Voxnr – Emprise

La bataille des champs patagoniques (****)

Les liens de Frantz et de Nicholas s’étaient resserrés. Le second, plus âgé, avait cessé de se plaindre de son lumbago et de ses mille douleurs et s’était peu à peu soumis à la discipline du premier. Il refaisait de l’exercice, réapprenait à se battre, à tirer à l’arc, à monter à cheval. Tout cela le fortifiait et le rassérénait. Rien de tel qu’oublier son esprit et chevronner son corps.

A Mitra succédait Varuna. Le soir Nicholas reprenait son primat. Il maîtrisait l’esprit ombrageux et violent de Frantz mieux et surtout plus volontairement que moi. Il lui citait Sénèque et justifiait d’un coup toute la tempérance de Frantz et ses efforts diurnes. Il lui citait Lucilius.

« Rappellerai-je tant d’autres maladies, innombrables supplices de la mollesse ? On était exempt de ces fléaux quand on ne s’était pas encore laissé fondre aux délices, quand on n’avait de maître et de serviteur que soi. On s’endurcissait le corps à la peine et au vrai travail ; on le fatiguait à la course, à la chasse, aux exercices du labour. On trouvait au retour une nourriture que la faim toute seule savait rendre agréable. Aussi n’était-il pas besoin d’un si grand attirail de médecins, de fers, de boîte à remèdes. »

Le bougre se souvenait même du latin.

Immunes erant ab istis malis qui nondum se delicis solverant, qui sibi imperabant, sibi ministrabant. Corpora opere ac vero labore durabant, aut cursu defatigati aut venatu aut tellure versanda; excipiebat illos cibus qui nisi esurientibus placere non posset.

Et puis ce vers célèbre :

Innumerabiles esse morbos non miraberis: cocos numera.

Gare aux cuisiniers par conséquent.

Nous avions remonté le rio Chubut jusqu’à paso del Sapo puis Piedra parada, tous pueblos abandonnés depuis longtemps. Mais nous savions qu’Esquel serait encore peuplé, et Nicholas me l’avait confirmé. Frantz désirait à toutes forces s’y rendre et je ne savais trop quoi lui répondre. Sœur, famille, vengeance, projets impavides ? Avant de gagner Esquel et tout ce qui s’ensuivrait dans une cité que je n’avais jamais trop appréciée du temps de son vivant touristique, nous pensions passer par Trevelyn, bourg charmant et fleuri où j’avais eu jadis quelques amis. Je profitais de leur amitié naissante et de leur mutuelle utilité pour m’isoler de mon mieux. Je feignais de faire des reconnaissances, d’étudier des herbes. Je ramassai des Molle, du calafate, de la chupasangre (Maihuenia patagonica), des Yaoyín (Lycium chilense Miers), toutes plantes qui peuvent à la fois comestibles et médicinales. Je progressai en cuisine, accommodant tout cela à mes outardes et mes truites, et je leur prouvais que leur Sénèque avait tort. Rien ne rend fort et heureux comme la nourriture.

Le temps était encore beau et chaud, le fleuve se resserrait au fur et à mesure que nous remontions vers sa source, une source que je n’imaginais (je ne saurais dire pourquoi) plus aussi pure qu’au début de notre tribulation. C’est peut-être la pire sensation que l’on puisse tirer d’un périple.

Je me baignais cependant chaque jour dans le fleuve, pendant que mes compagnons montaient une garde distraite et que les nuages patagons grondaient dans une mer de feu. Je traversais à la nage le rio avant de revenir, toujours pour goûter cette extase silencieuse des fleuves qu’un jour j’avais découverte dans la province des Missions. Un soir pendant que les nuages carmin luttaient vainement contre un ciel brunissant, je traversais ma rivière.

Le courant était fort, sans doute suite à quelque abondante pluie de montagne (toujours nous craignions que cette rivière devînt un soir une rivière de sang). Je ne redoutais pas cela, il faudrait simplement que je remonte à pied vers le bivouac et je n’avais plus mes chaussures. Sur l’autre rive je fus surpris par un hurlement, mais je n’aurais su dire son origine. Un hurlement de terre et de caverne. Le ciel s’était obscurci, je traversais à la hâte mon Chubut et fus déporté plus que je ne le pensais. La rivière sifflait, et je repensais à ma rivière de sang.

