Voxnr – Emprise

Dites-moi : Vous reprendrez b’en un p’tit coup de Tomahawk ! [2]

Que s’est-il réellement passé ce jour où la Base d’Al-Chaayrate a été visé par 59 missiles surface/surface BGM-109 Tomahawk tirés par le USS Porter (DDG-78) et le USS Ross (DDG-71)1 à partir de la Méditerranée orientale ? Démonstration de force trumpienne ? Sans nul doute. Réussie ? En partie ratée en raison du jamming (contre-mesures) russes ? Petit RetEx de notre part sur cette affaire qui n’en finit pas de faire couler de l’encre… 2ème Partie.

« Dans sa campagne présidentielle extravagante qui l’a conduit contre tout l’establishment jusqu’à la Maison-Blanche, Donald Trump a montré une compréhension de la psychologie des foules et des affects du peuple américain qui tranchait sérieusement avec sa balourdise apparente. Arrivé au pouvoir, tous les observateurs ont alors considéré que cette balourdise allait l’empêcher de gouverner. On ne gouverne pas la première puissance du monde avec trois cent mots de vocabulaire et 140 signes de commentaires sur un réseau social… Mais comme l’ont d’ailleurs fait remarquer immédiatement plusieurs analystes de la vie politique américaine, Donald Trump est peut-être devenu véritablement président des États-Unis en ce 6 avril, lorsqu’il a ordonné, entre la poire et le fromage, la frappe contre la base syrienne d’Al-Chayrate. Il a montré au monde – et au président chinois qu’il recevait au même moment dans sa villa de Floride – qu’il était bien le commander in chief qui pouvait déclencher partout sur la planète non seulement le feu nucléaire, mais surtout le feu conventionnel, dont la force symbolique est d’autant plus grande qu’elle est concentrée »2.
Caroline Galactéros3.

Revenons sur les Tomahawk BGM–109, les Américains ne remettent pas à niveau ce type de matériel ?

Jacques Borde. Si, bien sûr. Régulièrement. Ce qui va de pair avec le tir de modèles non rétrofités4, car tous le le sont pas.

Sur ce sujet, Fernand Le Pic nous indique que « dès juillet 2014, l’US Navy demandait au Congrès une rallonge de 82 M$US afin de doubler sa tranche d’achats de Tomahawk pour l’exercice 2015, passant de 100 à 196 unités. La révision technique du stock d’engins à mi-vie en donna le prétexte. En effet, les Tomahawk BGM–109 ou Block IV, tous fournis en 2004, ont une durée de vie de trente ans et doivent être recertifiés au bout de quinze ans, c’est-à-dire au plus tard pour 2019, avec pour conséquence un retour à l’usine. Entre-temps, l’US Navy devait disposer d’un stock de substitution aux missiles partis en révision, d’où cette commande supplémentaire pour boucher les trous »5.

Je note que Fernand Le Pic fait sienne la thèse du brouillage russe de l’USS Donald Cook (DDG-75).

Pour lui, « Imagine-t-on un instant que les militaires et leurs fournisseurs en seraient restés là, les bras croisés, mettant au rebut un programme qui leur a coûté 5,3 milliards de dollars ? On s’est donc dépêché de sortir une version capable de contrer le jamming russe. Il était évidemment hors de question de reconnaître publiquement le retard américain et il a fallu à l’époque justifier d’investissements supplémentaires, au profit du fabriquant Raytheon, sans faire trop de vagues médiatiques »6.

Il y a donc bien eu des mises à jour successives concernant le BGM-109 Tomahawk. Ces engins ne sont donc pas obsolètes ?

Jacques Borde. Oui, le retrofit ou le reconditionnement de matériels en parc est une pratique courante. C’est ainsi que :

1- verbatim Fernand Le Pic, « le Congrès débloqua un autre crédit spécial de 150 M$US afin d’équiper les Tomahawk en révision, de nouveaux instruments de navigation et de communication, améliorant notamment ses capacités de réorientation grâce au système Active seeker »;
2- en 2016, un nouveau budget, « cette fois de 439 millions de dollars, accordé pour finaliser les mises au point. Un essai réussi en 2016, effectué au large des côtes sud de la Californie et dirigé depuis le centre de commandement de la Ve Flotte de Manama à Bahreïn, confirmait qu’on pouvait aller de l’avant »8.

Mais quelle génération de Tomahawk a été tiré le 8 avril 2017 ?

Jacques Borde. Personnellement, je n’en ai aucune idée.

Mais, possiblement, des modèles ou récents ou remis à niveau. C’est l’hypothèse que défend Le Pic, pour qui « Il y a donc tout lieu de croire que la salve de 59 de ces missiles nouvellement équipés avait valeur de test grandeur nature. Tout comme il y a lieu de croire les Russes lorsqu’ils déclarent que seule une vingtaine d’entre eux ont atteint leur but, les autres ayant été vraisemblablement déroutés par leurs contre-mesures. Le fait que les militaires américains répondirent que les missiles avaient tous rempli leur mission n’est nullement contradictoire. Le but était de mesurer combien pouvaient passer. Combien pouvaient franchir, contourner ou saturer les barrières électroniques des forces russes, alors même qu’elles étaient prévenues. Il est atteint »9.

