Que s’est-il réellement passé ce jour où la Base d’Al-Chaayrate a été visé par 59 missiles surface/surface BGM-109 Tomahawk tirés par le USS Porter (DDG-78) et le USS Ross (DDG-71)1 à partir de la Méditerranée orientale ? Démonstration de force trumpienne ? Sans nul doute. Réussie ? En partie ratée en raison du jamming (contre-mesures) russes ? Petit RetEx de notre part sur cette affaire qui n’en finit pas de faire couler de l’encre… 1ère Partie.
« La guerre a toujours été un objet médiatique, mais elle l’est plus que jamais. Elle l’est quand une attaque chimique abominable déclenche dans le monde occidental une vague d’indignation certes légitime mais peu empreinte de réflexion. Elle l’est aussi quand des groupes terroristes préfèrent la petite guerre à la grande en déclenchant des actes de terreur sur le sol occidental pour impressionner des sociétés devenues étrangères au fait militaire et dont les réactions choquées servent de caisse de résonance aux actions djihadistes. Elle l’est encore quand le président Donald Trump s’autoproclame président de la première puissance du monde en envoyant n’importe où sur le globe ces bijoux de technologie que sont les missiles de croisière Tomahawk. Tous ces phénomènes guerriers et médiatiques reposent sur la sidération des foules. Ils opèrent sur les esprits comme une forme de ‘sacré’ au sens que René Girard donnait à ce terme. Une gestion de la violence par la violence. Une mise en scène qui sert à endiguer la violence en la concentrant en un point particulier. Dans le cas du terrorisme, le sacré est archaïque. C’est la violence brute qui s’abat en un point et au hasard sur la foule. Avec le missile Tomahawk, le sacré est technologique. Mais ce n’est pas le sacré technologique de la bombe nucléaire toute-puissante qui annihile tout et qui repose sur son non-emploi. Avec le missile de croisière, la technologie est spectaculaire mais concentrée. Le Tomahawk est l’incarnation la plus aboutie de la guerre chirurgicale, que d’aucuns appellent abusivement la guerre propre »2.
Caroline Galactéros3.
Comment s’est passé la prise de décision des frappes, on le sait ?
Jacques Borde. À peu près. Trois options étaient, en fait, sur la table :
1- une frappe à vaste échelle, en tapant le palais présidentiel, notamment ;
2- ne rien faire ;
3- répondre de manière graduée.
L’Option n°1 n’aurait été évoquée, semble-t-il, que manière formelle ? Un simple rappel des scenarii possibles en quelque sorte. Désolé, je n’ai pas d’éléments quant à ceux qui ont pu la soutenir.
L’Assistant to the President et White House Chief Strategist, Stephen Steve Bannon, partisan de la 2ème option, ne rien faire, a été mis en minorité.
Le National Security Adviser, le lieutenant-général Herbert Raymond McMaster4, l’US Secretary of Defense, le général (Ret) James Mad Dog Mattis5, et le US Secretary of State, Rex W. Tillerson, recommandaient la 3ème option.
Ils ont eu gain de cause.
Au fait, qui fabrique le BGM-109 Tomahawk ?
Jacques Borde. Raytheon, qui fabrique également les MIM-104 Patriot.
D’après le classement du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), Raytheon est la 4ème entreprise mondiale d’armement et probablement le 1er producteur de missiles. Son chiffre d’affaires dépassait 20 Md$US en 2013 et, selon d’autres sources, aurait atteint 23 Md$US en 2015. Les bénéfices déclarés sont de l’ordre de 10% du chiffre d’affaires.
Ah, dernier point concernant le groupe : aux présidentielles de 2012, Raytheon a donné un peu plus aux Républicains qu’aux Démocrates.
Croyez-vous au brouillage russe en cette affaire ?
Jacques Borde. Ah, les capacités russes à paralyser l’US Navy ! La rumeur est ancienne et court les cénacles pro-russes en France et ailleurs ! Mais qu’en est-il réellement ?
Parce que vous en doutez ?
