J’évoque Juvénal, poète (60-140 après JC) dont je relis les satires, comme pour me consoler de l’actualité.
Juvénal écrit dès sa première satire cette acérée remarque contre les méfaits de la paix :
« Aujourd’hui nous souffrons des maux d’une longue paix, plus cruelle que les armes ; la luxure nous a assaillis pour la revanche de l’univers vaincu. Aucun crime ne nous manque, aucun des forfaits qu’engendre la débauche, depuis que la pauvreté romaine a péri ».
Se plaint-on du pouvoir de l’argent ? Juvénal écrit que :
« Le premier, l’or obscène a importé chez nous les mœurs étrangères ; avec son luxe honteux, la richesse, mère des vices, a brisé les traditions séculaires. »
Parle-ton de sexe ou de libération des mœurs ? Le poète satiriste explique que :
« Lorsque l’amant fait défaut, on livre assaut aux esclaves ; faute d’esclaves, on appelle un porteur d’eau ; si enfin il n’y a pas moyen de trouver d’homme, on n’attendra pas davantage, on se couchera sous un âne ».
Evoque-t-on l’avortement ? Juvénal rappelle :
« Le moment même où Julie nettoyait d’une foule d’avortons sa féconde matrice et se délivrait de fœtus qui ressemblaient à son oncle. »
L’incrédulité se développe à, et ceux qui critiquent Harry Potter et son influence sur les anciennes têtes blondes de Londres ou de Strasbourg feront bien de lire ces lignes :
« Existe-t-il des mânes, un royaume souterrain, une gaffe de nautonier, un Styx avec des grenouilles noires dans son gouffre, et une barque unique pour faire passer le fleuve à des milliers d’ombres ? Même les enfants ne le croient plus, sauf ceux qui n’ont pas encore l’âge de payer aux bains. »
Nous plaignons-nous de la domination des experts, des médecins, des médiatiques et des diététiciens et des bateleurs de tout poil ? Notre poète a encore réponse à tout :
« Dis-moi ce que c’est qu’un Grec ? Tout ce qu’on veut : grammairien, rhéteur, géomètre, peintre, masseur, augure, danseur de cordes, médecin, magicien, que ne fera point un grec famélique ? »
Sur le bruit en ville :
« Où louer un appartement où l’on puisse fermer l’œil ? Il faut une fortune pour dormir dans notre ville. Voilà ce qui nous tue. Le passage embarrassé des voitures dans les rues étroites, le désordre bruyant du troupeau, ôteraient le sommeil à Drusus lui-même… »
Sur l’étatisme, la fiscalité, les contrôles tous azimuts :
« Qui oserait vendre ou acheter ce poisson, quand tant de délateurs surveillent les côtes ? Il y a partout des inspecteurs qui chercheraient noise au pauvre pêcheur ; ils affirmeraient que le poisson a été élevé dans les viviers de César, qu’il s’en est échappé et qu’il revient de droit à son premier possesseur. »
Juvénal remarque aussi que le fisc tue la nature :
« Nous n’avons plus un arbre qui n’ait à payer une taxe au Trésor : il mendie, ce bois dont les muses ont été exilées. »
Juvénal nous met enfin en garde contre le notable allongement de la durée de vie, obsession dont les imbéciles font leurs choux gras dans les pages branlantes du Fig-Mag (ce baby va vivre centre-trente ans !) :
« Donne-moi longue vie ; accorde-moi, Jupiter, de longues années. » C’est le vœu, le seul, qu’en bonne santé tu formes, ou malade. Mais quelle suite d’affreux maux accablent une longue vieillesse ! »
Juvénal – Satires, traduites par Henri Clouard