L’homme politique à la stature d’homme d’Etat essaie de voir plus loin que les ombres portées par les comédiens d’un moment. Il ressemblerait, dans une certaine mesure, à quelque mage extralucide scrutant les brumes de l’avenir pour y déchiffrer les contours d’une réalité possible. Son action s’inscrit alors dans ce qui est probable, au risque de l’Histoire. Il se fait visionnaire pour justifier un présent qui s’affiche comme un pari.
Le regard de Napoléon, comme celui de César, portait loin, à l’aune d’une civilisation et d’un continent. L’un imaginait, en fondant des structures étatiques solides et pérennes, une Europe continentale équilibrant le passé et l’avenir, les princes et les peuples ; l’autre tentait de sauver Rome en élargissant les privilèges de l’Urbs et en enracinant l’humanisme hellénique. Les meilleurs les suivirent avec enthousiasme, les médiocres s’attachèrent à les abattre.
Il arrive donc que les circonstances élargissent le champ du possible et suscitent le génie qui le rende probable.
Ces deux figures remarquables, qui paraissent aux yeux des nations comme des dieux, tellement leur grandeur tragique incarne à elle seule la gloire et le destin, se retrouvent au fil de l’Histoire, dans celle de l’Europe comme dans celle des grandes civilisations. La liste est somme toute assez longue, et il est inutile de la dérouler.
L’incroyable au fond est que notre époque soit si basse qu’elle n’offre plus ces vastes occasions à l’âme et au cœur de poursuivre, par la pensée et par l’action, par la création donc, l’épopée humaine que l’on découvre à chaque page pour peu qu’on ait le désir d’ouvrir les ouvrages historiques. Pourquoi cette mollesse, cette vision étriquée, cette névrose qui rabat tout aux besoins physiologiques, signe de déprime, et non ce désir sauvage de se donner, de se sacrifier, de combattre pour un rêve immense, de s’oublier dans une légende ?
Les derniers à avoir fourni à l’imagination une geste héroïque furent les sectateurs de l’utopie communiste, dont on vante trop la dimension prophétique, inspirée du judaïsme et du christianisme, pour ne pas saisir ce qu’elle héritait de Rome, par Byzance, et de ses vertus républicaines, autant dire de son énergie et de sa préoccupation civique.
L’Amérique, qui se veut à la proue de la modernité, fait pâle figure devant ce monstre cyclopéen qui invoquait l’industrie et Spartacus. Elle est comme ces femmes qui n’ont à offrir que leurs charmes, ainsi que font du reste tous les marchands qui savent appâter les chalands, dussent-ils affriander par des gâteries savamment magnifiées.
S’il existait pour l’ « Empire » américain une référence antique, ce serait Carthage, qui était capable de susciter des Hannibal (un Patton américain, si l’on veut), mais sous-traitait des mercenaires pour défendre son collier de comptoirs. Les Carthaginois virent s’éloigner les espoirs d’une domination mondiale lorsque Rome s’empara du contrôle des mers. Le dernier assaut, prodigieux, qu’ils tentèrent sur la terre italienne, malgré le génie d’Hannibal, était voué à l’échec, car trop fondé sur le ressentiment des peuples soumis aux descendants de Romulus. Une conquête demande bien plus qu’une occasion, dût-elle durer des années : il lui faut un socle vigoureux sur lequel s’ériger, un peuple roi, comme l’était le Populus Romanus.
Si l’Amérique n’est, par excellence, qu’un peuple de commerçants, un peuple consommateur et esclave du travail salarié, un peuple que les fumées d’un messianisme quelque peu maladif jettent dans des aventures risquées, comme l’était la prétention carthaginoise, l’Europe occidentale n’est guère mieux lotie, car tout lui aura été enlevée, sa force économique vidée par le mondialisme, sa puissance politique sapée par un anticolonialisme encouragé en sous main par ses « amis » américains, sa parole parasitée par l’universalisme évangéliste qui, comme un effet larsen, brouille son projet progressiste davantage fondé un rationalisme plus grec que juif. Car l’Empire français, pour ne parler que de lui, se voulait une réplique de l’Empire romain, et sa conception civique se rapprochait de plus en plus d’une République de portée planétaire dont la langue française, ses références culturelles, auraient été le ciment, et Paris la nouvelle Urbs.
Marcel Gauchet nous écrit que l’Europe est désormais « anti-française ». On veut bien le croire. Mais on peut ajouter qu’elle est, ipso facto, anti-romaine, anti-républicaine (au sens de la Res publica).
Cependant on ne fait pas de grandes Nations ni d’Empires avec des peuples vieillissants. En 1870, l’armée avait encore Austerlitz en tête. En 1914, c’était la Rome républicaine et patriotique. Un peuple qui n’a plus de souvenirs n’a pas non plus de rêves. Quels sont les songes de nos soldats, qui paient le prix du sang dans les montagnes afghanes ?
