Voxnr – Emprise

Testostérone, Biscoteaux & Jeux de guerre : Qui Compte de plus en plus pour des prunes au Levant ?

À écouter ce que nous dit la Nezavissimaïa Gazeta, ce qui s’est passé la semaine dernière lors des tirs de Tomahawk de l’US Navy est sensiblement différent des premières versions. En revanche, ce qui ne change pas c’est la facilité avec laquelle les Israéliens se fraient leur chemin au travers de la bulle de savon… pardon la bulle protectrice russe tissée au-dessus de la Syrie. Ou plutôt au-dessus d’une partie restreinte (pas Damas, visiblement) de la Syrie.

À vous entendre les S-300 et S-400 russes déployés en Syrie comptent plutôt pour des prunes ?

Jacques Borde. (Sourire). Ça n’est pas ce que j’ai dit. En fait, nous commettons une erreur d’analyse essentielle quant à ces engins. Bien que positionnés en Syrie, les Russes n’ont surtout pas l’intention de s’en servir, ce qui est leur droit d’ailleurs.

Ni contre les Israéliens, ni contre les Américains. Et, parmi les joueurs du Grand jeu au Levant, les groupes nazislamistes takfirî n’ont pas de composante aérienne ! En clair, les S-300/400 ne sont pas un vecteur stratégique ou même tactique mais un vecteur dialectique relevant du discours russe sur la Syrie. Ça et seulement ça !

Déjà pas mal, en fait. Sauf que, à force d’en parler et seulement d’en parler, ces S-300/400 ont-ils encore l’effet dissuasif qu’en espèrent les Russes ? That is the question. Le Retenez-moi ou je fais un malheur ! n’est pas une arme de dissuasion très efficace sur le long terme, je le crains.

Ceci sans parler des doutes que beaucoup nourrissent quant à leurs capacités réelles. À raison, semble-t-il !

Pourquoi, « à raison » ?

Jacques Borde. Parce que ni les systèmes antiaériens, pas plus que que la bulle de protection (sic) russes n’arrêtent pas grand-chose, pardi !

Primo. Ce jeudi matin, dixit Al-Manar, la chaine du Hezbollah, « Une forte explosion a eu lieu près de l’Aéroport de Damas, provoquant un incendie (…) l’explosion est vraisemblablement due à un bombardement israélien contre des réservoirs de carburant stockés près de l’aéroport ».

Pour que les choses soient claires :

1- le Hezbollah, autant de jure que de facto entité militaire en état de guerre avec Israël, n’a pas un grand intérêt à inventer des frappes ennemies qui n’existeraient pas ;
2- l’Aéroport international de Damas est situé à environ 25 km au sud-est de la capitale syrienne ;
3- Damas est bien la capitale internationalement reconnue de la Syrie, pays lui-même membre des Nations-unies ;
4- cela signifie que dans son engagement (sic) aux côtés de la Syrie, la Russie n’assure aucune protection d’aucune nature à l’Aéroport international de Damas1 ! Drôle d’allié… Ah, oui, pardon : dixit le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï V. Lavrov, la Russie n’est que le partenaire de la Syrie !…

Secundo. Tsahal s’est permis de revendiquer la destruction de près de 100 missiles du Hezbollah en une seule et unique frappe, le 26 avril 2017 ! Selon ce qu’en ont dit les sources militaires hiérosolymitaines, « Israël n’a pas mis la Russie au courant en temps réel sur les attaques de Tsahal en Syrie », au cours desquelles « environ 100 missiles du Hezbollah ont été détruits ».

Pas beaucoup de détails, quand même…

Jacques Borde. En effet. Mais, depuis quelques années déjà, les Israéliens de moins en moins d’informations sur ce qu’ils fonts ou ne font pas. Le fait est assez rare compte tenu de la politique de Tsahal qui ne communique jamais sur ses opérations militaires, et refuse presque systématiquement de commenter les bombardements en Syrie qui lui sont imputés.

Là, au moins, on a quelques détails…

Lesquels ?

