Voxnr – Emprise

La bataille des champs patagoniques (**)

Résumé du précédent épisode : fuyant la troisième guerre mondiale en Patagonie, trois voyageurs s’emparent d’une hacienda perdue. Mais tout ne va pas se dérouler comme ils le désirent.

Ils ont commencé à arriver par grappes de dix ou douze, comme des mauvaises nouvelles. D’abord les réfugiés, ensuite les soldats déserteurs, ensuite des groupes arrogants qui prétendaient mettre de l’ordre dans cette hacienda. Je n’avais aucun titre de propriété, raillaient-ils tous. C’est tout juste si l’on n’aurait pas dû nous juger. Vous nous voyez résister, tirer sur ces pauvres gens ? Et puis combien de fois ? Cela me rappelait ce conte italien et cette maison toujours plus emplie de souris. Personne n’y pouvait rien. Nous avions choisi le confort, cette hacienda pas très éloignée de la mer. Nous en payions maintenant le prix.

Frédéric pourtant jeune, soumis à d’étranges malaises, perdit sa lucidité, d’abord par épisodes, ensuite totalement. Ô livres de médecine ! On trouva bien deux médecins, mais ce qu’ils faisaient… Ma compagne Lucia, dont je me lassai déjà, aussi tomba, mais dans les bras d’un autre. Toujours plus méprisante, elle s’éloigna de moi. Quant à sa trahison, elle ne me déplut pas finalement mais elle établit ma faiblesse dans tout le voisinage. Une tension montait dont nous devrions tôt ou tard faire les frais. Mais je n’avais pas envie de diriger cet amas.

Le climat aussi se déréglait, au milieu de ce désordre qui semblait trôner maintenant dans cette hacienda qui n’était plus la mienne – et qui reflétait le désastre où devait sombrer le monde après sa catastrophe. Nous partions toujours plus loin pour chasser, comme si les bêtes un temps rassérénées par l’absence de l’activité humaine, avaient de nouveau compris les dangers de la nouvelle donne. Une catastrophe se produit et puis passe, et peu à peu tout se redresse. Le même train du monde revient, sauf qu’il vous écœure encore plus.

Un soir j’en discutai avec Jean-Michel. Par jeu ou par discrétion, nous partirions par des sentiers divers à la BAD numéro trois, la plus éloignée. Nous nous laissions trois jours. Lui-même ne voyait plus de futur, « ils nous ont privé de notre fin du monde », marmonna-t-il lugubre avec son fort accent. Ils nous privaient surtout de nos ressources et de notre espace vital. Mais nous y étions mal pris, et il était trop tard pour nous défendre. Je ferai plus tard la chasse à nos réactions humanitaires.

La chasse est un crime mais elle n’est pas un vice. J’avais établi pour nos chasses des bases autonomes durables. Elles servaient à se ravitailler, à s’équiper, à se soigner au cas où. Nous nous donnâmes rendez-vous. Personne d’autre ne devait venir.

Je partis un matin à l’aube. Je ne risquai pas d’être espionné, et je me demandais combien de temps l’hacienda tiendrait encore sans esprit et sans discipline, avec toute cette presse humaine à maintenir.

Le destin vous attend ou vous précède. Parti, je me sentis soudain comme réveillé par l’air pur et frais, par le vent doux, par la sensation de l’appel qui vient de la Création quand elle redevient plus qu’un environnement humain. Je m’enfonçais dans le barranco Santiago de la steppe et je vis alors que la BAD numéro un avait été découverte, soulevée et pillée. Il y avait le même amoncèlement de voyous et de désordres autour de l’ancienne cachette, et je reconnus un des jules de l’autre. Elle avait dû parler. Je me réserverai le droit de les punir. Tout de même cette atmosphère d’implosion humaine et de pollution m’écœurait. Ils n’avaient donc rien appris.

