Voxnr – Emprise

De notre abrutissement par les chaînes info

La cuisinière de Flaubert et la politique

C’est dans le journal de Flaubert :

« J’ai eu aujourd’hui un grand enseignement donné par ma cuisinière. Cette fille, qui a vingt−cinq ans et est Française, ne savait pas que Louis−Philippe n’était plus roi de France, qu’il y avait eu une république, etc. Tout cela ne l’intéresse pas (textuel). Et je me regarde comme un homme intelligent ! Mais je ne suis qu’un triple imbécile. C’est comme cette femme qu’il faut être. »

Le système a gagné les élections parce qu’il a imposé son règne de la quantité info encore plus que ses mensonges. Pareil, Trump ne peut rien faire en Amérique, malgré sa bonne volonté.

Dans la guerre que nos sites résistants livrent aux infos, nous devons à la fois jouer sur la qualité et sur la quantité des infos. Or cette quantité doit être raisonnable et réduite. Pourquoi ? Parce l’abrutissement du Français moyen et de la planète passe par la répétitive énorme quantité des infos fausses ou débiles (sport, showbiz, cuisine…) qu’il ingurgite. Or nous sommes noyautés et envahis par un flot toujours plus continu d’infos toujours plus abjectes.

Rien de nouveau sous le sommeil hélas. Pas besoin de la radio ou de la télé. Le moraliste grec Théophraste écrit, ici traduit par notre La Bruyère, au IVème siècle avant notre ère.

« Je vous avoue que ces diseurs de nouvelles me donnent de l’admiration, et que je ne conçois pas quelle est la fin qu’ils se proposent ; car pour ne rien dire de la bassesse qu’il y a à toujours mentir, je ne vois pas qu’ils puissent recueillir le moindre fruit de cette pratique.

Je ne crois pas qu’il y ait rien de si misérable que la condition de ces personnes ; car quelle est la boutique, quel est le portique, quel est l’endroit d’un marché public où ils ne passent tout le jour à rendre sourds ceux qui les écoutent, ou à les fatiguer par leurs mensonges ? »

Théophraste décrit ensuite le diseur de rien :

« Il s’échauffe ensuite dans la conversation, déclame contre le temps présent, et soutient que les hommes qui vivent présentement ne valent point leurs pères. De là il se jette sur ce qui se débite au marché, sur la cherté du blé, sur le grand nombre d’étrangers qui sont dans la ville ; il dit qu’au printemps, où commencent les Bacchanales, la mer devient navigable ; qu’un peu de pluie serait utile aux biens de la terre, et ferait espérer une bonne récolte ; qu’il cultivera son champ l’année prochaine, et qu’il le mettra en valeur ; que le siècle est dur, et qu’on a bien de la peine à vivre. »

Dans mon livre sur la décadence romaine, je rappelle que l’homme de l’antiquité ne connaît pas le vœu de silence du moyen âge chrétien. Il s’abrutit sur le forum et sur les agoras. Sa civilisation périclita et il se fit détruire par la rumeur.

Prenons aussi l’exemple de Sénèque :

« De la curiosité provient un vice affreux : celui d’écouter tout ce qui se raconte, de s’enquérir indiscrètement des petites nouvelles (auscultatio et publicorum secretorumque inquisitio), tant intimes que publiques, et d’être toujours plein d’histoires. »

Dans sa Satire VI, le poète satirique Juvénal (c’est le Céline romain) se moque des commères :

« Celle-ci saura dire de qui telle veuve est enceinte et de quel mois, les mots et les positions de telle autre quand elle fait l’amour… Elle guette aux portes de la ville les nouvelles, les rumeurs toutes fraîches ; au besoin elle en fabrique : le Niphates vient de submerger les populations, un déluge couvre les campagnes, les villes chancellent, le sol s’affaisse. Voilà ce qu’aux carrefours, pour le premier venu, elle débite ! »

Cet incessant papotage (on a d’ailleurs recyclé les mots agora et forum) est même dénoncé dans les actes des Apôtres:

« Or tous les Athéniens et les étrangers séjournant à Athènes, ne passaient leur temps à autre chose qu’à dire ou à ouïr quelque nouvelle. »

Puis, « deux mille ans après », Henry David Thoreau écrit dans son légendaire Walden :