Je me reposais sur une roche sèche et commençais à marcher espérant que mes compagnons distraits devineraient peut-être mon maigre désarroi. Nous nous tenions toujours à une respectable distance de la rivière. Un orage, un danger viennent plus vite par les eaux. Sans compter les moustiques

C’est là que je les vis, frileuses, en haillons, les trois presque nues, engoncées, emmêlées les unes dans les autres. Nous avaient-elle entendu lorsque nous passions, avaient –elles eu peur de nous ? Elles me virent ou presque comme Nausicaa et ses compagnes virent Ulysse. Je les vis aussi belles que des phéaciennes, blondes aux cheveux longs et sales, ébouriffées et effarées, enchantées et épuisées, tordues de souffrances mais encore prêtes à bondir, rugissantes de vivre. Je n’étais pas à mon avantage mais j’arrivais à gagner leur respect en quelques gestes (ou en quelque absence de geste). Je m’entendis crier le nom de Frantz qui ne tarda pas enfin à arriver.

Elles étaient trois, Karen, Vilma et Tatiana, venaient de pays baltes, avaient été perdues ici au temps lointain du tourisme, et avaient erré là, bien plus barbarement que nous. Mais c’est Tacite qui nous dit que femmes nordiques se tiennent comme les hommes. Elles venaient de perdre une de leurs compagnes, qui avait été tuée par des maraudeurs qu’elles avaient fuis. Par bonheur ils ne venaient pas d’Esquel (qu’eussions-nous fait alors ?).

Nous tentâmes de les frotter, de les nourrir, de les vêtir. Elles avaient vécu comme des sauvageonnes mais avaient tenu bon grâce à la modeste et charmante Tatiana qui avait des connaissances d’herboriste et s’intéressa vite à ma cuisine. Vilma semblait la capitaine, peut-être un peu autoritaire mais vite rendue à notre suprématie physique et matérielle. Très vite Frantz l’intéressa à son archerie. Karen était médecin dans son pays et s’était acclimatée ici, médecin aux pieds nus. Nous parlions beaucoup, nous pépions même comme les étourneaux, enchantées de la charmante compagnie, profitant d’un ciel soudainement allégé par notre rencontre. Tatiana de ses profonds yeux marron me parla de ce ciel compliqué par les relations humaines dans le Songe. Parfois enfin il s’apaise et nous aussi. Un moment Karen se félicita d’être tombée avec ses amies sur des gentilshommes qui sauraient les respecter ; Nicholas rétorqua que ce n’était pas un critère. Si c’en avait été un, la race des gentlemen se serait éteinte ! Il le dit de telle manière qu’il fit rire tout le monde. Mais je confisquai nos bouteilles.

Le lendemain la chasse fut bonne. Nous chassâmes des outardes (les bavardes et élégantes cauquen), et même un nandou qui trottait bêtement par là. Je précisai que nous ne chasserions pas de vigognes. Elle restait pour moi un animal sacré. Mais je ne pourrais pas toujours les protéger. Par contre nous acharnions sur les moutons que nous rencontrions, les jugeant responsables de tant de peines humaines et animales dans ces parages (certes il eût fallu aussi s’acharner sur leurs bergers).

Tatiana s’éprenait de mon renard, qui me suivait depuis cent milles, et m’avait contraint à chasser. Elle-même portait un petit perroquet, la cotorra (Enicognathus leptorhynchus) de ces froids et solitaires endroits. Nous en attrapâmes promptement un autre pour les unir. Le renard adopta un chiot que nous trouvâmes traînant sur un sentier. Les animaux s’entendaient comme nous, peut-être même moins bien que nous, car n’ayant rien à s’enseigner.

Il fallait partager nos informations, nos connaissances, nos savoir-faire. Ensuite tâcher de concevoir un futur à court terme. Gagner ces montagnes, construire une cabane ou bien trouver des caves pour l’hiver, et de ces eaux thermales dont nous parlait Frantz ; ensuite savoir combien de survivants comptait cette province et la partie chilienne de la Patagonie. Et quel type de survivants aussi : prédateurs, comme ceux qui avaient agressé nos compagnes, ou survivants comme nous. Nous allions bientôt être servis.

