Il n’est pas si facile d’être vraiment dissident, sinon dissonant. Qui le voudrait en cet âge si bête de marginalité conformiste et quasi industrielle, qu’il se mettrait à douter du quand dira-t-on, la ligne qui sépare la morale de concierge (honni qui mal en pense !) et celle de l’Apache étant devenue singulièrement floue. On est bien obligé de s’en tenir aux certitudes, à la bonne conscience, à l’intime conviction de celui qui s’affiche singulier sans qu’il ait à regarder derrière son épaule pour constater son alignement désespérant sur une ligne qui ressemble furieusement à une pensée enrégimentée.
Il est vrai que la tragédie contemporaine consiste à ce qu’on peine vainement à se retrouver seul, qui est presque en soi un indice d’approfondissement. Il n’est pas mauvais parfois d’être délivré du devoir de se justifier. Foin des morales collectives, qui somment de montrer patte blanche
Et il se trouve que la grégarité n’est pas ce que j’apprécie le plus, même quand elle sévit chez ceux qui se piquent d’incorrection politique.
Ce qui est en jeu concerne ce que l’on pourrait nommer « décadence », si l’on veut faire ressurgir dans le langage un terme d’une autre époque. J’appelle comportement décadent toute position qui prend sa source dans une réaction.
Une société saine, dont l’assiette repose sur un état de fait que l’on considère comme naturel, comme la société hiérarchisée de Rome (pour ne citer que ce paradigme largement suffisant), n’a guère à prouver quoi que ce soit de sa légitimité, sinon à moissonner dans la paix et la plénitude ce que les ancêtres ont semé. On voit ainsi de grands arbres grandir et rejoindre le ciel dans la sérénité de ses ombrages, sub tegmine fagi siluestrem.
Le ressentiment survient dès lors qu’on suppose que l’Ordre est injuste, insupportable, et qu’il faut le bouleverser dans ses fondements pour le redresser, ou en créer un autre. Ainsi, à partir d’un maillon archétypal qui cristallise la haine en la parant d’un discours bienfaisant (l’amour en l’occurrence faisant l’affaire) s’engage un processus de réactions en chaîne qui, de frustrations en récriminations, de révoltes en sommations, entraîne vers les fonds fangeux de l’amertume, du désenchantement et de la haine du monde, dont on peut difficilement s’extraire, tellement les pieds manquent d’un terrain ferme.
Les deux mille dernières années sont de cette matière, mi liquide, mi terreuse.
Il faut avoir conscience de cette boue engluant l’esprit pour en peser les secrétions. Les convictions particulières n’y peuvent mais, dans cette pratique contemporaine et universelle de la déclinaison imbécile de la suffisance. S’il fallait chercher une frontière signifiante entre le Monde ancien et celui qui surgit de la Croix, c’est bien celle entre un scepticisme, au moins propédeutique, et la rage d’avoir raison, non seulement contre la raison, mais surtout contre les pareils, nos semblables, nos frères, lesquels mettent un malin plaisir à avoir aussi raison. Schismes, hérésies, byzantinismes, sectes allumées et prophètes de malheur n’ont fait que se perpétuer jusqu’aux tribunes, aux comptoirs et aux camps. Tel fut le destin de l’Occident, et par là même du Monde.
Et quand la haine de soi et des autres ne l’emporterait, il reste la soif d’empathie, le désir vulgaire de s’oublier dans la compagnie des humeurs, des cris et de cette jubilation collective qui emporte les murailles, même celles de la bibliothèque d’Alexandrie.
Non, il n’est pas facile de naître dans une société de masse, indifférenciée et parcourue de fébriles désespoirs.
Non qu’il ne faille haïr. Mais cette haine ne doit pas commander la pensée. L’argent, en soi, n’est pas détestable. Il apporte, à qui sait s’en servir, une certaine autonomie, et l’inestimable loisir de choisir ses fréquentations. Cependant, il devient le suprême ennemi lorsqu’il fonde une société, et que toutes les autres valeurs qui en constituent la finalité sont détruites par lui ou mises à son service. Voyager, s’ouvrir aux peuples différents, pratiquer le dépaysement ne sont pas non plus choses méprisables. Hérodote, dans ses enquêtes, fut de la sorte l’un des pères de l’Occident. Néanmoins, s’oublier soi-même, s’anéantir dans l’ivresse délétère de l’altérité radicale, vendre son droit d’être pour que soit pleinement (ou fallacieusement) l’ « Autre », c’est non seulement nier un droit fondamental de l’animal humain, qui a besoin d’un territoire et d’une reconnaissance propre, mais c’est aussi se livrer à la volonté de l’adversaire, fût-il potentiel. Tant l’Histoire n’est qu’un rapport de forces qui hoquète en croyant de justifier.
