Nous avons eu le dernier vol : après, il était trop tard. La situation internationale ne permettait plus notre lointaine escapade. La Russie allait une nouvelle fois se prendre une charge occidentale, mais qu’y pouvions-nous ?
Nous avons eu peur de partir en pleine incertitude, par peur inavouée de ne pouvoir revenir, mais en même temps nous étions bien contents de quitter l’Europe impuissante, vile et condamnée : nous nous étions promis de partir pour trois mois, et c’était bien le moins, eu égard à la situation sociale, écologique et géopolitique. Au moins là-bas pourrions-nous faire le point. De toutes manières, tous les trois, Frédéric, Jean-Louis et moi étions habitués à voyager à la dure. C’est rester mollement au même endroit qui nous mine. Le seul moyen d’en finir avec le mal de vivre, c’est d’en baver physiquement. Il vaut mieux être Ségur que Chateaubriand et défier les hivers au combat.
Buenos Aires m’est apparue aussi misérable et surtout encore plus chaotique qu’après la grande crise de 2001. Nous y sommes restés deux jours, le temps de trouver nos vols et de réserver notre voiture dans la province de Santa Cruz. Nous sommes arrivés via la route 40 à Calafate où nous avons pu louer notre 4X4 pour commencer nos excursions. Il n’y avait presque plus d’excursions collectives, les touristes ayant commencé à déserter les lieux. Nous avions déjà tous vu les glaciers et nous ne désirions que nous promener tranquillement à partir d’El Chalten, la Mecque du trekking en Patagonie. La route nous parut – comme El Calafate – étrangement déserte et nous parvînmes au bourg quelques heures plus tard. Au loin se dégageaient le Fitz Roy et sa silhouette ocre puissante.
El Chalten était vide. Nous fûmes même inquiets quelques instants, puis rassurés – cette sensation de vide, surtout quand le monde s’est vidé vraiment – de ses touristes et de ses crétins – est finalement très jouissive. Nous commençâmes à être saisis par l’ivresse d’une aventure qui rompait avec le tourisme matriciel.
Finalement nous trouvâmes une petite épicerie encore ouverte. La patronne laide et bourrue avait en plus l’air soucieuse. Nous lui demandâmes ce qui se passait. Elle nous mena dans un froid et sale petit salon où nous pûmes suivre les Breaking News. Il n’était question de catastrophes un peu partout sur le « front de l’est ». Ce n’était pas nouveau, mais il fallait savoir, nous disait la dame, que nous étions bloqués. Avions-nous de l’efectivo, de l’argent liquide, parce que les distributeurs automatiques seraient à la peine, comme toutes les communications satellite et les travellers chèques.
Cette fois cette guerre, cette théorie de catastrophes avait bien éclaté. On attend toujours la guerre avec une certaine impatience, comme si elle devait rompre la monotonie quotidienne, et donner enfin raison aux fanatiques de l’Apocalypse et aux professionnels de l’eschatologie ; mais souvent, pendant la guerre, il se passe encore moins de choses que pendant la paix. Il doit en être de même pour la mort : elle est certainement encore plus ennuyeuse que la vie. Être en guerre signifie pour la plupart des gens non plus se contenter de vivre mais se contenter de ne pas mourir, et de survivre. Il faut manger, boire, essayer de dormir, gérer un temps excessif et inutile.
Lutter pour ne pas mourir est une belle chose. Lutter pour survivre en est une autre.
Le temps paraît en creux. Et une fois la guerre terminée, il faut reprendre le cours d’avant.
Je pensais à tout cela pendant que mes deux compagnons – nous avions fait nos comptes – dévalisaient l’épicerie comme une banque et cherchaient des bidons d’essence. Plus question de rentrer en Europe à court terme, plus d’internet ou de téléphone (les satellites étaient ou allaient être désactivés du moins pour les gens comme nous). L’épicière – une Chilienne – me demanda d’un ton rogue et agressif comment nous comptions survivre ici sans nourriture. Je lui demandais comment elle allait survivre elle avec de l’argent – le nôtre – qui ne vaudrait bientôt plus rien ; comment aussi elle comptait résister aux pillards qui ne porteraient pas d’or sur eux (à supposer que ceux qui possédassent de l’or pussent aussi résister aux plus décidés, aux plus violents).
Nous passâmes la nuit dans un refuge abandonné. Il n’y avait plus d’eau courante, il fallut aller au torrent pour se rafraîchir et remplir les bidons. Puis nous planchâmes sur les cartes.
Que faire ? Nous avions deux options : la voiture ou la marche. La voiture supposait un problème de ravitaillement : mais nous avions de l’essence. Un problème mécanique ? Mais Frédéric s’y connaissait ; et un problème plus sérieux : la santé. Mais Jean-Michel est médecin. La marche signifiait le froid, la faim, les difficultés. Nous pourrions nous rendre dans un refuge perdu dans les Andes, mais pour combien de temps et pour y faire quoi ?
