« Je suis né posthume », est l’une des citations caractéristiques de Nietzsche. S’épanchant longuement sur la nécessité d’un retour aux valeurs anciennes, fondées sur les qualités naturelles et intrinsèques à chacun, notamment dans sa longue dénonciation de la domination des faibles sur les forts, elle-même s’appuyant sur leur ressentiment. Pour le philosophe au marteau, le déclin de nos sociétés prétendument modernes et progressistes est dû en bonne partie à cet état de fait contraire à l’ordre naturel. Les faibles érigent un pouvoir à leur image, et en viennent logiquement à promouvoir des valeurs mortifères animées par leur ressentiment face aux forts ; l’on use aujourd’hui d’un panel d’expressions illustrant cela, du « nivellement vers le bas », au « pédagogisme », en passant par le christianisme et la mort de l’égoïsme, non pas en tant que narcissisme, mais comme volonté de puissance. Cependant, Nietzsche ne donne aucun élément concret sur la manière dont l’on pourrait mettre fin à cette inversion des valeurs plus que jamais prônée aujourd’hui par nos élites. Tout juste se contente-il de phrases volontairement provocatrices, telle que celle à l’entame de L’Antéchrist : « Les faibles et les ratés doivent périr : c’est le premier principe de notre charité. Et on devrait les aider en cela ». L’idée directrice du propos n’est cependant pas de chercher à savoir si Nietzsche évoquait un acte littéral, ou un combat culturel. Il s’agit en fait de s’interroger sur l’accomplissement du vœu nietzschéen dans un cadre que le philologue n’imaginait sans doute pas ; le post-apocalyptique. Et si, finalement, c’était la fin du monde et de toute civilisation, et donc de toute valeur, qui permettrait à l’humanité de retourner aux valeurs premières dont Nietzsche se fait l’apologiste contre la barbarie de la moraline et du « vivre ensemble » ?
L’APOCALYPSE COMME REMÈDE
Nietzsche s’est souvent posé comme médecin au travers de ses textes. De sa citation célèbre : « encore un siècle de journalisme et les mots pueront », à ses aphorismes du Crépuscule des Idoles, le marteau nietzschéen s’est abattu à plusieurs reprises contre la puissance castratrice qui aseptise notre monde ; prêt à enfoncer le clou jusqu’à provoquer l’effondrement de la maison, comme un certain Pasolini. Seulement, si Nietzsche dénonce, avec justesse, l’affaiblissement moral de l’Occident et décortique la mortification provoquée par l’inversion des valeurs, ou s’épand sur les Trois Métamorphoses dans Ainsi parlait Zarathoustra, jamais il ne propose de remède concret pouvant nous débarrasser de ce parasitisme bien-pensant. Si les trois métamorphoses et l’état de surhomme sont un stade spirituel à atteindre, encore faut-il disposer des conditions propices pour y parvenir ; or, jamais nos sociétés modernes ne conditionnèrent autant nos esprits qu’aujourd’hui. Nul doute que l’hédonisme de masse promu par un prétendu Progrès aurait été la cible privilégiée de Nietzsche, comme elle le fut pour Bernanos ou Pasolini. Seulement, alors que nos imaginaires sont colonisés par ce pouvoir totalitaire et totalisant, la solution pour devenir surhomme et renouer avec une volonté de puissance ne passerait-elle pas par l’apocalypse en tant que fin de toute civilisation connue ? Face à la toute-puissance des médias de masse et de l’acculturation qu’ils véhiculent, seule une tabula rasa présenterait les conditions convenables à un préalable au retour des valeurs saines. Dans un monde où les faibles dominent les forts par un pouvoir pernicieux, c’est au moins leur monde qui doit périr pour redonner aux forts les moyens de rétablir une hiérarchie saine, mais aussi d’imposer une réhabilitation d’une aristocratie, au sens premier et noble du terme. Le post-apocalyptique est en pleine mesure d’offrir cela, à une radicalité extrême certes, mais cette radicalité est aussi une garantie, car elle peut empêcher tout retour de l’inversion des valeurs, inversion résumée intelligemment par Pasolini dans ses Lettres Luthériennes : « La société préconsumériste avait besoin d’hommes forts, donc chastes. La société de consommation a besoin au contraire d’hommes faibles, donc luxurieux ». L’apocalypse, ne serait-elle pas, finalement, le véritable crépuscule des idoles ?
