et un grand maître, un Fritz Lang, un Ptouchko, un Rou, ayant les coudées franches ou bien l’inspiration pour développer des sujets plus épiques et même païens. Même les acteurs ne sont pas si beaux ni si charismatiques. On sait que le führer adorait la grande star british du muet Barrymore, et bien sûr Clark Gable et Gary Cooper (les trois lanciers sont son film de chevet, et ils le méritent). Il a manqué aussi un grain de folie, de Sturm und Drang en fait, sans doute d’ailleurs à cause de Goebbels, qui a enfermé l’art dans des tiroirs. C’est bien le problème de la culture allemande à cette époque, un peu Kleinebürger, elle n’a pas eu le temps de trouver… ses marques. Ptouchko est arrivé aux manivelles trente ans après la Révolution d’octobre.
Pour le reste, j’espère que pour mes lecteurs et amateurs les internautes allemands feront leur travail en mettant en ligne les opus méritants (voyez Jeanne d’Arc, c’est fabuleux). Il y a certainement aussi des pépites est-allemandes à découvrir ou redécouvrir ; c’est ce qui m’était arrivé en 2000 à Cottbus tandis que j’assistais à un tournage énorme : on vendait librement des films VHS de cette époque maudite et un peu kitsch à des brocantes…
C’est comme je dis toujours, on était plus libre de l’autre côté du lémur des lamentations.
Une pépite justement pour finir : Titanic, tourné en 43, froidement copié par Cameron, et qui dénonce prophétiquement le délire final (à répétition !) du capitalisme financier et la liquidation des classes blanches populaires en occident. Censuré par Goebbels et très populaire en URSS en pleine guerre froide. Non mais… je laisse la conclusion à mon vieil ami le baron de Münchhausen, d’ailleurs inspiré par Hamlet (this time is out of joint):
Nicht meine Uhr ist kaputt, die Zeit ist kaputt!