Si bien que la lutte contre le libéralisme économique, contre la mystique des droits de l’homme, contre l’antiracisme militant, la trahison des élites politiques et culturelles, qui livrent les peuples à la misère, à l’humiliation et à la destruction, est juste, saine et louable.
Seulement, c’est encore une « lutte contre », et il faut bien reconnaître que c’est emprunter les ornières balisées par les folies ancestrales.
Soyons plus concret.
Il est vrai que la souffrance du peuple européen vient pour une bonne part de la situation, qui lui a été imposée, de vivre dans une société dénaturée, déracinée, acculturée, dans une promiscuité non voulue avec des ethnies qui ont gardé en grande partie leurs mœurs, ou ont pris du système capitaliste ce qu’il avait, avec son culte de la consommation et du fric, de plus sordide ; il est vrai que ce même peuple, à qui l’on raconte des sornettes depuis des lustres, croit se gouverner lui-même, et qu’on le mène à l’abattoir dans des bêlements consensuels ; il est vrai que notre patrimoine, quand il n’est pas devenu une glue à touristes, est joyeusement dilapidé, détruit, méprisé par une caste d’artistes souvent autoproclamés, qui louchent vers la nouvelle Utopie américaine, davantage pourvoyeuse de profits et de plaisirs grossiers que la Vieille Europe, Babylone indécrottable, qu’on rêve d’araser pour la purifier.
La destruction est déjà bien avancée dans les cerveaux.
Faut-il donc s’en prendre à l’immigration de peuplement, aux « gros », aux démagogues, aux traitres ?
Poser la question ainsi est déjà y répondre, car qui consentirait à être dessaisi de sa demeure, à être jeté à la rue, à être floué et abandonné à la désespérance ?
S’il faut invoquer l’Histoire, qui, dans sa cruauté ne ment pas, on admettra qu’un peuple esclave le mérite bien, et que s’il ne veut pas l’être il n’a qu’à se donner les moyens d’être libre. Malheureusement, l’Histoire récente, qu’on rabâche d’ailleurs jusqu’à plus soif, montre qu’il n’en est pas ainsi, et que nous avons pris de fâcheuses habitudes de docilité.
Mais le combat politique est un peu comme une mêlée à niveau de tranchée, avec sa vision étriquée, son ciel désespérément réduit et la vue au ras des pâquerettes, quand il en reste.
Ainsi la synecdoque est-elle largement pratiquée : on désigne un cas d’espèce, un fragment du tout, une partie d’un ensemble, un exemple pour un concept. L’art de la propagande s’en nourrit, avec ses gros plans expressionnistes, ses micro trottoirs, ses apologues probants. Qui n’a pas, devant la caméra, dans le café du commerce ou sur les sites internet sa petite histoire qui vaut toutes les théories ?
Le problème survient, si l’on n’est pas aveuglé par l’idéologie, d’opposer tel cas à un autre contraire, tel épisode qu’on voudrait significatif à un autre qui en nie l’évidence. Et, selon le camp auquel on appartient, la malhonnêteté vient de ce qu’on survalorise un évènement plutôt qu’un autre.
A cela, on rétorquera qu’on ne choisit pas son terrain, et que certaines réactions s’apparentent à des réflexes de survie, et qu’il ne s’agit pas de jouer la fine mouche quand il faut tirer le couteau pour éviter d’être égorgé. Nécessité fait loi.
Seulement, s’il n’est pas interdit parfois de mêler à l’action quelque pensée, il n’est pas inutile non plus de la projeter au-delà des conséquences plus ou moins proches des actes entrepris, surtout s’ils sont réactifs.
Et l’on est là en plein dans ce concept de « décadence » qu’on évoquait tout à l’heure. L’Histoire présente de terribles ironies, qui ont produit le contraire de ce qui motivait la lutte. Pourquoi ? Parce qu’on ne suivait justement que ses réactions. Sur ce terrain glissant, il n’est pas de plus amère que celle des reniements, des trahisons, des désillusions. La Révolution française en est un bon exemple, dont l’on pourrait penser que, finalement, elle était la condition sine qua non de l’épopée napoléonienne, qui n’est pas rien pour notre destin national. En effet, si 89 fut largement une mystification, comme l’a montré Tocqueville, et la grande chance d’une bourgeoisie rouée à la grandiloquence d’avocaillonne, l’Empire en fut un fruit grandiose, et un renouveau apparent de l’Ancien Monde. Cependant, qui ne voit que la saine réaction, qui s’opposait à la démagogie révolutionnaire, enfonçait encore davantage le pays dans la décadence moderne, et que même la soi-disant Restauration qui la suivit n’était qu’un échelon supplémentaire en direction de l’abîme. Tant les logiques historiques transcendent les volontés humaines.