« Pour le philosophe, toute nouvelle, comme on l’appelle, est commérage, et ceux qui l’éditent aussi bien que ceux qui la lisent ne sont autres que commères attablées à leur thé. Toutefois sont-ils en nombre, qui se montrent avides de ces commérages. »

Thoreau se moque ensuite, avec le ton offensif qui le caractérise, de son intoxiqué :

« En s’éveillant il dresse la tête et demande : “Quelles nouvelles ?Comme si le reste de l’humanité s’était tenu en faction près de lui. Il en est qui donnent l’ordre de les réveiller toutes les demi-heures, certes sans autre but. Après une nuit de sommeil les nouvelles sont aussi indispensables que le premier déjeuner. »

L’excellent et méconnu conteur US O ’Henry décrit aussi des personnages friqués et pendus au téléphone (en 1910 ! En 1910 !), le tout pour écouter les bandeaux info…

« une voix féminine lui lisait au téléphone les headlines sur les meurtres, accidents et autres accidents politiques. »

On en arrive à notre société médiologique (Régis Debray) créée par la presse façon Girardin ou l’agence Reuters au début du dix-neuvième siècle : il s’agit de « répéter, dit le maître ». Gustave le Bon explique dans sa légendaire psychologie des foules qui enchanta le Dr Freud :

« La chose affirmée arrive, par la répétition, à s’établir dans les esprits au point qu’ils finissent par l’accepter comme une vérité démontrée. »

On arrive ainsi à nous imposer les vérités suivantes : les Russes ont détruit tel avion malais et vont envahir l’Europe ; des peuples se sont révoltés pendant le printemps arabe et ont établi partout la démocratie ; les banques centrales nous sont sauvé de la faillite ; la bourse c’est la vie ; les néocons sont bons pour la santé et Poor Donald Buck est un tyran en herbe ; un hyper-président Bilderbergs sera le sauveur de la France !

Parlons de CNN et des chaînes info. Dans un de ses meilleurs papiers, Thierry Meyssan écrivait :

« Le concept d’information continue consiste à diffuser en temps réel des images d’un événement de sorte que les téléspectateurs puissent en ressentir les émotions, voire éprouver la même sensation que s’ils en étaient des acteurs. L’immédiateté du traitement est sensée protéger des falsifications. Aussi, l’information continue est-elle présentée comme un progrès du journalisme rendu possible par de nouveaux moyens techniques. Elle est en réalité la négation du journalisme. Ce métier consiste en effet à prendre du recul par rapport à l’événement, à sélectionner les faits saillants, à recouper les sources, à vérifier les imputations, et à donner du sens. Le journalisme n’est pas une technique de la description, mais un art de la compréhension. Loin de garantir la vérité, l’immédiateté rend vulnérable aux apparences et aux préjugés. Dans le modèle CNN, l’information n’est pas un outil de connaissance, mais un spectacle. »

Comme dans la caverne de Platon, on croit tout ce qu’on nous montre. Meyssan :

« Encore une fois « l’effet CNN » a suffi à crédibiliser l’information. Outre que, dans l’instant, aucun journaliste n’a vérifié l’ampleur de la marée noire, personne non plus n’a observé attentivement les images, ni réfléchi à la crédibilité de l’accusation ».

Serpent tératologique qui se mord la queue, notre société voit des complots, des Fake News et des conspirateurs partout. Elle garde le contrôle et on sait tous que c’est l’oligarchie gardienne du temple de l’argent qui a fait élire qui l’on sait. Le putsch ploutocratique dénoncé par Aude Lancelin est un putsch médiatique. L’argent, c’est le liquide qui circule, l’argent c’est du ruban info. C’est la fabrique des illusions que pressent Shakespeare dans la Tempête.

Le remède ? Coupez la télé. Retrouvez votre âme. Le psychiatre François Plantey m’évoque des maladies actuelles comme la sensation seeking ou le novelty seeking. L’individu postmoderne ne peut plus se passer de son opiomanie informative (9h/jour). Il est tenu comme cela par le système, et on ne saurait trop lui conseiller de se déconnecter, au moins pour des raisons de santé.

Sources

Les livres de N. Bonnal sont disponibles chez: