Pour ce Titanic qu’est l’Université française, Charles Maurras ne peut être qu’un sinistre personnage aux idées abominables qui se délecta des « Années-les-plus-sombres-de-notre-histoire ». Cette interprétation fallacieuse témoigne de l’immense sottise de ses auteurs.
Pendant plus de cinquante ans, Maurras exerça une réelle emprise sur la République des Lettres. Le poète, le romancier, le journaliste, le doctrinaire, le pamphlétaire œuvra toute sa vie pour le triomphe de ses idées. Or trois erreurs magistrales empêchèrent leur pleine réalisation.
N’évoquons pas son royalisme orléaniste, ce qui était banal à une époque dominée par le fait national et la rationalité. Ne lui reprochons pas non plus d’avoir préféré soutenir l’État français d’un vieux maréchal plutôt que de suivre à Londres un fringant général de brigade à titre temporaire, même si L’Action française avait naguère défendu ses thèses militaires.
En 1945, après un verdict sévère et partial qui le condamne lourdement, Maurras s’exclame : « C’est la revanche de Dreyfus ! ». Dreyfus précisément. Maurras n’hésita pas à défendre l’armée française et son honneur parce que l’époque croyait en la fable du « complot judéo-boche ». Anti-dreyfusard véhément, Maurras ne perçut pas l’immense manipulation.
Les malheurs du capitaine Dreyfus permirent en effet au camp laïcard, républicain et conservateur (les futurs radicaux et radicaux-socialistes, vrais « chancres mous de la République ») d’éloigner les masses ouvrières de leurs justes revendications sociales au profit d’une République égoïste soi-disant menacée par la « droite », les catholiques, l’Église… Les ouvriers ne comprirent pas tout de suite que l’idéal laïque et les incantations contre un « péril réac » imminent empêchaient la moindre avancée sociale. Avec une fibre plus populaire, Maurras aurait pu avertir le monde du travail de ce funeste détournement qui bénéficiait aux « élites » d’alors. Dreyfusard acharné, Charles Péguy comprit, lui, la manœuvre, mais bien trop tard…
Le manque d’intérêt pour l’ardente question sociale, des fréquentations surtout conservatrices et guindées et une méfiance instinctive envers les « classes laborieuses » urbaines expliquent la méfiance de Maurras à l’égard des tentatives de Georges Valois pour concilier l’activisme des Camelots du Roi et l’agitation syndicaliste des années 1900. Les grévistes pendirent alors au balcon d’une bourse du travail le buste de Marianne ! Le Cercle Proudhon fut une occasion manquée, mais c’est dans ce bouillonnement de culture intense que l’historien Zeev Sternhell décèlera la genèse d’une Droite révolutionnaire, matrice, selon lui, du fascisme…
Maurras aurait pu franchement encourager l’initiative révolutionnaire-conservatrice de Valois et concevoir, sur le précédent royal de Bouvines, une entente entre les couches populaires et l’aristocratie contre la bourgeoisie républicaine. Ne comprenant pas que le XXème siècle serait le siècle des masses en action et craignant que ce « populisme » irrite ses soutiens financiers rétrogrades, le natif de Martigues rata une belle occasion de focaliser sous sa direction intellectuelle un faisceau d’oppositions radicales au régime. Ce désintérêt pour la question sociale reste vive chez les héritiers des révolutionnaires de droite…
Charles Maurras se trompe gravement en août 1914 quand, lui, l’anti-républicain, rejoint l’Union sacrée. Cette adhésion patriotique et germanophobe témoigne d’un manque patent de détermination machiavélique de la part de l’auteur de L’Enquête sur la monarchie. Au nom du nationalisme intégral, il balaye son hostilité foncière à la République pour la soutenir. Le résultat en est en 1919 une Europe totalement éclatée, affaiblie, déséquilibrée avec une Allemagne meurtrie, humiliée et néanmoins encore puissante.
Maurras n’est pas un factieux ! C’est un littéraire dénué d’arrières-pensées embringué en politique, pas un disciple de Lénine ! Doté d’un autre tempérament, peut-être eût-il agi comme les républicains au 4 septembre 1870 ? Ce jour-là, à l’annonce de la prise de Sedan par les Prussiens qui font prisonnier Napoléon III, les républicains n’hésitent pas à renverser le Second Empire qui, cinq mois plus tôt, obtenait plus de 81 % des suffrages lors d’un plébiscite. Une fois la République installée, les nouveaux maîtres du pays peuvent proclamer la Patrie en danger. L’essentiel est posé ! Jamais ensuite, le gouvernement d’Ordre moral du monarchiste Mac-Mahon n’envisagera d’abolir le nouveau régime…
Si l’Empire allemand l’avait emporté sur le front de l’Ouest à l’automne 1914, il est évident que la IIIème République se fût effondrée comme elle s’effondra en juin-juillet 1940. Y aurait-il eu une restauration monarchique ? Non, les Allemands n’auraient pas favorisé des institutions fortes à Paris. Certes, la France aurait cédé Belfort, le Maroc et d’autres colonies, et alors ? En 1713 et en 1763, Paris abandonna bien aux Anglais l’Acadie et le Québec sans que la postérité ne s’en offusque. Une Europe sous la férule du Kaiser aurait peut-être permis la conciliation des principes traditionnels avec la modernité technique du temps. Qui sait ? Dans cette Europe-là, la France de 1915 aurait pu sécréter un fascisme à partir des idées maurrassiennes, puis se répandre par l’entremise d’un jeune capitaine natif de Lille, longtemps prisonnier à Ingolstadt…
Le manque de discernement tactique à propos de l’Union sacrée a coûté cher à Maurras. Dès 1926, sa condamnation par l’Église catholique brise une vitalité déjà bien freinée par l’assassinat de Marius Plateau en 1923 et une absence d’approches sociales conséquentes.
À son corps défendant, Charles Maurras a finalement travaillé pour les valeurs modernes démocratiques, nationales et libérales. Son nationalisme intégral n’est qu’un aménagement conservateur des Lumières. Vers 1915, clairvoyant sur le destin de la civilisation européenne à cet instant décisif, Georges Sorel penchait vers les Empires centraux. Voilà pourquoi il garde une fraîcheur que n’a plus Maurras.