Je me pressai avec ma mule vers les sierras où, à l’entrée de ce qui jadis avait constitué un beau parc national, j’avais établi la BAD trois (j’avais en effet décidé d’oublier la deuxième). Je sentis comme une présence d’animaux, rassurante, autour de moi, comme s’ils m’avaient aidé à garder pur et fécond cet endroit consacré par mes rêves. Eh, c’est le confort qui m’aura ramolli et rendu lâche. Je parvins vite à ma base, l’évaluai, me rassurai (même si quelque chose dans les livres de ma petite bibliothèque me semblait avoir bougé) et commençai à recenser ce dont je pourrai avoir besoin lors de ma fuite – de notre fuite.

Le ciel était rouge, enflammé, irisé. Les nuages hurlaient silencieux dans les lointains. Je repris goût à la pureté de l’air, moins désireux que jamais de collaborer avec le monde, et je l’attendis. C’est là qu’Il apparut dans la lune du soir estival, ange noir couronné de pourpre lumineuse. Un air inquiétant avec ses yeux clairs, sa taille, son teint buriné, mais en ces temps troublés il en devenait rassurant… Il évoqua ses origines. Sa famille était de Bohême, chassée cruellement après la guerre, établie au Chili.

Le Chili… Pouvait-on encore parler de pays ? Nous n’évoquâmes pas la catastrophe de mégapoles de là-bas. Il me parla de ses déplacements, de sa découverte ici, de la décision qu’il avait prise de m’attendre – d’attendre quelqu’un. C’était à cause des livres qu’il avait vus, des livres de survie, de chasse, de méthodologie, mais aussi des livres anciens, une Enéide, une Anabase, des traités de soufisme ou de sagesse chinoise. J’avais rassemblé cela au cours de mes escapades antérieures. Et curieusement j’avais laissé les vestiges de cette sagesse ici-même, prête pour les hauteurs et pour le haut pays.

Je lui dis que j’étais heureux d’avoir trouvé quelqu’un qui ne fût ni sot ni voleur (je crois que j’aurais tué le voleur ce soir-là) ; et qui était près à nous accompagner ; mais que nous devrions attendre mon vieil ami pour le lendemain. Je lui dis que j’avais eu la chance du débutant lors de la première fuite de Calafate, trois ans auparavant ; que cette chance risquait de ne pas se reproduire ; que je m’étais affaibli et que j’avais sans doute vieilli. Le temps nous dévore tous, me dit-il en me jetant un volume d’Ovide qu’il lança de son sac. Je relus les débuts des Métamorphoses, tout le chant du chaos et du déluge ensuite ; et cette fin de l’âge d’or prélude aux héroïsmes.

Dans cet univers agité par notre rencontre et par des chants d’oiseaux inaccoutumés (je reconnus la cotorra choroy – (Enicognathus leptorhynchus), nous nous relayâmes pour la veillée. Je passais une nuit plongé dans une transe sombre et glacée plus que dans un sommeil profond, m’estimant heureux d’être vivant et libre, et prêt d’affronter de nouvelles épreuves. Ce fut sur ces entrefaites que j’entendis le souffle haletant du cheval de Jean-Michel, qui avait plus de retard que de coutume.

Il nous expliqua sans attendre d’avoir récupéré ce qui s’était passé. Nous étions partis le jour décisif (la nuit précédente n’avais-je pas vu dans un songe un condor ?). L’hacienda était définitivement perdue. L’heure d’après avait débarqué un peloton bien armé avec même quelques pièces d’artillerie. C’était selon lui un peloton occidental, des blonds anglo-saxons, des gringos du nord, qui avait obéi à des ordres en s’établissant ici. Et nous qui avions espéré échapper à la matrice du nord ! Ils avaient confisqué et rationné tout ce qu’ils pouvaient, avec cette éternelle dextérité militaire, mais n’avaient rien pu faire bien entendu contre nos réfugiés, qui venait d’aussi loin qu’eux, des Andes tropicales. Car pour Frantz il s’avéra que ces Anglais à qui nous avions bien fait d’échapper, venaient des Malouines dont ils avaient aussi été chassés – à moins qu’on ne les eût déplacés pour une cause encore plus menaçante. Des pirates ? Après trois ans, quelle technologie peut encore fonctionner dans un monde désossé ? Et qui y prend le pouvoir ? Mais j’étais peut-être optimiste : l’ordre, l’autorité mondiales allaient revenir, plus enflammés et arrogants que jamais.