LE POST-APOCALYPTIQUE, CONSÉCRATION DU SURHOMME
À y regarder de plus près, les nombreuses références post-apocalyptiques, aussi bien littéraires que cinématographiques, tendent à confirmer ce postulat. Ravage, de René Barjavel dévoile bel et bien le caractère sain d’une vie proche de la terre, où l’on cultive les valeurs anciennes, mais surtout romantiques en tant que réaction face au désenchantement du monde moderne, que l’on retrouve chez Nietzsche. Mad Max, aussi curieux que cela puisse paraître, dit la même chose. Dans le troisième film, le personnage joué par Tina Turner vante les mérites du monde post-apocalyptique qui lui a permis à elle, qui n’était rien et ne pouvait rien espérer du monde moderne, d’être la chef respectée d’une communauté. De même, les valeurs premières sont réhabilitées ; c’est la force physique, mais aussi l’intelligence qui assurent la survie dans un monde hostile, là où le Progrès consacre le népotisme, la chrématistique ou l’oligarchie, et méprise ceux qui refusent de participer à la fabrique du Même ; c’est le retour à l’organique face au mécanique. En cela, l’apocalypse permet donc une révolution au profit du retour à un ordre naturel, si cher à Nietzsche. Si certains pourraient objecter qu’il ne s’agit ni plus, ni moins, d’un état de nature hobbesien où règne la loi du plus fort, l’on pourra toujours rétorquer qu’un tel monde serait toujours plus juste que le nôtre, car reposant justement sur une hiérarchie naturelle des valeurs, et non plus sur la spéculation ou la puissance de l’Argent. Le rapport de force reviendrait ainsi à une dimension plus saine, plus humaine, car débarrassé de toute chrématistique, qui elle ne reflète aucune qualité naturelle, et ne sert qu’au maintien d’une minorité que Bernanos décrivait comme putréfiée, car fonctionnant en vase clos, dans sa France contre les Robots dans une saillie que Nietzsche n’aurait certainement pas reniée.
C’est justement une constante dans les œuvres de science-fiction post-apocalyptiques que les vertus nietzschéennes sont à l’honneur. Outre Ravage susmentionné, c’est aussi le cas de la Planète des Singes, où la civilisation simiesque se base sur une hiérarchie sociale des forts, et méprisent les humains pour des raisons semblables à celles de Nietzsche. Cela est d’autant plus frappant, que le roman de Pierre Boulle fait aussi état, peut-être inconsciemment, des Trois Métamorphoses d’Ainsi Parlait Zarathoustra. Le singe passe de la docilité à la rébellion, qui lui a permis de prendre possession de la Terre en lieu et place des Humains, passant ainsi les deux premières étapes des métamorphoses. La dernière, celle de l’enfant, est celle conduisant à la création de nouvelles normes, d’un retour des valeurs premières dont Nietzsche s’était fait l’infatigable défenseur. Si pour lui l’enfant est « innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un « oui » sacré », n’oublions pas non plus que, loin de toute naïveté, il affirmait aussi que « le bonheur des enfants est un mythe ». La troisième métamorphose est celle de la régénérescence. C’est ce que l’on retrouve dans la Planète des Singes, mais le post-apocalyptique en général. Seul Mad Max peut poser une exception dans l’application de ces trois Métamorphoses, ainsi que les œuvres dérivées de celle de Miller, dans la mesure où le stade du lion reste toujours la norme dominante de leur monde. Mad Max se passe peu de temps après la catastrophe, elle-même résidant en une longue agonie et non pas une fin aussi brutale qu’un feu nucléaire, ce qui tend à démontrer qu’en réalité le monde post-apocalyptique de Mad Max s’inscrit toujours dans les Trois Métamorphoses, mais ne les a pas encore achevées. Le même constat peut s’appliquer pour la licence vidéoludique Fallout.
Ces constats bien établis permettent alors d’affirmer qu’un monde post-apocalyptique serait le plus à même de consacrer le surhomme nietzschéen, car il engendrerait les meilleures circonstances à même d’affirmer une volonté de puissance, celle de la Vie dont Zarathoustra fait dire : « je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même », le Surhomme étant « la race d’hommes qu’il conçoit conçoit la réalité telle qu’elle est : ils sont assez forts pour cela ; — la réalité n’est pas pour eux chose étrangère ni lointaine ; elle se confond avec eux : ils ont en eux tout ce qu’elle a d’effrayant et de problématique car c’est à ce prix seul que l’homme peut être grand ». Le dépassement de toute métaphysique, mais aussi de toute préoccupation hédoniste, est plus accessible dans un milieu post-apocalyptique car sa dure réalité ne tolère pas le divertissement, et encore moins la spéculation. Le post-apocalyptique, finalement, est un pessimisme de la force, soit un moyen possible de voir le rêve nietzschéen exaucé.
Source