Autre vraie guerre de l’Orient compliqué, celle du Yémen ne passionne que moyennement les media. Pourtant, rapportée à la taille du pays & à ses infrastructures, la guerre qu’y conduit la coalition ad usum Saudi est d’une ampleur similaire (voire plus) à celles d’Irak & de Syrie. Dernier aléa en date : la volonté affichée de Riyad d’en partager le poids des victimes avec… Israël ! Retour sur la PsyOp de la puissance phare du wahhabîsme en marche &, surtout, ce qui se cache derrière… 2ème Partie.
Q. Israël et le Yémen, qu’en est-il réellement ?
Jacques Borde. En l’absence de confirmation de la part de Jérusalem, difficile à affirmer à 100%. En fait, c’est le porte-parole du ministère séoudien de la Défense, le brigadier-général Ahmed al-Asiri, qui motu proprio a impliqué les Israéliens dans la via factis wahhabî au Yémen, affirmant, la semaine dernière, que des F-16 israéliens avaient ciblé un QG des Houthis au nord de Ta’izz.
Al-Asiri déclarant que « dans ce moment crucial, nous avons vraiment besoin de la prouesse militaire de Tel-Aviv pour freiner les Yéménites. J’espère que cette intervention israélienne au Yémen présentera une nouvelle aube dans le partenariat israélo-arabe ».
D’autres sources arabes affirmant que, le 1er avril 2017, deux appareils (type non précisé) de Heyl Ha’Avir Ve’Hahalal1 avaient atterri sur King Khalid Air Base2, qui est la base de l’Al-Qūwāt al-ğawwiyyah al-Malakiyyah as-Suʿūdiyyah (RSAF)3 située à Khamis Mushait, soit la plus proche du front yéménite.
Q. Et tout cela vous semble crédible ?
Jacques Borde. Pris isolément d’autres facteurs, pas vraiment, en fait. Mais l’envolée lyrique d’Asiri, elle, a des accents – et je dis bien des accents – de vérité. Pour le reste, à l’aulne de ce que pèse militairement l’Arabie Séoudite, ce que nous dit Asiri demande éclaircissements…
Q. Pourquoi donc ?
Jacques Borde. Pour plusieurs raisons.
Primo. La RSAF est, par elle-même, une des plus puissantes armées de l’air de la région. Elle est un des principaux utilisateurs, hors USA, du McDonnell Douglas F-15E Strike Eagle, dans sa version F-15S (70). 84 F-15SA viennent encore d’être commandés. La RSAF aligne également 72 Eurofighter Typhoon ainsi que 80 Panavia Tornado IDS. Par ailleurs, les 70 F-15C/D Eagle (49 F-15C & 21 F-15D) de suprématie aérienne en parc peuvent parfaitement mener des opérations d’appui-feu, si nécessaire. Largement de quoi faire le job, donc.
Secundo. Sur l’ensemble de ces appareils, suffisamment sont d’ores et déjà positionnés sur la King Khalid Air Base, face à un Yémen dissident dépourvu de force aérienne. L’essentiel des appareils de l‘Al-Qūwāt al-Jawwīyä al-Yamaniya (Force aérienne yéménite) ayant été préventivement détruits au sol dès 2015 par la RSAF :
1- le 6th Squadron, équipé de McDonnell Douglas F-15S Strike Eagle.
2- le 55th Squadron, équipé de McDonnell Douglas F-15S Strike Eagle.
On voit mal en quoi une ou deux paires de F-15I Soufa venus d’Israël viendraient changer la donne. Les propos du brigadier-général al-Asiri sont donc surprenants à plus d’un titre.
Q. Lesquels ?
Jacques Borde. À tout le moins, ils constituent un surprenant aveu de faiblesse, pour ne pas dire d’échec, dans la guerre qu’a choisi de mener son patron, le ministre séoudien de la Défense, Mohamed Ibn-Salmān Āl-Séʻūd, au Yémen.
En effet, de quel « moment crucial », nous parle donc Asiri, au point que son pays en soit à appeler Israël à la rescousse ? Et à quel degré de déliquescence en seraient arrivées les ailes séoudiennes au point d’avoir « vraiment besoin de la prouesse militaire de Tel-Aviv » ? Tout ceci ne tient vraiment pas la route.