Nous fîmes les comptes : ce que nous pouvions prendre ; ce que nous devions laisser ; ce que nous devrions éliminer aussi. J’imaginai avec délice et sadisme quelque toxine de botuline descendant le rio qui arrosait l’hacienda ; mais je me tempérai après m’être repu de ma cruauté bactérienne, vengeresse et imaginative. Enfin nous essayâmes de faire le point sur nos connaissances, tout que je n’osais plus faire au temps heureux (et ennuyeux) de l’hacienda. La guerre avait déséquilibré le système universel. Sans satellites et sans argent l’humanité naviguait à l’aveugle – ce qui était mieux pour les rares aventuriers comme nous. Un expert de jadis avait évalué à 90% le nombre de pertes qui surviendraient à l’extinction de l’électricité. Les immenses conurbations se dépeuplaient ou se dévoraient ; nous récoltions des survivants déséquilibrés inaptes à toute discipline et à tout recadrage. Une seconde vague de châtiment s’annonçait, dont ce bataillon puritain, armé par on ne sait quel oligarque ou bureaucratie ambitieuse, était l’émanation. Nous devions nous mobiliser, et toujours être mobiles en fait. Malheur à ceux qui resteraient. Qui ne se meut devient songeur.

Nous allâmes vers l’ouest. Nous risquerions plus de pluies, plus de fatigues ; plus de beauté et de ressources aussi, plus de refuge. J’avais de vieux souvenirs d’Esquel et de ses mélèzes légendaires, mais Frantz voulait nous mener du côté de Futaleufu. Il avait des souvenirs, et j’avais mes visions. Si le condor revenait…

Nous protégeâmes comme nous pûmes la BAD trois que je baptisai par dérision Lolita. Nous laissâmes quelques victuailles et pharmacies dans un coin et interdîmes formellement son utilisation ou exploitation et je parsemai de quelques grains dangereux et mérités l’intérieur de cet abri. Un dernier regard, et c’en fut fait des steppes.

Nous nous mîmes en route avec une mule et un cheval, sûrs de repérer quelque imbécile qui se risquerait à nous suivre en jeep. Par bonheur le ciel ne décelait rien d’inquiétant. Le désordre du monde en interdisait le contrôle aérien et mécanique. Mais nous étions privés d’ordinateurs et de tout un tas de distractions qui vont avec. J’évoquai alors mon condor, que je crus revoir. Mais Frantz me dit qu’il était venu à dos de puma, ayant suivi le félin invisible et buveur de sang par les crêtes et les barrancos. Jean-Michel se risqua alors à évoquer la lagarto, le lézard du Machu Picchu qui lui refilait disait-il sa force tellurique. Nous étions maîtres des trois ordres, le ciel, le sol et sous-sol. Il valait mieux se prêter à ces petits rites. J’avais bien lu jadis que l’homme qui croit se réincarner en porc est supérieur à celui qui croit qu’il ne se réincarnera pas.

L’idée était de développer nos réflexes, de retrouver nos instincts, de multiplier les sensations et les occasions. Elles ne manquaient pas. Les soirs nous développions nos réflexes et notre résistance aux coups ; au matin nous répétions les arts martiaux et nous décochions des flèches, ne nous risquant pas aux détonations devenues inutiles dans ces lieux protégés. Nous remontions les cours d’eaux nombreux dans cet espace et ne manquions de rien. Je remarquai que Frantz ne mangeait presque rien, que Jean-Michel se flattait de maigrir enfin, quand je me découvrais la force de ne me nourrir que d’eau et de graines. Mais pour combien de temps, car tout est question de temps. Les agressions, les maladies, les risques de blessures… mais tout aurait son temps. La grâce était de s’oublier en oubliant le temps, de découvrir aussi une forme bénie de temps perpétuel que j’avais tant incriminé au temps jadis. Le terme m’obséda.