Tout dépend du moment où les armements ont été embarqués et de la mission envisagée ? Un certain nombre de paramètres entrent en jeu. Or les Arleigh Burke ont pour mission principale la défense antiaérienne de la flotte.

Petit commentaire aux chiffres que nous donne Fernand Le Pic :

1- trente-six (36) missiles arrivés (sic) c’est seize (16) de plus que les vingt annoncés comme détournés d’après d’autres sources. Donc près du double. Et si c’est seulement au-dessus de la vingtaine, on tourne autour des 40%. un bon ratio de toute façon.
2- même avec des engins de dernière génération, tous n’atteignent pas leur cible sans qu’une intervention extérieure y soit pour quelque-chose. À chaque salve de 3M-54 Kalibr, les Russes en égarent deux ou trois. Et le Kalibr est le must des engins surface/surface russes actuellement en dotation ;
3- selon une source allemand, un certain nombre (sic) des BGM–109 Tomahawk tirés seraient tombés en Méditerranée avant même d’atteindre la côte. Donc, pour ceux-là pas d’interaction russe ;
4- rien ne nous dit que le Américains n’ont pas tiré un nombre (non révélé à ce jour) de BGM–109 Tomahawk sur d’autre(s) cible(s) que la Base d’Al-Chaayrate.
5- last but not least, Raytheon craignait de devoir arrêter sa production de BGM–109 Tomahawk en 2014 si de nouvelles commandes n’arrivaient pas. La via factis de Trump sur la Syrie va venir apaiser ses craintes et la ligne de montage des Tomahawk à Tucson dans l’Arizona ne va pas fermer.

Ah, l’emploi cette grande préoccupation de l’administration Trump…

Est-on sûr des systèmes utilisé par les Russes ?

Jacques Borde. Selon un expert allemand – s’il y a bien eu intervention russe, ce qui reste encore à prouver – les Russes se seraient contentés d’utiliser leur (nouveau) système de brouillage Krasuha, donné pour agir sur le GPS du missile ennemi pour bloquer ou modifier sa trajectoire. Un système capable de « faire tomber les Tomahawk comme des mouches ». Techniquement, le Krasuha-4 offrirait la possibilité de brouiller les autres équipements des aviations de l’OTAN équipée des dispositifs TRCM et DIMAC.

Selon d’autres sources, Russes et/ou Syriens auraient tiré des S-300 ou S-400 pour intercepter les BGM–109 Tomahawk. Avec, si l’ont croit ces sources, un taux de réussite allant de 40% (estimation basse) à 60% (estimation hausse). Ce qui, entre-nous, n’aurait rien de bien extraordinaire.

À noter que pour Caroline Galactéros, « Les systèmes antiaériens et antimissiles, notamment les S-400 russes présents à Lattaquié, n’ont pas été activés »10.

C’est l’hypothèse qu’a également défendu la Nezavissimaïa Gazeta, qui, parle, d’interceptions réalisées par les appareils de l’aviation de combat russe. Me relire à ce sujet : Testostérone, Biscoteaux & Jeux de guerre : Qui Compte le plus pour des prunes au Levant ?. .

Quelque part, tout le monde a testé ses jouets ?

Jacques Borde. Cela y ressemble fort. Mais pas seulement.

Comme le note encore Caroline Galactéros, « La victoire de Donald Trump est d’abord celle du rappel symbolique des États-Unis comme première puissance mondiale. L’écho du souffle s’est propagé sur toute la terre, à Moscou bien sûr, mais aussi à Téhéran, à Pyongyang et surtout à Pékin. Notons d’ailleurs que cet emploi de missiles de croisière en Syrie succède au retour de la Russie comme acteur régional et mondial qui avait été symbolisé par l’usage du même procédé militaire. En 2015, ce sont des frégates et des sous-marins russes qui avaient tiré des missiles Kalibr en Syrie depuis la Caspienne et la Méditerranée. Évidemment Moscou n’est pas Washington. La flotte russe n’est pas la flotte américaine, la Fédération de Russie n’est pas capable de frapper n’importe quel point du globe en quelques heures, mais elle est en revanche capable de sanctuariser son étranger proche, voire un peu au-delà. Donald Trump n’est pas un idéologue, c’est avant tout un pragmatique et comme beaucoup de pragmatiques, un intuitif. Pour négocier, pour ‘faire des deals’ comme il dit, le businessman a certainement senti qu’il avait besoin de cette force symbolique dont doit être nimbé un président des États-Unis. Il a acquis cette stature dont il avait jusque là singulièrement manqué »11.

Un test en grandeur réelle ?

Jacques Borde. N’exagérons rien. Je vous rappelle que l’administration Trump a averti la partie russe à l’avance de sa via factis. Ce qui a permis aux Russes, de profiter de ce délai de pré-alerte de 20 minutes pour mettre à l’abri les personnels russes et syriens. De même qu’une partie des appareils sur place, ne laissant sur le terrain que des vieux clous dont il n’est pas même assuré qu’ils étaient en état de vol. Apparemment, si j’en juge par les photos disponibles, de vieux MiG21bis Fishbed.

