Nous vous présentons la deuxième partie de l'interview de Pierre Le Vigan. Dans une première partie (1), Pierre Le Vigan évoque la notion de transhumanisme, une notion pas simple à comprendre, les liens entre socialisme et idéologie du progrès, et la seule immortalité qui est pour lui, l'immortalité mythique.

METAMAG: Le transhumanisme c’est la construction d’un homme nouveau. C’est un constructivisme extrême. Pour revenir à la mesure, au sens grec, certains proposent le concept de « race », un concept d’usage difficile. Exemple : Michel Drac, dans La question raciale (Le retour aux sources, 2009). D’autres – ou les mêmes - pensent que c’est justement la tradition qui peut nous ouvrir à une surnature, nous évitant le constructivisme. Votre opinion ?
Pierre le Vigan : L’ouvrage de Michel Drac que vous citez sur la question raciale est intéressant et propose une analyse qui est, à quelques nuances près, assez équilibrée et informée. Il donne à réfléchir sur une question souvent sous-estimée. Ceci indiqué, je ne vois pas ce livre – ou un autre – comme ouvrant une alternative avec d’un côté le « vertige biotechnologique » et de l’autre la « référence à la race ». Cette dernière fait partie des caractéristiques de l’homme comme son sexe, sa culture, sa religion. La race (et l’ethnie, ce qui n’est pas tout à fait la même chose), c’est un des éléments de la définition de l’homme concret, de l’homme particulier. On n’appréhende la notion d’humanité que par les hommes particuliers et non en les déshabillant de leurs particularités.

Faire avec le réel n’est pas du vitalisme ni du constructivisme. Il faudrait en outre distinguer la reconnaissance de l’existence des races (comme des sexes, des classes sociales, des droitiers, des gauchers, des différences de couleur des yeux, etc), le « racialisme » non suprématiste, et le racisme proprement dit. Ce sont trois choses différentes. Mais aussi faut-il distinguer le racisme vitaliste, celui d’Hitler, du racisme fixiste, celui de l’ex-Afrique du Sud. Tous deux étaient odieux. Néanmoins, l’un a déchaîné une guerre mondiale, ou du moins y a très fortement contribué, tandis que l’autre était plus conservateur et ne visait pas à une nouvelle utopie mondiale.
Pour résumer, opposer la race à la technique, croire qu’en se référant à la race, on va pouvoir se « reposer » du défi de la technique ne me parait pas du tout réaliste.
Les nazis voulaient mettre la science au service de la race. Que voulaient-ils en fait ? Une race « toujours plus belle et plus forte ». Ils étaient dans la logique du progressisme, sauf que c’était un progressisme scientiste, rationaliste et inégalitaire. Pas un progressisme « de gauche ».
Quelle est votre position par rapport au constructivisme ?
En fait, tout le monde est constructiviste, y compris les réactionnaires qui veulent revenir au temps où « tout allait de soi » et où « c’était mieux ». Maurras est constructiviste, Rousseau est constructiviste, Marx aussi, et, pourtant, tous s’en sont défendus. Tout dépend du moment ancien de référence : l’Ancien Régime, le « communisme primitif », etc.