Nous croisâmes ainsi dans les barrancos quelques groupes de perdus, que nous orientâmes savamment vers mon ancienne hacienda. On saurait bien qu’en faire là-bas, et c’était un bon prêté pour un rendu. Nous les aidâmes à se fournir en graines et en fruits, à leur apprendre la route des sources. En nous remerciant l’un de ces pauvres bougres nous parla d’un groupe de filles gringos perdues dans des pâturages inconnus. Je vis Franz se décomposer un instant ; nous repartîmes.

Mon habile homme avait depuis longtemps dessiné la route que j’avais crue mienne. Mais nous poursuivions ; j’étais comme aspiré par ces hauteurs, par les alerces (mélèzes), par la région d’Esquel, par ce Chili miraculeux que j’avais découvert jeune. Je me demandais sombrement ce qui avait pu devenir de ces contrées magiques déjà gâtées par le tourisme. Mais je tâchai de ne pas corrompre mon enthousiasme qui était la denrée la plus rare pour ceux qui survivent et surtout pour ceux qui vivent. Je tâchai sobrement de le partager avec mes compagnons.

Nous n’étions plus seuls sur ces hauteurs, comme je l’ai rappelé. Les villes se vidant dans le nord du continent, le désordre s’étendant dans ce qui pouvait rester de monde, les montagnes commençaient à pulluler d’aventuriers, de réfugiés, de saugrenus de toute origine. Nous le savions, c’est pourquoi aussi nous avions abjuré tout luxe. Mais cela ne pouvait suffire à chaque fois. Certains avaient des radios et nous écoutions les sornettes et les vétilles qui sortaient de ces petits postes et polluaient l’air nocturne. Chaque émission me mettait mal à mon aise, qu’elle annonçât une nouvelle catastrophe là-haut ou un désastre ici-bas. Nous savions qu’une deuxième guerre se déroulait en Europe et qu’elle avait pris un caractère culturel dans le chaos des restes de la première. Mais ne l’avaient-ils pas voulu ? Certains devaient tenter de manœuvrer la rare opinion publique qui restait. D’autres devaient donner les vraies nouvelles que personne ne croirait.

Le nombre de patagons demeurait apparemment étique. C’était ce qui nous sauvait, ou il ne resterait plus que le vol de voilier et la piraterie. Nous échangions des marchandises, des pharmacies, le troc étant enfin redevenu monnaie d’usage. Qui voudrait d’un bout de papier fripé ? Le salaire vient du mot sel, les espèces viennent du mot épices, qui servent aussi à soigner, à guérir même – sauf mon malheureux ami abandonné là-bas. Un jour donc nous croisâmes un groupe mal fagoté, agressif, insolent, mais distrait, bien dans l’humeur latino. Ils commençaient à discuter arrogamment pour échanger, parlant de leur continent à eux. Puis ils haussèrent le ton et exigèrent plus en échange d’on ne sait quoi. Nous étions entraînés, nous répétions même ces scènes comme les prises dont nous allions user. Frantz – qui en était de ce continent, mais ils lui discutaient aussi ce titre – s’impatienta calmement frappa le premier, en assomma deux, Jean-Michel fit détonner sa pétoire, mon cheval rua à mon commandement ; les autres se dispersèrent. Ils n’avaient pas manifesté d’agressivité, mais nous avions fait comme nos animaux plus éveillés. Fallait-il être redoutés ou méprisés ? Nous avions choisi. Armés, équipés, avec une apparence de chasseurs hauturiers, nous progressions vers les lacs glaciaires, sublimes et vert-de-gris de la Patagonie immortelle. Et rien ne nous arrêterait sinon une mort glorieuse, digne du champ de bataille que nous nous étions choisis.

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