Nous quittions la vraie steppe pour nous rapprocher des contreforts andins, avec leur lot de vent frais et d’humidité. Nicholas ronchonnait mais se plaignait moins en présence des filles, en particulier de Karen qui semblait avoir trouvé en lui un malade de choix ou un nid fécond de douleurs. Mais toujours le soir il nous enchantait par ses contes. Je résolus du reste de consacrer une heure au moins chaque soir à une forme d’animation culturelle, chants, contes, versifications. Le plus dur était de combiner danse et musique, dans un monde qui nous avait désappris, du temps de sa technologie et l’une et l’autre. Il faudrait s’y remettre, et à concevoir des instruments, et à retrouver le grand esprit des danses. Le jour nous oubliions tout cela et enseignions aux filles notre savoir-faire militaire pour en faire des guerrières. Et puis nous repartions à la marche. Nous eûmes la chance de croiser deux chevaux rendus à un état demi-sauvage et qui ne demandaient qu’à retrouver l’humaine compagnie.

Nous nous rapprochions de Trevelyn. Nous croisions des petits groupes, des individualités curieuses, des familles malheureuses. On nous considérait avec une forme de respect mais je dois dire aussi avec beaucoup d’envie. Je fis doubler nos gardes, je rapprochais nos tentes nocturnes. Un des promeneurs nous dit qu’il n’avait jamais vu de gens aussi élégants que nous dans les forêts ; et que nous nous amusions fort bien. Je lui dis que je nous ne cherchions pas à survivre mais à mieux vivre que les autres. Et je constatai que nous n’avions rien à demander, mais que nous faisions décidément envie. Etait-ce un risque de menace ? Nicholas en doutait ; il pensait au contraire que nous manquions à ces gens, qu’ils nous voudraient pour directeurs et de conscience et de corps. Mais je n’étais pas encore prêt à reprendre le flambeau de l’hacienda. Se rendre discrets était mon commandement à toute heure.

Des restes de civilisation il y en a toujours. En nous rapprochant par une journée étouffante de la petite cité de Trevelyn, nous vîmes des maisons avec des vergers, des jardins et ma foi une bonne atmosphère forestière, même si tout avait défriché pour rétablir les récoltes (elles ne semblaient avoir été pillées). Déjà nous envisagions (et je voyais les filles surtout motivées) de retaper une bicoque abandonnée au titre de propriété quelque peu contesté. Mais ni Frantz ni moi n’étions d’humeur pour une décision si bourgeoise, et Nicholas se voyait vite ennuyé de mener une vie si peu aventureuse. On en reparlerait.

Et je vis enfin un bunker comme celui que je recherchais. Je le devinai habité par de prudentes gens, commençai à les héler et je vis sortir un canon de fusil. Je ne cherchais pas à l’attraper et continuai à lui parler sur un ton rasseyant, jusqu’à ce que la porte s’ouvre. Comme je le pensais, c’était un vieux paysan de Chiloé qui parut, un ami de mon ami perdu, que j’avais jadis vu au cours d’un trekking dans ces parages. Il s’appelait Emilio, ne me reconnut pas et parut effrayé. J’incitai mes amis à s’éloigner et entrai seul avec Nicholas. Sa femme nous servit un vieux reste de vin chilien dont nous fîmes bien de nous méfier.

Le village avait perdu sa population. Les gens avaient fui, d’autres étaient venus, ses petites-filles étaient perdues (il nous montrait les photos, et qu’elles semblaient jolies). Beaucoup de gens étaient allés vers Esquel et d’autres cités comme Cohaique ou El Bolson plus au nord, par peur de la vie rude de la nature, par volonté aussi semblait-il de vivre des réserves alimentaires, qui toujours semblent inépuisables. Il ne savait pas ce que nous cherchions à Esquel et nous déconseillait surtout de nous y rendre.