Il y a donc anguille sous roche.
Q. De quelle manière ?
Jacques Borde. C’est une sorte de jeu à multiples bandes auquel se livre Riyad, en mêlant ainsi Jérusalem à sa guerre. Dire – et situons-nous là au niveau du discours, évidemment – que l’on a, peu ou prou, une puissance de la taille de l’État hébreu de son côté, c’est nettement mieux que de n’avoir (quasiment) personne avec soi ! Le seul vrai allié dont dispose Riyad, ce sont les Émirats arabes unies (ÉAU), qui posent des conditions extrêmement précises à leur engagement.
Ce discours a, à l’évidence, plusieurs destinataires :
1- les Houthis que l’on prie de croire qu’ils ont désormais affaire à forte partie. Et pas n’importe qui : la première puissance militaire du Proche-Orient ;
2- les Iraniens à qui l’on sort l’atout hiérosolymitain. Là encore, le message est clair : le Royaume n’est pas seul dans son bras-de-fer l’opposant à Téhéran ;
3- les Russes, à qui l’on prête l’intention de s’engager militairement au Yémen ;
4- les Américains un peu las de cette guerre yéménite qui n’avance guère. Avec en sous-répertoire : un p’tit air de Venez nous aider, vous ne serez pas tous seuls, nos amis israéliens sont déjà à nos côtés !
Et, last but not least, faire des Israéliens des participants actifs à leur sanglante campagne militaire au Yémen, c’est, quelque part, leur faire partager le poids des victimes. Israël accusé d’à peu près tout ce qui se passe, y compris du mauvais temps, dans la vulgate victimaire du monde arabe.
Alors un peu plus, un peu moins…
Ce qu’Asiri, en revanche, passe sous silence ce sont les raisons objectives qu’aurait Jérusalem a, ainsi, s’engager aux côtés de son pays…
Q. Et quels pourraient être les intérêts israéliens à cette affaire ?
Jacques Borde. Plusieurs hypothèses, comme toujours :
1- l’enjeu yéménite proprement dit, évidemment. On n’est jamais si bien servi que par soi-même. Cette branche lointaine de l’arc chî’îte qu’est le Front yéménite déplaît naturellement à Jérusalem. Au fond, comme ils frappent (quand ils le jugent opportun) en Syrie, les Israéliens seraient au plus près pour faire de même au Yémen où les Houthis sont les alliés de Téhéran. De là, à expédier quelques-uns de des appareils de combat jouer les utilités du côté de Khamis Mushait, cela semble malgré tout surprenant.
2- la possibilité d’un positionnement au plus près du Yémen, indépendamment du conflit en cours. Ce pays a toujours été une plaque tournante des trafics iraniens, dans un sens ou dans l’autre.
3- et, surtout, se rapprocher des fronts somalien et éthiopien.
Q. Une raison à cela ?
Jacques Borde. Deux, en fait.
Primo, le problème des Juifs éthiopiens revient sur le devant de la scène en Israël même.
Q. Le problème n’a pas été réglé dans les années 90 ?
Jacques Borde. Oui et non. Celui des Falasha oui. Au point qu’en août 1993, le gouvernement israélien avait annoncé la fin de l’alyah, considérant que tous les juifs éthiopiens avaient fait leur montée en Israël.
Or, restent en Éthiopie ceux qui sont appelés Falashmora, terme pour désigner les Juifs éthiopiens dont les ancêtres se seraient convertis jadis au christianisme, souvent sous la contrainte.
D’autres chercheurs considèrent les Falashmora comme des Chrétiens séparés. Théologiquement, c’est assez compliqué : notamment, ils ne connaissent pas tout le corpus des livres sacrés du judaïsme ce qui les placerait dans une tradition testamentaire plus proche de ce christianisme des origines qui a suivi sa propre voie dans cette partie de l’Afrique. De jure, le ministère israélien de l’Intérieur ne considère pas les Falashmora soient des Juifs à part entière. N’étant pas éligibles à la citoyenneté israélienne selon la définition de la Loi du retour ils doivent, de ce fait, obtenir une autorisation particulière pour venir en Israël.
Pour Mélanie Lidman qui a étudié le sujet, « Les Juifs éthiopiens pour leur part ont fait valoir que le processus visant à déterminer leur judéité a été médiocrement exécuté et imprécis, divisant les familles. Au moins 80% des Juifs éthiopiens ont des parents au premier degré qui vivent en Israël »4.