— On va finir comme les types qui se sont bouffés dans les Andes. Ou bien fous comme les bergers qui passaient l’hiver dans les Alpes.
— Alors, il faut rester en voiture.
- Mais en voiture, on peut être attaqué. Et l’essence ? Comment finit Mad Max ?
- En panne… d’inspiration.
- Et puis au final, où veut-on aller ?
Il faudrait retourner vers le nord, où il y avait les villes. Mais les grandes villes connaîtraient des problèmes d’approvisionnement et d’insécurité ; or nous n’avions pas d’armes. Il y avait aussi le sud, plus froid, avec Ushuaia et la Terre de Feu. Mais c’était risqué : il n’y aurait plus de bac, et puis cette cité stratégique risquait d’être le théâtre d’opérations militaires importantes.
— Si on ne peut pas aller au nord, et qu’on ne peut pas aller au sud…
— Et bien qu’on aille se faire foutre !
— Non, reste sérieux !
— Eh bien n’allons nulle part !
— Ok! N’allons nulle part !
- C’est-à-dire ?
- Restons, ou éloignons-nous, mais peu.
— C’est-à-dire qu’il faut faire la route des estancias, longer les cours d’eau, trouver du gibier type choique (les nandous, ici)…
— Tu veux les attraper comment?
— Comme les Indiens ! Avec des boleadoras ?
- Mais ce n’est pas un stage de survie ! Il faut contacter nos familles.
- Trouvons un livre sur la survie.
- J’ai l’Anabase de Xénophon sur mon Archos. Relisons-le avant de ne plus avoir de courant. On n’a pas fait mieux. Coupons tout lien avec les satellites et GPS. C’est le meilleur moyen de ne pas se faire repérer et de prendre un drône sur la gueule.
- Trouvons aussi des livres sur les graines et la médecine pratique.
Nous refîmes un tour d’El Chalten, dans l’espoir de trouver ces marchandises et d’acheter un ou deux fusils de chasse. Les rares touristes avaient filé bêtement. Un petit bonhomme haineux m’en vendait un à prix d’or. Je le pris, m’en enamourai instantanément, et, sans savoir pourquoi, je le frappai et le lui volai. Nous trouvâmes les cartouches. Et d’autres armes. On attacha le bonhomme. L’épicière amadouée et apeurée me dit ensuite que l’armée allait venir. J’ignore encore si cette assertion était liée à sa peur. Nous étions en effet maintenant armés tous les trois, loin de nos terres, rendus froids et excités par la situation. Bref, nous étions dangereux, mais – heureusement – désireux de nous en aller explorer la meseta patagonne.
Nous partîmes vers l’est, en direction de l’Atlantique. J’avais les coordonnées de plusieurs estancias où nous pourrions sans doute obtenir de l’aide. Le premier jour fut divertissant : il y avait un beau ciel, nous tirâmes comme prévu quelques choiques qui traversaient imprudemment la route, il fallut les plumer. Mais le deuxième nous réserva déjà son lot de surprises : la viande était immangeable, nous ne pouvions la conserver. Le moteur de la voiture grondait, et surtout, nous affrontâmes un barrage.
Je m’en souviendrai toujours : ils étaient trois, trois jeunes militaires insolents et maladroits. Ils voulurent nous fouiller, nous désarmer, nous faire descendre, nous confisquer la voiture qu’ils nous accusèrent d’avoir volé.
— Ils veulent notre mort.
Ce mot de Frédéric déclencha notre ire. Nous nous comprîmes tous du regard et un instant nous les avions désarmés. Nous dûmes abattre le troisième soldat – un jeune bien gras, effrayé et maladroit – qui dégainait en reculant et en braillant. Nous les laissâmes les survivants en vie, non sans avoir hésité ni sans leur avoir tout dérobé. Le gros Toyota paraissait maintenant un chariot de pionnier.
Les soldats ne savaient rien : c’était un chaos digne de la guerre des Malouines pour eux. Il nous faudrait sans doute faire disparaître l’automobile, au cas où les deux survivants donneraient l’alerte. Mais quelle alerte ? Et ils sont sans doute morts puisque nous les avons attachés.
Nous reprîmes la route : la monotone meseta patagonne avec ses buissons, son vent permanent, sa sensation thermique glacée. Mais aussi avec sa magie, ses couchers de soleil rose et sa sensation de paisible infini.