Je lui offrais du tabac, de la viande, je lui proposais des médicaments, je lui montrai ma richesse. Il parut s’assagir, et sa dame trouva nos demoiselles blondes bien mignonnes et parut à sa fenêtre pour les célébrer. Nous les invitâmes le soir à notre bivouac. Tatiana chanta quelques chansons, Frantz dansa son malambo avec des boleadores, ce qui les fit bien rire ; Nicholas raconta quelques histoires avec un bon accent gringo. Emilio nous invita dans sa grange (un autre morceau de bunker), mais nous ne pûmes y rester cette nuit, ayant, comme les mongols, perdu complètement l’habitude de dormir sous abri. Nous étouffions les uns après les autres et nous sortîmes les uns après les autres pour profiter de cette nuit étoilée qui marquait notre triomphe modeste sur les nomades et les agriculteurs.

Les jours suivants nous eûmes droit à plus de confidences, elles même reposant sur la confiance que nous inspirions et la bonne atmosphère d’amitié que ces vieilles personnes courageuses et sérieuses nous inspiraient. Toujours les chilotes ont enchanté les voyageurs. Emilio me conta que d’autres tsunamis avaient frappé leur île. La guerre avait eu ici ses conséquences terribles avec ses morts, ses disparus et ses désordres. Les côtes et leurs habitants avaient beaucoup souffert – j’en savais quelque chose. Eux survivaient aussi tant bien que mal vu leur âge, en s’adonnant au jardinage. Ils vivotaient dans la discrétion, mais je compris presque rassuré s que leur maigre activité agricole, si elle pouvait motiver un voleur, ne pouvait susciter une armée de prédateurs. Nous n’aurions pas à jouer aux sept samouraïs, l’activité agricole étant par trop éteinte par ici.

Avions-nous intérêt à nous établir dans ce havre ? Ce fut le sujet d’une longue discussion dont je me tins aussi éloigné que possible. Sur ce sujet je n’aurais pu que répondre ce qui suit : pourquoi être ici plutôt que là ? J’avais envie d’aller, c’était tout, et tant que mes jambes pourraient me porter, mon bras me protéger et ma bouche me nourrir, tant que mon esprit s’enflammerait de ma marche et de nos découvertes, je n’aurais pas le désir de m’arrêter. Certains parurent lire dans mes pensées qui me demandèrent de les exprimer. Je m’en acquittai.

Il faut toujours promettre une Jérusalem, quelque terre promise. Je ne pouvais simplement faire éloge de mon envie de marcher. Je m’étais reposé trois ans grassement et sottement dans cette hacienda dans la partie la plus laide du subcontinent, mais Nicholas et les jeunes nordiques avaient souffert dans ces parages. Frantz nous vanta son Aysen ses paysages magiques, ses volcans fumeux, ses neiges et ses vues. Et d’évoquer comme si nous étions des visiteurs le parc Queulat, les cavernes marbrées du lac Carrera, le Futaleufun la région Palena et son atmosphère zen (ce procédé de basse rhétorique obtint un grand succès), les alerces géants des bois enchantés de Pumalin, sans oublier son fjord préféré, celui de Renihue. Mais Nicholas lui préférait la steppe patagonne et ses célèbres certitudes : le gibier, les plantes, la lumière, l’air sec. Sans oublier ses couchers de soleil. Mais ils ne se disputèrent pas. Au matin on chasse un guanaco et nous eûmes de la viande pour six jours. Il me semblait atteindre l’état que je désirai. Un bonheur sans frontière et sans accroc, un présent perpétuel fait de solidité et d’incertitude. Car rien n’est pire que la routine en définitive. Et c’est pourquoi nous repartirions.

Je plaçais le départ pour Esquel dans une huitaine. Emilio m’apprit alors que le bourg avait changé de nom, et que, si j’insistais, je pourrais peut-être lui apprendre ce qu’étaient devenues ses deux (deux ou trois ?) petites-filles. Pour conclure cet heureux séjour les jeunes baltes se lancèrent dans une séance nocturne de mime inspirée par Nicholas et son interprétation du théâtre des marionnettes de Kleist. Il faut désespérément revenir à l’état de nature et oublier de remanger de l’arbre de connaissance. On n’avait que trop vu où il nous avait menés celui-là.

Et ce n’était que partie remise.

Les vieux chilotes

– La bataille des champs patagoniques******* (lien)
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