Jacques Borde. Oui, pas mal, en fait. Mais prenons les choses dans l’ordre.
Épisode 1. Le 10 avril 2014 pour être précis, le prédécesseur de Donald Trump, Barack H. Obama, envoyait un autre Donald en Mer noire, je veux dire le destroyer Donald Cook. Un bâtiment de la Classe Arleigh Burke6 qui est la plus récente des classes de destroyers américains7.
Et, effectivement, ce navire multi-rôles, équipé du système d’armes Aegis, a progressivement remplacé l’ensemble des destroyers américains. Les bâtiments de cette classe sont chargés principalement de la Défense antiaérienne au sein des escadres navales. Ils peuvent également frapper des cibles terrestres et navales à l’aide de missiles de croisière et de Harpoon8, mais, ça n’est pas leur rôle principal.
À rappeler, puisque nous y sommes, la destruction prétendument accidentelle du Vol 655 Iran Air, par le USS Vincennes (CG-49)9. Deux missiles surface/air RIM-66 Standard/SM-2MR furent tirés tuant les 290 passagers et membres d’équipage d’un Airbus A300 dont le seul tort aura été de décoller en retard de 27 minutes de l’aéroport de Bandar Abbas. Sur le sujet, reportez-vous à mon livre Vol 655 Iran Air, Un Crime de guerre américain.
Pourquoi faire intervenir des bâtiments de cette classe ?
Jacques Borde. Parce que, je vous le répète, ils sont, un peu comme nos frégates FREMM, multirôles. Et aussi, sans doute, parce qu’ils étaient sur zone, tout simplement.
Il est donc, en partie, inexact d’écrire, comme cela a été fait, que l’armement essentiel de l’USS Donald Cook (DDG-75) est le BGM-109 Tomahawk. En fait, les Classe Arleigh Burke sont dotés de 90 modules de lancement verticaux chargés avec un panachage de vecteurs surface/air et surface/surface.
Dans l’ordre :
1- des missiles surface/air Standard SM-2 Block IIIB. Ou des SM-6 Standard ERAM, qui combine la structure aérodynamique du SM-2 et la tête chercheuse du AIM-120 AMRAAM ;
2- des armements antinavires AGM-84 Harpoon et torpilles VLASROC RUM 139 ;
3- des missiles de croisière BGM-109 Tomahawk destinés aux frappes plus lointaines. Et qui ont été engagés en Syrie.
Pourquoi une aussi longue entrée en matière ? Simple : le USS Porter (DDG-78) et le USS Ross (DDG-71) sont des bâtiments Classe Arleigh Burke.
À noter que les Classe Arleigh Burke embarquant autour d’une cinquantaine de BGM-109 Tomahawk, Ils n’ont donc tiré sur la Syrie qu’une grosse moitié de leurs engins…
Vous nous parliez du Donald Cook ?
Jacques Borde. Oui. En Mer noire, l’USS Donald Cook a été survolé par un Su-24 russe, non armé et donc ne présentant aucun danger. Le Donald Cook ayant peu après, regagné la Roumanie, il ne s’est stricto sensu rien passé de notable. Sauf que…
Sauf que ?
Jacques Borde. Là commence la légende dorée de la saga du Su-24 qui aurait contraint le USS Donald Cook (DDG-75) à prendre la fuite !
À en croire, la Rossíyskaya Gazeta, le Su-24 en question aurait été porteur d’un dispositif de guerre électronique, le Jibiny ou Richag-AV. C’est selon. Et lorsque le Su-24 russe a entamé sa phase d’approche, ce dispositif de guerre électronique aurait neutralisé tous les radars, circuits de contrôle, systèmes de transmission d’information, etc. embarqués à bord du Donald Cook. Autrement dit, à prendre pour argent comptant cette version des événements, le système Aegis de l’USS Donald Cook (DDG-75) aurait été déconnecté comme un poste de télé qu’on éteint avec une télécommande.
A-t-on eu confirmation de l’incident ?