En admettant donc que la dénonciation des immigrés aboutisse à quelque chose de tangible, comme des succès électoraux ou un sursaut plus vigoureux de l’esprit national, quelles en seraient les perspectives ? Ne voit-on pas au demeurant que la nuit tous les chats étant gris, on confond allègrement immigrés et Islam, musulmans et islamistes, racaille et gens honnêtes, bourreaux et victimes ? Et pourquoi s’en prendre à coups médiatiques à une population qui n’est certes pas l’origine de tous nos maux ? Qui encourage ces diatribes, sinon le système lui-même ? Les intérêts nationalistes ne coïncident-ils pas avec ceux, du camp atlantiste, qui veulent affaiblir l’Europe par une guerre civile et, subsidiairement, renforcer les Etats-Unis et Israël dans leur lutte conte les peuples du Proche et du Moyen Orient ? Pourquoi les sionistes, depuis une dizaine d’années, affichent-ils leur haine de l’Islam, qu’ils ont découverte soudain au moment de la seconde intifada et des entreprises belliqueuses des Américains ?
Force est d’admettre qu’il n’est pas aisé de mener un combat autonome. Dans le meilleur des cas, on ne fait parfois que travailler pour le roi de Prusse, au pire d’être soi-même son propre fossoyeur.
Car imaginons que la société se délite tellement que des pans entiers, comme il est probable, s’effondrent, y compris à la tête de l’Etat, que risque-t-il de se passer ? Si les choses ne dégénèrent pas au-delà de troubles publics assez importants pour générer un changement d’orientation nationale, on aura un gouvernement de salut public, à tendance probablement atlantiste, un peu comme en Italie. Dans le cas où les troubles se transformeraient en guerre civile (ou ethnique), la puissance yankee et tous ceux qui portent une haine ancestrale pour la Vieille Europe ne manqueraient pas l’occasion, et nous subirions le sort de la malheureuse Serbie.
Je suis de ceux qui ne désirent ni la capitulation, ni la destruction. Ni Munich, ni Berlin 45.
S’il existe une solution (et il se peut au fond qu’il n’y en ait plus), elle réside dans d’idée d’Empire eurosibérien. Si l’on pose les principes d’une civilisation véritablement européenne, on se prend à penser dans une autre dimension. L’Histoire nationale finalement, outre les réserves qui peuvent provoquer quelque distance par rapport à son mythe, engage à une vision trop étriquée, et somme toute étouffante. Qui n’a pas senti, en mettant les pieds dans le Nouveau Monde, en Amérique du Nord ou au Mexique, combien l’échelle continentale suscite d’énergie et une sorte de grand souffle qui porte à espérer de grandes choses ? C’est le sentiment que l’on devrait avoir en foulant le sol de notre Europe. Tout acte politique doit ouvrir le champ du possible.
Le problème de la délinquance est une affaire de police. Certes, s’il faut nettoyer au karcher, pourquoi pas ? Mais il est injuste de confondre le grain et l’ivraie. Et il est inutile d’en faire un paradigme civilisationnel. On se trompe de combat. Le problème des immigrés, si l’on rompt évidemment avec l’idéologie immigrationniste, destructrice et menteuse, doit pouvoir se régler dans le cadre d’un Etat continental, dont la nature est à définir. Nul doute que de nombreux éléments issus de l’immigration ne partagent l’enthousiasme des Européens, et ne le deviennent vraiment eux-mêmes, à leur façon ou totalement (car pourquoi vouloir la monoculture ? L’Europe, avant la parenthèse chrétienne, était un ensemble de peuples divers, qui dépassait d’ailleurs les limites géographiques du continent).
Enfin, il me semble que l’esprit dans lequel se mène la lutte n’est pas sans conséquences. Le racisme est non seulement une grosse connerie, mais aussi une faute. On ne vise pas le ciel en regardant la boue qui semble le refléter. Il n’est pire désespoir que celui qui s’engage, au nom de buts augustes, dans des voies étroites.