Nous goûtâmes des heures précieuses, celles précisément que nous étions venues chercher. Nous aurions voulu être un élément heureux du paysage, pas même un animal, condamné à chasser, à tuer, à souffrir, à mourir. Une rafale de vent, un rayon du soleil, ou un nuage rouge. Nous voyions des renards patagons sur le bord de la route, et des armadillos – tatous –, animaux égarés dans cette terre gaste.
Nous étions criminels dans un monde qui (nous l’espérions) ne connaissait plus de règles. Nous étions peut-être déjà fous : peut-être que ce monde connaissait toujours des règles, que les choses s’étaient arrangées, comme on dit, que les hommes étaient redevenus aussi raisonnables que les machines qu’ils actionnaient ; qu’ils s’étaient neutralisés.
Et nous nous comportions comme des sauvages, comme des conquérants, comme des hommes apeurés en fait. Mais tout cela nous excitait diablement. Mais si la situation s’améliorait dans le monde, et que nous ne le sachions pas ?
Tout ce que savais moi c’est que je n’étais plus si jeune. Et puis par une vieille radio, nous apprîmes le reste. La guerre avait bien eu lieu, l’Europe était détruite (ai-je pensé que c’était un bien ?). Mais les russes avaient fini par frapper l’ennemi au coeur, à sa bourse sur sa côte est, à son informatique sur sa côte ouest. Le programme brésilien ajoutait que vingt millions de gens crevaient de faim à Sao Paulo, qui cherchaient à se répandre ailleurs. Nous étions loin de tout, quelle chance. Et quelle sottise vernienne que de prétendre toujours faire retour à la civilisation. Il n’y pas de civilisation depuis longtemps. Il n’y a qu’un faux confort et ses contraintes.
Et puis, quelques jours plus tard, nous arrivâmes à l’estancia Braun-McClellan. Huit mille hectares. Nous étions presque à bout de nos réserves d’essence, fatigués de dormir dans le froid ou courbés dans la voiture, avec chacun trois heures de guet la nuit. Aussi nous y allâmes pour chercher du ravitaillement.
Mais l’accueil nous surprit tous : il y avait quatre femmes, dont trois indiennes. Une belle Argentine d’origine galloise, avec trois enfants, et dont le mari, parti pour Bahia Blanca depuis deux semaines, n’avait pas reparu. Un vieil homme bizarre nous considéra d’un bon oeil, comme si nous allions reprendre l’affaire. Et un très jeune saxon d’une quinzaine d’années, bien faible pour nous résister. Et surtout, il y avait de l’eau, de l’énergie solaire, et, partout, partout, des moutons. De la viande de mouton. Qu’avions-nous besoin d’or, de cet or dont nous rêvions en Europe au moment du déclenchement de la crise ?
S’il y avait un lieu pour résider, ce serait celui-là. Nous renforçâmes la protection de l’estancia. Il y avait des chiens, que nous dressâmes. Nous découvrîmes d’autres armes. Nous pouvions survivre longtemps maintenant. Nous n’étions indifférents ni aux Indiennes, de belles métisses en fait, ni même à la galloise.
L’adolescent se tenait tranquille, alors nous l’avons envoyé plus loin pour veiller sur la propriété et pas sur nous. J’ai compris aussi qu’il faudrait changer le nom de la grande propriété : je choisis Amanecer. Car c’ets l’aube que nous créons. Et il faudra se préparer aux attaques des voleurs de moutons, à l’agression des militaires réguliers ou irréguliers que l’on pourrait recruter, aux fuyards affamés des villes, aux rôdeurs criminels, à tous ceux qui pour une raison ou une autre voudraient nous entraîner dans la dernière bataille des champs patagoniques.
* * *
Parfois je me réveille en songeant dans les bras de Lucìa, la très jeune métisse qu’ici j’ai choisie et qui attend mon enfant : j’ai rêvé que des soldats internationaux sont rentrés, qu’ils m’ont torturé, et que l’on va me condamner pour un crime que je n’ai pas commis, puisque ma seule volonté a été, depuis le début de cette drôle de troisième guerre mondiale, de survivre comme les animaux perdus que j’ai croisés sur ma route. Et cela alors que j’ai laissé pousser ma barbe et que je me prépare un destin bizarre de patriarche. Mais je défendrai cette terre jusqu’au bout.
(*) Conte survivaliste publié en 2007 dans le recueil Contes latinos (Ed. Michel de Maule). Modifié légèrement pour les besoins de la cause ici.
De Contes latinos (Ed. Michel de Maule)
– La bataille des champs patagoniques******* (lien)
– La bataille des champs patagoniques****** (lien)
– La Bataille des Champs Patagoniques***** (lien)
– La Bataille des Champs Patagoniques**** (lien)
– La Bataille des Champs Patagoniques*** (lien)
– La Bataille des Champs Patagoniques** (lien)
– La Bataille des Champs Patagoniques* (lien)
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