Tourneur est apparemment un cinéaste américain, mais il y a tellement de traits français ou même européens en lui qu’on le laissera en France. Renoir filma l’Inde, Ford l’Irlande, Sirk qui filme le Middle West, les bons païens se déplacent toujours ! Mais Tourneur est très à part. Son film lugubre et berlinois sur l’Allemagne rasée de l’après-guerre ou la Russie en résistance (étincelant Gregory Peck) en est une preuve.
Mais le vrai sujet de Tourneur, mort retraité et fauché à Bergerac, c’est la survie de la magie à travers les âges. Ceux qui n’en parlent pas à propos de la Féline ne veulent pas voir le film.
- La féline est un documentaire froid sur la médiocrité, le prosaïsme américain, avec un jeune premier insignifiant. L’incurie – d’ailleurs scélérate ici – de la psychanalyse est aussi pleinement dénoncée.
- C’est aussi un film sur le génie du paganisme, de la sorcellerie et de la superstition, sur le rapport magique et vivant aussi que l’on se doit d’entretenir avec les animaux.
- En conséquence un film sur le conflit euro-américain : mais comment peut-on être nationaliste, orthodoxe, enraciné, etc. si l’européen ne se mutile pas volontairement l’américain ne peut pas le comprendre. Voir Beaumont ou son ami Tocqueville.
- Le chat est ici le totem. On a évoqué Musset ou bien Lesbos, très au courant déjà de la poussée électro-érotique qui se dégage de la fourrure des chattes et des minets. Le chat, animal aussi de Baudelaire et de Lovecraft.
- Face au mystère, la solution. Ou le divorce… quand il n’y a pas de solutions, c’est qu’il n’y a pas de problèmes, diront les Shadocks. Le divorce se déclenche lors de la visite du musée de la marine, la crise lors de la baignade en piscine…
- Homme de culture, Tourneur sait relier d’une manière subtile le thème du sexe au thème du religieux. Aujourd’hui il n’y a plus de ripaille possible, ou de l’orgie. Il n’y a plus qu’obscénité.
- Le film parle d’histoire, d’histoire serbe et puis du Kosovo.
On ne comprendra pas, on ne peut plus comprendre au temps du présent perpétué. Son seul défaut ? l’héroïne ne se signe pas comme une orthodoxe. Et puis Simone Simon…
Au final Freud qui était beaucoup plus brillant que sa psychanalyse a su décrire dans son Malaise dans la civilisation le problème qui tourmente la féline :
Si la civilisation impose d’aussi lourds sacrifices, non seulement à la sexualité mais encore à l’agressivité, nous comprenons mieux qu’il soit si difficile à l’homme d’y trouver son bonheur.
Car la marginalité impossible est en définitive ce qui tuera l’héroïne.
Tourneur a su aussi filmer une autre Amérique que celle des Wasp consommateurs. On voit les noirs, on voit des métis, on voit des latinos dans ses films. Comme Français antiraciste il était peut-être plus sensible à cette présence qui annonçait le devenir créole du pays-continent qui était peuplé d’indiens, de noirs et de peaux-rouges avant de l’être de Blancs au mauvais accent britannique. Ces communautés primitives dégagent toujours une fantastique égrégore. On a le film sur les zombis, celui sur les hommes-léopards qui donnent enfin des USA une dimension magique et ethnique. Il est dommage que cet aspect de son oeuvre n’ait pas été plus étudié par la profession.
Deux films de Tourneur ont été repris lors de la vague du film néo-noir, au début des années quatre-vingt. Il y avait la féline bien sûr (Schraeder avec Nastasia Kinski) et Pendez-moi haut et court, où le lymphatique Mitchum passe à travers tout un tas de décors païens – Mexique, filets, montagnes, grands lacs – avant de se prendre un balle dans le dos au volant d’une voiture. Mais au moins est-il venu à bout de sa tisseuse de mésaventure, Jane Greer, la plus affreuse araignée peut-être du cinéma noir d’alors.
Dans la Nuit du démon, tourné en Angleterre, Tourneur réussit un des plus beaux films d’horreur du monde, un des plus puissants aussi, puisqu’il monter la marque du démon – et on sait que tout démon sérieux vit ou réside en Angleterre entre un menhir et une machine à vapeur ; Karswell le mage noir est joué par un acteur shakespearien, Niall MacGinnis, et le film produit une bizarre, une sensationnelle impression de sérieux – comme d’ailleurs le testament du docteur Cordelier de Renoir, tourné à peu près à la même époque. On dit que le personnage fut inspiré par le légendaire et sinistre Alester Crowley, l’inventeur de V de la victoire de Churchill. Ce mage noir escroc pour certains, génie pour d’autres était on le sait membre de la Golden Dawn qui à sa grande époque comprenait des membres aussi prestigieux que Bram Stoker ou Yeats. Le grand dieu Pan à l’oeuvre, pour parler comme Arthur Machen – même si en fait le rituel était d’inspiration cabalistique. Mais on ne fera pas gonfler la tirelire du néo-paganisme.
Tourneur illustre à sa manière encore ces excellents propos de Sigmund Freud :
Il semble que nous ayons tous, au cours de notre développement individuel, traversé une phase correspondant à cet animisme des primitifs, que chez aucun de nous elle n’ait pris fin sans laisser en nous des restes et des traces toujours capables de se réveiller, et que tout ce qui aujourd’hui nous semble étrangement inquiétant remplisse cette condition de se rattacher à ces restes d’activité psychique animiste et de les inciter à se manifester.
Tourneur est un génie insaisissable du cinéma ; on ne peut dire en effet que ses oeuvres constituent une oeuvre ; au contraire chaque oeuvre constitue en soi une oeuvre. Mais il semble avoir mieux compris que les autres le caractère frustrant de la modernité : et ce besoin de plonger ailleurs pour retrouver de l’ancien, du nouveau.