Jacques Borde. De manière indépendante et sûre ? Non, malheureusement et c’est bien là le problème. Simplement, selon plusieurs sources, 27 marins de l’USS Donald Cook (DDG-75) auraient demandé à être « relevés du service actif » !
Mais là encore, notons que 27 hommes d’équipage débarqués peuvent tout aussi correspondre à de simples rotations d’effectifs. Rien de probant, donc. Attention, je ne dis pas que rien ne s’est passé. Je dis simplement qu’en l’état de nos connaissances, il convient de rester prudent quant à cette affaire.
Et donc ce sont des Classe Arleigh Burke que l’on a vu s’illustrer en Syrie ?
Jacques Borde. Oui, tout à fait, le USS Porter (DDG-78) et le USS Ross (DDG-71).
Il ressort de ce que l’on sait avec une forte probabilité que sur les 59 BGM-109 Tomahawk tirés sur la Base d’Al-Chaayrate, seuls 36 impacts ont été relevés de source russes. D’où la reprise des spéculations sur le rôle qu’auraient joué les dispositif de brouillage russe. Des sources arabes et iraniennes abaissant ce chiffre à 23 tirs réussis.
Que peut-on en dire ?
Jacques Borde. C’est, comme dans bien des cas, la théorie du verre à moitié vide ou du verre à moitié plein.
La seule donnée brute à notre disposition est qu’une partie des Tomahawk, 23 selon certaines sources, 36 selon d’autres ne sont pas tombés sur la Base d’Al-Chaayrate.
Vous avez émis l’hypothèse que les Tomahawk tirés par la Navy étaient des modèles anciens, ce qui expliquerait que plus d’une vingtaine ne soient pas arrivés à destination ?
Jacques Borde. Il est assez fréquent que l’on tire les plus anciens engins à disposition. C’est une question d’économie en quelque sorte. Plutôt de les remettre à niveau, ce qui coûte assez cher.
[à suivre]Notes
1 Destroyers lance-missiles classe Arleigh Burke.
2 Galacteros.over-blog .
3 Docteur en Science politique, ancien auditeur de l’IHEDN. A enseigné la stratégie et l’éthique à l’École de Guerre et à HEC. Colonel de réserve, elle dirige aujourd’hui la société de conseil PLANETING. a publié Manières du monde. Manières de guerre (éd. Nuvis, 2013) et Guerre, Technologie & société (avec R. Debray et V. Desportes, éd. Nuvis, 2014).
4 Director of the Army Capabilities Integration Center et Deputy Commanding General, Futures du US Army Training & Doctrine Command. Avait précédemment dirigé le Fort Benning Maneuver Center of Excellence et la Combined Joint Interagency Task Force-Shafafiyat de l’ISAF en Afghanistan. Très impliqué dans les Opérations Enduring Freedom et Iraqi Freedom, McMaster est l’auteur de Dereliction of Duty (1997), un des plus vives critique du haut-commandement US lors de la Guerre du Viêt-Nam.
5 Contrairement aux fantasmes colportés par les Démocrates et leurs relais divers et variés, Mattis est considéré comme un intellectuel par ses pairs, notamment en raison de sa bibliothèque personnelle comptant plus de 7.000 volumes. Il a toujours avec lui, lors de ses déploiements, un exemplaire des Pensées pour moi-même de Marc Aurèle. Le major-général Robert H. Scales le décrit comme « … l’ un des hommes les plus courtois et polis que je connaisse ».
6 Aussi nommée DDG-51 à la suite de l’immatriculation du navire tête de série.
7 Et non pas Classe Aegis (Égide) comme beaucoup l’ont écrit, Aegis n’est pas une Classe à proprement parler dans la nomenclature de la Navy, première erreur…
8 Ou plus exactement AGM-84 Harpoon, missile anti-navire transhorizon longue portée de type BVR (Beyond Visual Range). Ces derniers n’étant, depuis les années 2000, plus systématiquement embarqués.
9 Croiseur Classe Ticonderoga.