Jacques Borde. Le fait que c’est bien Israël (quel que soit le vecteur de frappe utilisé) qui a détruit ces missiles :

1- en Syrie ;
2- que ces missiles étaient bien destinés au Hezbollah ;
3- que cela a eu lieu lors d’une opération visant des convois d’armes. Ce qui implique un travail de Renseignement en amont. Avec une Boucle OODA2 suffisamment réduite entre le recueil des renseignements et la frappe elle même ;
4- que l’État hébreu n’a pas agi « qu’une seule fois ».

Le 4ème point a son importance car il nous confirme bien que des frappes régulières sont effectuées (contre des positions du Hezbollah) en Syrie. Un secret de polichinelle, mais, les choses sont un peu plus claires maintenant : l’Heyl Ha’Avir Ve’Hahalal3 a, de toute évidence, Open bar au-dessus de la Syrie et ne se gêne plus pour le faire savoir.

Vous me disiez qu’on a aussi du nouveau concernant plus précisément l’affaire des tirs de Tomahawk de l’US Navy ?

Jacques Borde. Oui. Quelques pièces à verser au dossier en fait

Selon la Nezavissimaïa Gazeta, 36 des 59 missiles BGM-109 Tomahawk tirés auraient été détruits par la Russie. Une information très différente de celle avancée par US Department of Defense qui parlant de 58 missiles (sur 59) ayant atteint leur cible.

Et qu’apprenons-nous de nouveau ?

Jacques Borde. À en croire la Nezavissimaïa Gazeta, « ces missiles auraient été détruits en vol par les chasseurs syriens (…). Les missiles qui n’ont pas atteint Chayrat n’ont été détruits ni par les S-300 ni par les S-400, des batteries de missiles déployés sur la base de Hmeimim et de Tartous. Il est peu probable d’ailleurs que ces batteries soient entrées en fonction, car les Tomahawk américains ont été tirés depuis une région bien éloignée du lieu de déploiement des S-300 et S-400 ».

Et le quotidien d’affirmer qu’« À vrai dire, il n’a pas été possible que la mission d’interception des missiles de croisière américains soit accomplie par les batteries de missiles antiaériennes syriennes ou russes. Au contraire, ce seraient fort probablement les Sukhoï 35 et les Sukhoï 30SM qui auraient tiré des missiles air-air et des obus de mortier sur les Tomahawk. De surcroît, les missiles de croisière en question pourraient avoir été neutralisés par les systèmes de brouillage à bord des Sukhoï ».

La thèse que défend la Nezavissimaïa Gazeta vous semble crédible ?

Jacques Borde. À part les chiffres affichés par chacun des deux, qui demandent à être confirmés, oui. Assez réaliste en tout cas. Je note, en tout cas, plusieurs choses :

1- cela confirme les capacités antimissiles des appareils de combat russe de dernière génération ;
2- la Nezavissimaïa Gazeta ne mentionne pas les Su-34 Fullback, qui sont pourtant les appareils les plus polyvalents du parc aérien russe ;
3- est également confirmé (par une source… russe, ce qui n’est pas rien) le peu de crédit à accorder aux fameux systèmes de brouillage russes, vu qu’à lire la Nezavissimaïa Gazeta, ils ne sont même pas cités. Alors bulle de protection ou bulle de savon ? Posons-nous la question ;
4- à peu près la même chose quant aux S-300, S-400. Qui auraient pu tenter de jouer leur part dans la riposte (sic) russe. Histoire, par exemple, de prouver aux futurs clients des mirobolants S-300, 400 que Rosoboronexport4 ne leur vend pas des matériels déjà dépassés.

Ceci posé, comment comprendre l’argument –Cf. « … il n’a pas été possible que la mission d’interception des missiles de croisière américains soit accomplie par les batteries de missiles antiaériennes syriennes ou russes » – ? C’est relativement (du point de vue russe) peu rassurant.

Que voulez-vous dire ?

Jacques Borde. Le choix tactique des Russes est assez étonnant. En effet :

1- cela fait des mois qu’ils nous disent monts et merveilles quant à leurs capacités de brouillage déployés en Syrie, dont, une fois encore, les Israéliens ont démontré l’effarante pénétrabilité.
2- idem pour leur S-300 et 3-400, dont la Nezavissimaïa Gazeta nous confirme (arrêtons de tourner autour du pot) qu’ils n’ont pas été en mesure de faire ce pourquoi ils ont été élaborés et construits ;
3- a contrario, si l’on prend pour hypothèse que Moscou de tient pas à dévoiler les capacités de sa panoplie de jouets antiaériens, la Vozdushno-Kosmicheskiye S’ily (VKS)5 vient de nous en apprendre beaucoup sur celles de ses appareils de combat.

