« En mettant en avant l’idée du dissentiment, notre projet était d’élaborer une pensée dissidente qui s’oppose aux pensées conformistes des théoriciens du consensus (Jürgen Habermas, Karl Otto Apel). Pour battre en brèche le dogme du consensuel, l’idée était en fait d’oser la liberté intellectuelle. A quoi pouvait servir de donner son assentiment à un système qui n’en a rien à faire et qui est dirigé non par le peuple mais ailleurs ? Nous avons donc entrepris d’opérer la déconstruction de cette entreprise de supercherie. Evidemment, nous avons commencé par ce qu’il y a de plus immédiat, à savoir ce que nous avions sous nos yeux et dont nous ne voulions pas. Pour nous aider dans cette première étape, nous avons puisé dans le patrimoine intellectuel ibéro-américain et c’est ainsi que nous avons découvert au-delà des sentiers battus par les penseurs du mainstream l’existence d’une pensée de résistance. Nous avons choisi deux ou trois penseurs originaires de chacun de nos pays respectifs et nous avons constitué un matériau de textes appelant à la dissidence par rapport au système établi. Un penseur comme Albert Rougés(1880-1945), par exemple, d’origine française mais né en Amérique du Sud, a écrit une réfutation de Bergson dans Les hiérarchies de l’être et l’éternité. Certains philosophes créoles sont également très intéressants. Je pense par exemple au mexicain Antonio Caso qui s’est attaqué au positivisme dans un essai de 1941 intitulé Positivismo, neopositivismo y fenomenología et L´existence(1943). Aussi le bolivien Frank Tamayo dans La creación de la pedagogía nacional(1910) ; le brasilien Gilberto Freyre et son essai Casa Grande e Senzala(1933) ; le paraguayen Natalicio González dans Raíz Errante(1953). Comme nous nous inscrivons dans cette tradition dissidente, nous oeuvrons pour transmettre ce patrimoine aux générations à venir. Paradoxalement, le climat intellectuel argentin est relativement favorable du fait du terreau que constitue le milieu issu du péronisme. En face, c’est le vide de la société conformiste. Comme en France, la grande majorité vit de manière massifiée tandis qu’une minorité a le courage de la dissidence. Certes, il existe une pensée officielle mais elle est complètement aseptisée et sans originalité. Les partisans de la pensée conformiste se contentent d’ânonner les théories élaborées en Europe ou aux Etats-Unis. Le mimétisme est si puissant dans le monde universitaire et intellectuel sud-américain que c’est la non-pensée et le vide qui règnent. En fait, nous sommes colonisés idéologiquement par l’Europe et les Etats-Unis. En Argentine, nous n’avons pas de penseurs de l’envergure de Richard Rorty ou de Gianni Vattimo. L’ironie ou le pensiero debole constituent le luxe des sociétés qui veulent exercer une influence vis-à-vis du reste du monde. En revanche, nous ne connaissons pas cette chape de plomb que produit le terrorisme intellectuel. Dans la mesure où nous nous trouvons loin des centres de production du conformisme intellectuel, il se crée un espace de liberté qui rend possible l’expression des idées de dissidence. Avec le Disenso, nous développons en fait une pensée pour l’après-modernité. On pourrait parler de pensée postmoderne mais il s’agit plutôt d’une pensée pré-moderne dans le sens où nos racines, partagées par toute l’Amérique hispanique, appartiennent a la bas moyen age. En colonisant l’Amérique du Sud, les conquistadores ont apporté le catholicisme pas seulement comme foi e savoir de salut, mais aussi, et sur tout, comme catégorie anthropo-culturel et il faut être bien conscient qu’on ne peut pas mettre sur un pied d’égalité les apports indien et européen. C’est dans ce creuset que nous puisons l’essentiel de notre pensée discordante. Pour résumer, je dirais que nous essayons de contextualiser une pensée non-moderne dans un cadre moderne, comme est il de nos jours.
Cependant, il ne faut pas se limiter à la seule dissidence intellectuelle. La dissidence doit s’incarner pratiquement dans la vie de tous les jours. A cet égard, il faut lire le philosophe nordaméricain Alasdair McIntyre et notamment son ouvrage After virtue. A study in moral theory[1]