L’affligeant dans cette affaire est que les Falashmora, eux, se considèrent comme parfaitement juifs et que leur communauté risque de faire les frais des violences sectaires dont sont coutumiers les grandes compagnies takfirî dans la région.
Secundo, au plan militaire, le Front somalien donne des signes de réchauffement.
Une première depuis 1993, un soldat américain a été tué au cours d’une opération contre les insurgés takfirî d’Al-Chabbaab5 menée en soutien de la Xoogga Dalka Soomaaliyeed (SNA, Armée nationale somalienne).
Le 4 mai 2017, « un soldat américain a été tué durant une opération contre les Chebab près de Barii, en Somalie, à environ 60 km à l’ouest de Mogadiscio », a fait savoir le US Africa Command (AFRICOM). Le soldat a été tué « par un tir d’arme légère alors qu’il conduisait une mission de conseil et d’assistance aux côtés de membres de l’Armée nationale somalienne », a précisé à l’AFP, Robyn M. Mack, porte-parole de l’AFRICOM. L’attaque visait un groupe de Chebab « impliqué dans des attaques contre les forces somaliennes, américaines et de l’AMISOM6 », a précisé le porte-parole du Pentagone, le capitaine Jeff Davis.
Or, beaucoup l’ignorent, la Corne de l’Afrique a toujours été une préoccupation majeure des Israéliens. Tant le Misrad Ha’Hutz7 que Tsahal ou les SR hiérosolymitains qui y ont conduit de nombreuses opérations.
Q. C’est pour vous la vraie raison de ce positionnement ?
Jacques Borde. C’est, en tout cas, associée aux autres, la seule qui fasse totalement sens. Rien ne dit d’ailleurs que ce ne sont pas des Sayerot8 plus que des appareils de combat (voire les deux) qui sont sur place. Des appareils de combat se déplacent rarement sans éléments de soutien logistique. Or, deux faits sont à rapprocher des propos du général Asiri :
1- rien de ressemble plus à un C-130H qu’un autre C-130H. Y compris, évidemment, ceux dévolus aux Opérations noires des forces spéciales.
2- le premier des C-130J-30 Shimshon9 israéliens est discrètement arrivé à Nevatim Air Base, ce qui veut dire que les israéliens ont pu repositionner un de leurs C-130H Qarnaf plus anciens ailleurs.
De quoi composer une Task force honorable pour, le cas échéant intervenir.
Q. Intervenir pour faire quoi ?
Jacques Borde. Au-delà de taper sur les Chebab ? Organiser, de manière musclée, le rapatriement de derniers juifs d’Éthiopie, comme cela avait été fait lors de l’Opération Moïse10.
Q. L’administration Trump ne risque pas de le prendre mal ?
Jacques Borde. Ça serait surprenant. Je vous rappelle que lorsque Jérusalem a dû interrompre l’Opération Moïse, c’est la CIA qui a pris le relais quelques semaines plus tard, évacuant les 650 Falasha restant au Soudan. L’Opération Reine de Saba. Ensuite, très franchement, en ce moment l’administration Trump a d’autres chats à fouetter.
Et pourquoi le plus prés possible ? Pour réduire cette fichue Boucle OODA11, une des grandes spécialités des Israéliens, justement.
Au bout du compte, ce bon brigadier-général Ahmed al-Asiri serait, alors, un gaffeur de la pire espèce.
À bon entendeur…
Notes
1 Armée de l’air israélienne, anciennement dénommée Sherut’Avir.
2 Code IATA : KMX ; code ICAO : OEKM.
3 Royal Saudi Air Force, armée de l’air séoudienne.
4 Times of israel .
5 Plus communément appétés Chebab (jeunesse, en arabe).
6 Ou African Union Mission in Somalia/Force de l’Union africaine en Somalie.
7 Ministère israélien des Affaires étrangères.
8 Forces spéciales israéliennes.
9 C-130J Super Hercules, dans la nomenclature US.
10 Du 20 novembre 1984 au 4 janvier 1985, qui portait sur 6.500 personnes.
11 Pour Observation-orientation-décision-action. Appelée aussi Cycle de Boyd.