Si l’on veut manier la prolepse politique, et peindre les fresques du futur, il faut peser le matériau qu’on a en main, le peuple et ses rêves.
Entendons-nous : les masses ne pensent pas. Il est plus juste de dire que l’on pense pour elles, sa pensée du moment étant souvent celle des détenteurs du pouvoir, qu’ils soient visibles ou non. La société contemporaine est d’autant plus sujette à la malléabilité et à la porosité idéologique que ses membres sont déracinés, atomisés et détachés de toute mémoire. A tel point que l’identification des intérêts réels de chacun devient problématique. Ce paradoxe se constate par exemple quand les désirs du consommateur entrent en contradiction avec la pérennité des emplois dans un pays où la main d’œuvre est chère. Nous pourrions faire une longue liste de ces conflits, dont le plus important est évidemment celui qui touche le protectionnisme et le mondialisme.
Seulement, c’est débattre sur un terrain qui n’est pas exactement celui de la haute politique, mais de ce que l’on a l’habitude d’appeler la « gouvernance ». On présente le débat public comme s’il s’agissait de choisir la solution la plus performante, étant bien entendu que tous sont d’accord sur la finalité du système actuel, au point qu’elle n’est plus rappelée qu’à l’occasion d’une dénonciation de ses « ennemis ». Aussi l’Occident est-il présenté comme le défenseur de la « liberté » contre un Orient, chinois, islamiste ou russe, attaché par atavisme au despotisme.
Il serait trop long de définir ce qu’est la « liberté », qui ne se résume pas au refus de se prosterner devant un monarque. Rappelons au passage que l’idéologique monarchiste a été inoculée aux Romains par l’hellénisme asiatique, via le stoïcisme, et qu’il ne viendrait jamais à l’esprit d’exclure Byzance de l’Occident. La liberté politique ne se détermine pas en termes de choix électoraux (il y aurait beaucoup à dire sur l’organisation électorale romaine !) ni même par la liberté d’expression, celle d’opinion ayant été du reste bien plus grande et variée sous l’Empire romain que maintenant, où tous ont le droit d’émettre des avis, même les plus ineptes, à condition qu’ils soient conformes. Si l’Occident est vraiment la demeure de la liberté, alors on se demande bien ce qu’il en a fait. Ce n’est certes pas en interdisant le port de la burqua qu’on la préservera, si elle existe encore.
Pourtant règne la bizarre impression que personne n’est libre, même pas Big Brother. Je peux choisir tel produit, voter pour A et B, détester Johnny ou courir les femmes comme un satyre sans que la maréchaussée me sabre, il existe au fond une immense frustration, un manque abyssal, un grand appel de l’âme qui est loin d’être rassasié.
Que voulaient au fond César (et Auguste) ainsi que Napoléon ? Le dilemme était-il entre des droits et des devoirs strictement formels ? Qu’importe que le suffrage universel existe, si c’est pour rester en esclavage.
J’appelle esclavage ce qui nuit à mon destin. Et en tant qu’homme, mon destin appartient à ce qui me dépasse. Je sais que mon bonheur tient au devenir du peuple auquel je participe. Il est irréfutable que la pleine réalisation de soi doit passer par le parachèvement du destin national. La liberté s’appelle donc maîtrise. Celle-ci, en politique, appelle la nécessité d’un pouvoir étatique fort, indépendant des groupes de pression, garant de l’indépendance nationale, dans lequel se reconnaît fortement la communauté de base, forgée et soudée par des aspirations communes et un pacte accepté et généré par un passé assumé.
Cet Etat reste à (re)construire. Doit-il être national ? Que doit être l’Europe, si elle s’avère viable (car, dans l’Histoire, l’Europe, quand elle a existé, a été le fruit de la victoire d’un peuple, le peuple romain, le peuple franc avec Charlemagne, le peuple espagnol, le peuple français, le peuple allemand) ?
Le passé de notre pays n’est-il pas au fond plus lisible que celui d’une Europe, qui n’existe pas, et dont la « légende » (ce qui se lit) est trop brouillée pour satisfaire des esprits simples ? Une Europe de la volonté n’est-elle pas au fond une volonté de savants plus ou moins manipulés par les marchands ?
Impossible n’est pas français, disait Napoléon. Le possible est néanmoins la vertu du politique, s’il sait jauger le réel.
Possible ne signifie pas « capitulation » ou « lâcheté », bien sûr. S’il est des compromis, la compromission reste impensable.
Le meilleur serait de nouer le possible à l’impossible.
C’est le plus sûr moyen de faire avancer les peuples.