S’il y avait un « sens de l’histoire », ou un « ordre naturel » (et finalement, c’est la même chose puisque ce sont deux finalismes), pourquoi faudrait-il « revenir à cet ordre naturel », pourquoi faudrait-il « aller dans le sens de l’histoire » ? On devrait « y aller tout seul ». Et le monde de « l’ordre naturel », pourquoi l’aurait-on jamais quitté, ou perdu, s’il était si « naturel » que cela ?
En vérité, la nature de l’homme est d’être jeté dans le monde. Tout se construit, mais pas « à partir de rien » et on ne peut pas construire n’importe quoi n’importe comment. (C’est pourquoi l’apologie de l’immigration relève finalement du mépris des immigrés. Vous croyez que leurs enracinements d’origine sont tellement dérisoires que cela ne les empêchera en rien de devenir comme nous ? Vous croyez qu’ils n’ont qu’une envie, c’est de cesser d’être eux-mêmes ? Vous croyez qu’ils ont besoin de devenir Français comme on a besoin d’une « promotion » dans sa carrière ? ).
Jean Borella, et bien d’autres auteurs, parlent d’ouvrir l’homme à sa « nature surnaturelle ». Qu’en pensez–vous ?
Ouvrir l’homme à sa « nature surnaturelle » ? L’ouvrir à sa nature, à la nature suffira. Rappelons que l’homme n’est pas qu’un animal mais que c’est tout de même aussi un animal. Je crois que le mystère de l’homme n’a pas à se chercher à ce niveau « surnaturel ». J’ajoute que je ne crois pas au péché originel. Je suis de l’avis de Pélage et de Julien d’Eclane.
Une parole de Jean d’Ormesson résonne en moi : « Je crois à Dieu, mais pas en l’immortalité de l’âme, pas en la résurrection de la chair, pas en la vie éternelle. »
J’ai tendance aussi à penser comme Albert Camus : « Ce qui vient après la mort est futile. » Par contre, à défaut de péché originel inhérent à la nature de l’homme, je me référerais volontiers à une souillure, ou à une sorte de chaos primordial dans lequel le pire côtoie le meilleur (Origène distingue la souillure du péché et ne croit pas à ce dernier comme acte libre commis par l’homme).
Cette souillure, ou tout simplement cette origine trouble, est inséparable de la nature de l’homme. A mon avis, le fait que l’homme soit soumis à ce perpétuel défi de la transfiguration de son archaïsme primordial est précisément ce qui fait la grandeur de l’aventure humaine. Notre œuvre est, disent les alchimistes, au noir, au blanc et enfin au rouge. Certains restent au noir, voire n’atteignent pas le noir. Cela s’appelle rester dans l’immanence, ce qui n’est pas illégitime. La présence au monde peut se suffire à elle-même. Inutile de dire que l’alchimie n’a pour moi de valeur que comme approximation esthétique du travail sur soi que l’homme doit mener.
Le mystère de l’homme est purement humain, et il est purement terrestre (mais dans la terre, c’est-à-dire le monde d’ici, il y a le ciel, bien entendu). Pour ma part, ce qui me parait infini, c’est le mystère du cosmos lui-même, et du vivant, et accessoirement de l’homme, qui est un point de détail de l’univers (je suis un passionné d’Hubert Reeves et je pense que la question originelle est la cosmologie, souvent oubliée au profit de la morale et de la politique). Notre erreur est de croire que la question du monde est un point de détail de la question de l’homme. C’est le contraire.
Jacques Ellul explique (La Technique ou l’enjeu du siècle, 1954) que ce n’est pas principalement le christianisme qui est à l’origine du développement de la technique. Il écrit que « la représentation d’une nature habitée par les dieux fut au contraire une puissante action favorable aux techniques » en ce sens que « l’homme s’est senti justifié à agir par le renfort favorable que lui apportaient les dieux de la nature ». Le paganisme antique serait à l’origine de la technique. Vrai ou faux ?

Jacques Ellul a produit une intelligente critique de la technique devenue une fin en soi et non un simple moyen. Il écrit : « L’homme est un appareil enregistreur des effets, des résultats obtenus par diverses techniques, et ce n’est pas un choix pour des motifs complexes et de quelque façon humains ; il décide seulement pour ce qui donne le maximum d’efficience. Ce n’est plus un choix : n’importe quelle machine peut effectuer la même opération. »
Jacques Ellul oppose d’ailleurs la technique, du registre de l’efficacité, à l’économie, du registre du rentable, mais aussi du registre, au final, des choix humains. C’est une opposition qu’il faut relativiser car la technique est actuellement mise au service de l’économie et du profit.
Il y a chez Jacques Ellul, qui était chrétien et précisément protestant, sans doute une nostalgie de la chrétienté comme équilibre alors que le christianisme, lui, est aussi une dynamique historique. Du point de vue chrétien, la nature est désenchantée et l’homme a une responsabilité venue de Dieu qui lui donne des pouvoirs sur le monde. Mais cela ne lui donne pas les pleins pouvoirs. La création doit être respectée. Comment ? Dans quoi doit-elle être respectée ? C’est la question.
D’un autre côté, vous évoquez le paganisme. Que l’idée que la nature soit habitée par les dieux puisse être une image favorable à l’action de l’homme sur le monde par la technique, c’est possible, mais est-ce très convaincant ? Cela peut laisser penser, au contraire, que la nature est déjà enchantée et qu’il n’y a pas besoin de la technique à tout prix pour l’enchanter.
En fait, toute vision dynamique, vitaliste, des rapports de l’homme et de la nature peut être favorable à l’essor de la technique.
Si on définit le transhumanisme comme négation des limites de l’homme, comment savoir si sa matrice est le christianisme ou le paganisme ? Peut-on poser la question comme cela ? Je ne le crois pas. Il n’y a pas eu d’autre paganisme que le paganisme antique, et alors, la technique était un moyen, elle n’était pas autonome, elle n’était pas une fin en soi.
La tentation transhumaniste est de tous les temps. Elle prend le relais du millénarisme. C’est au fond le rêve d’une fin de l’histoire de l’homme. Un homme immortel serait un homme sans histoire et sans civilisation. Le transhumanisme est donc un rêve de décivilisation.