Partagez-vous l’analyse de ceux qui disent que le raid du 8 avril 2017 a sonné le glas de la supériorité du Tomahawk ?

Jacques Borde. (Éclat de rire). Ces gens-là prennent leurs désirs pour des réalités et feraient mieux de jeter un coup d’œil sur les travaux de Harlan K. Ullman & James P. Wade. Leur doctrine Shock & Awe: Achieving Rapid Dominance est basée sur l’écrasement de l’adversaire par l’emploi d’une très grande puissance de feu, la domination du champ de bataille, et des démonstrations de force spectaculaires destinées à paralyser la perception du champ de bataille par l’adversaire et annihiler sa volonté de combattre. Des tirs de saturation sans prévenir qui que ce soit auront un impact beaucoup plus dévastateur.

Qui plus est, si c’est la la Nezavissimaïa Gazeta qui est dans le vrai : la réactivité des Américains a été sans faille, vu qu’ils ont immédiatement engagé un autre bâtiment de la Classe Arleigh Burke.

Pour ce qui est du spectaculaire et du démonstratif, nous venons d’avoir le raid du 8 avril 2017 et ses dommages volontairement limités.

Gageons qu’à la prochaine frappe (si elle a lieu, ce qu’à Dieu ne plaise), ce sera une autre paire de manche. Et pour ceux qui ont la mémoire courte, rappelons-leur la guerre aérienne conduite, à deux reprises, par les États-Unis sur le voisin irakien. Les frappes sur Bagdad et la destruction systématique de toutes les infrastructures militaires du pays.

Mais, cette fois-ci, la piste d’envol n’a pas été atteinte ?

Jacques Borde. Probablement, parce qu’elle n’était pas visée. Tout simplement.

À noter que les dommages subis n’ont pas produit d’émanations toxiques, suggérant l’absence d’armes chimiques dans ce périmètre sous contrôle de l’Al-Jayš al-’Arabī as-Sūrī (AAS)12. Ce qui, quelque-part contredit les accusations proférées par les Occidentaux !

Vous dites qu’il y a pire ?

Jacques Borde. Oui. Tout à fait. Reste l’hypothèse que les Russes n’aient ni rien tiré, ni rien brouillé du tout.

Pas plus que nous n’avons, à ce jour, la moindre image d’un supposé F-15I Soufa israélien abattu par la DCA syrienne, nous n’avons la moindre image ou le moindre débris exhibé fièrement par les Russes pour nous prouver qu’ils auraient abattu (à l’aide de leurs S-300, S-400) ou brouillé le plus petit BGM-109 Tomahawk.

Donc vous ne croyez… ?

Jacques Borde. Désolé, il ne s’agit pas de croyance. De croire ou ne pas croire. Mais de constater et d’analyser. Or, si je n’ai aucune raison de croire aux allégations étasunienne quant à l’usage d’armes chimique par l’Al-Jayš al-’Arabī as-Sūrī (AAS), je n’en ai pas davantage de croire aux prétentions russes quant à leurs exploits balistiques ou électromagnétique. Ou Dieu sait quoi…

J’ai l’impression que, côté russe, nous en soyons toujours au niveau du discours et de la tension dialectique avec le locuteur étasunien.

Il se pourrait toutefois que la réponse à la via factis de l’administration Trump puisse être de nature non militaire.

À quoi faites-vous allusion ?

Jacques Borde. À simplement ceci. Selon la conseillère du Président Assad, le Dr. Bouthaina Chaaban Buseina Shaaban, désormais, « ...les perspectives sont complexes, la frappe américaine est une action très grave et l’agression américaine contre la Syrie, si elle continue, va compliquer la position du gouvernement syrien » lors des pourparlers de Genève.

À ce jeu-là, la démonstration de force de Donald J. Trump perdrait beaucoup de son éclat…

Notes

1 Destroyers lance-missiles classe Arleigh Burke.
2 Galacteros.over-blog .
3 Docteur en Science politique, ancien auditeur de l’IHEDN. A enseigné la stratégie et l’éthique à l’École de Guerre et à HEC. Colonel de réserve, elle dirige aujourd’hui la société de conseil PLANETING. a publié Manières du monde. Manières de guerre (éd. Nuvis, 2013) et Guerre, Technologie & société (avec R. Debray et V. Desportes, éd. Nuvis, 2014).
4 Remis en niveau.
5 Angle mort, Fernand Le Pic (17 avril 2017).
6 Angle mort, Fernand Le Pic (17 avril 2017).
7 Angle mort, Fernand Le Pic (17 avril 2017).
8 Angle mort, Fernand Le Pic (17 avril 2017).
9 Angle mort, Fernand Le Pic (17 avril 2017).
10 Galacteros.over-blog .
11 Galacteros.over-blog .
12 Armée arabe syrienne.