Cela, en revanche, pourrait nous en dire long sur une autre faille des systèmes d’armement made in Russia.

Laquelle ?

Jacques Borde. Le manque d’interopérabilité entre les différents jouets de la panoplie russe, tout simplement.

Ce que nous révèle la Nezavissimaïa Gazeta, c’est que pour, enfin, réagir aux incursions répétées d’un ciel syrien officiellement sous leur protection, les Russes ont dû opérer un choix : avions de combat seuls contre les BGM-109 Tomahawk. Avec comme résultat : près de 40% des engins surface/surface US atteignant leur but !

Pourquoi pas la triade ? Pourquoi pas les Sukhoï 35 + les Sukhoï 30SM + les S-300, 400 + le brouillage ?

Si c’est parce qu’ils sont incapables de fonctionner ensemble, possibilité tout à fait envisageable, les Russes viennent là de révéler une faiblesse majeure urbi et orbi. Ou plutôt Americani et orbi. Pas de quoi pavoiser géostratégiquement en tout état de cause.

Mais la Nezavissimaïa Gazeta nous dit que cela a contraint les Américains de remettre le couvert en doublant leurs tirs de Tomahawk ?

Jacques Borde. Oui. Sauf que sur le fond, cela ne change pas grand-chose.

Que nous dit exactement la Nezavissimaïa Gazeta que « … les Américains auraient dû tirer 36 missiles de croisière depuis l’USS Ross et s’en contenter, mais la destruction de tous ces missiles Tomahawk par les chasseurs russes a poussé US Navy à utiliser l’USS Porter, une fois que les chasseurs russes eurent regagné leur base ».

Bla, bla, bla ! Cela nous confirme, en fait, plusieurs choses :

1- l’insuffisance des seuls moyens aériens. Les avions de combat doivent atterrir à un moment ou à un autre ;
2- qu’à aucun moment, les S-300, 400 n’ont pris le relais (inopérants, manque d’interopérabilité, Boucle OODA russe beaucoup trop longue, etc.) ;
3- que, surtout – ce qui est nettement plus alarmant quant au sérieux de leur engagement – les Russes ont géré l’affaire avec quelque légèreté. C’est le moins qu’on puisse dire….

Que voulez-vous dire?

Jacques Borde. Tout simplement ceci : l’exercice tel que démarré par la Navy lui laissait la possibilité de poursuivre ses frappes. Facteur que n’ont visiblement pas anticipé les Russes.

Or, comme nous l’a indiqué Gilles Falavigna6, il y une « approche méthodologique qui postule d’un résultat positif si 50% des frappes atteignent leur objectif. Le principe militaire de l’impedimenta »est de toujours doubler les frappes par sécurité. Le principe, de plus, est largement pondéré par la qualité des armes contemporaines ».

Ajoutons que aussi bien le USS Porter (DDG-78) et le USS Ross (DDG-71)7 en avaient encore sous le coude et auraient pu tirer une troisième salve…

En un mot comme en cent, à montrer ses biscoteaux, Donald J. Trump a coiffé Vladimir V. Poutine au poteau…

Notes

1 Structure à la fois civile & militaire comme dans beaucoup de pays du monde. D’où la frappe réalisée par les Israéliens.
2 Pour Observation-orientation-décision-action. Appelée aussi Cycle de Boyd.
3 Armée de l’air israélienne, anciennement dénommée Sherut’Avir.
4 Entité russe en charge des ventes d’armes.
5 Ou Forces aérospatiales russes. Créées le 1er août 2015 suite à la fusion de la Voïenno-vozdouchnye Sily Rossiï (VVS, armée de l’Air) avec les Voïenno Kosmicheskie Sily ou (UK-VKS, Troupes de défense aérospatiale.
6 Auteur de DA’ECH & Hamas, les Deux visages du Califat, co-écrit avec Marc Brzustowski.
7 Destroyers lance-missiles classe Arleigh Burke.