L’adhésion de la Turquie à l’Union européenne vue des Pays arabes
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21/02/05 |
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7.37 t.u. |
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Christian Bouchet |
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L’éventualité d’une adhésion de la Turquie à l’Union européenne a soulevé en France, et ailleurs, bien des oppositions fondées sur des thèses plus ou moins valides et réfléchies.
Ce qui est surprenant, c’est que bien peu nombreux sont ceux qui ont cherché à savoir ce qu’en pensaient les Turc d’une part et le monde arabo-musulman d’une autre.
Dans un très intéressant ouvrage, « La Turquie moderne et l’islam », paru chez Flammarion à la fin de l’année 2004, le chercheur Thierry Zarcone nous a livré l’opinion turque. Je ne saurais trop recommander sa lecture à tous.
La semaine passée, c’est dans le quotidien algérien el-Watan que l’on a pu trouver une analyse de la volonté européenne de la Turquie par un éditorialiste arabe.
Une analyse pour le moins sans complaisance, qu’on en juge en lisant les extraits qui vont suivre.
Tout d’abord Mustafa Kemal en prend pour son grade :
« “Les Arabes, c’est comme la toile d’emballage, ça ne protège ni de la chaleur ni du froid” Ainsi se serait exprimé Mustepha Kemal alias Ataturc, pour convaincre ses proches collaborateurs de la nécessité de rompre les amarres avec une civilisation ayant permis à son pays d’écrire les plus glorieuses pages de son histoire. Tournant le dos au monde musulman qui servit de tremplin à la Turquie pour devenir un empire, il engagea la nouvelle république, fondée en 1923, dans une politique résolument orientée vers le monde occidental. Convaincu de ce que l’Islam, qu’il qualifiait de rétrograde, était en grande partie responsable du déclin de la Turquie, Ataturc mit toute son énergie à faire appliquer sa devise « Turquiser, moderniser, occidentaliser ». Ce slogan se traduisait dans les faits par le remplacement de l’alphabet arabe par le latin et par une tentative, vouée à l’échec, d’épurer la langue turque des mots arabes, de l’interdiction du port du fez et du costume religieux traditionnel. Cette révolution culturelle avait, selon son concepteur, pour objectif de faire du Turc un citoyen moderne en le débarrassant de ses attaches du passé. »
Mais l’éditorialiste reconnaît que Kemal n’était pas le seul coupable, il n’était que l’aboutissement d’un « penchant (…) pour l’Occident qui ne date en fait pas d’hier et qui exprime, assez bien, le mépris affiché par certains élites civiles et militaires turques, vis-à-vis des populations du Maghreb et des pays d’Orient. »
Ainsi, le journaliste algérien donne quelques exemples signifiants de ce « très ancien penchant pour l’Occident » : « Le peuple algérien a eu, par le passé, à subir et à connaître ce penchant lors de la présence turque en Algérie, entre le XVIe et le début du XIXe siècles et même plus tard, lors de la guerre de Libération. Les janissaires, venus en guenilles des plateaux d’Anatolie, ont toujours manifesté un complexe d’infériorité vis-à-vis des aventuriers venus de l’Occident qui, après une conversion formelle, parvenaient aux postes les plus élevés de la hiérarchie militaire. Ainsi du pacha caïd Ramdhan, d’origine sarde ; Euldj Ali, Calabrais ; Hassen Veneziano ; Vénitien ; Djafar Pacha Hongrois et bien d’autres encore. Cette discrimination envers les Algériens touchait même le corps des capitaines de corsaires. A l’exception de raïs Hamidou (..) tous les autres raïs étaient turcs ou occidentaux. (…) Une correspondance adressée par le dey Hadji Hussein Mezzo Morto à Louis XIV illustre bien le peu de considération qu’ils avaient pour les Algériens : “J’attends de la bonté de Votre Majesté qu’elle donnera ses ordres pour I’entier élargissement de nos janissaires qui sont encore en France. Et à l’égard du reste de nos esclaves maures, il lui plaira d’agir selon qu’elle jugera convenable à la dignité...”. D’ailleurs, suite à la capitulation, en 1830, du dey Hussein (…), ce dernier n’hésita pas à envoyer son bach kateb auprès du duc de Bourmont, afin de lui proposer le maintien de l’administration turque pour gérer le pays en collaboration avec la France. (…) Quant à sa position durant la guerre de libération, la Turquie se singularisa en étant le seul pays musulman à se ranger du côté de la puissance coloniale lors des différents votes à l’Assemblée générale des Nations unies. »
Puis, non sans une certaine jubilation, l’éditorialiste d’el-Watan analyse les difficultés que rencontre la Turquie : « Dans la gigantesque tentative de dépersonnalisation deson peuple, Mustepha Kemal omit d’occidentaliser la bannière de la Turquie. Car s’il est un symbole qui marque l’attachement de ce pays à l’Orient, c’est bien le croissant qui flotte sur son emblème national. Cet oubli, la Turquie n’a pas fini de le payer, tant il est vrai qu’il subsiste à ce jour de beaux restes de l’adversité entre la croix et le croissant. (…) Pour nombre de représentants de partis politiques européens, le « club Europe » n’est pas un ensemble de nations cherchant à constituer une communauté politique, économique et sociale pour faire contrepoids à l’hégémonie envahissante des USA. Non, l’Europe à laquelle ils rêvent, c’est un « club chrétien » épuré ethniquement, autant que faire se peut, s’accommodant fort bien de la tutelle des Etats-Unis. Ce rejet illustre bien l’islamophobie qui hante de nombreux dirigeants de partis politiques européens. Et ils ne s’en cachent pas. Bien au contraire. Usant et abusant de raccourcis historiques, religieux, économiques, sociologiques et même géographiques, ils se font les champions d’une Europe, dont le patrimoine culturel exclurait catégoriquement Soleïman le Magnifique. Pour eux, la Turquie souffre d’une tare inguérissable : elle est musulmane et c’est là “le fond de l’affaire”. »
Et notre journaliste de donner des conseils aux dirigeants Turcs : « Les actuels dirigeants turcs devraient bien méditer les leçons et surtout les erreurs du passé. Pour avoir trop longtemps cru en leur supériorité raciale vis-à-vis des peuples de l’Orient (…) les Turcs sont aujourd’hui victimes de la même erreur de la part de certaines élites européennes. Renier son passé ou ses origines, c’est se mentir à soi-même et c’est la meilleure façon de gagner le mépris de l’autre. La situation géostratégique de la Turquie aurait pu lui permettre de devenir un carrefour des civilisations orientale et occidentale et d’être courtisée en tant que telle. Mais les élites militaires turques ont fait le choix d’être la « sentinelle de l’Occident » face aux « hordes barbares » de l’Orient. A ceux-là, je dis : à défaut d’être le bouclier de l’Occident, contentez-vous d’en être seulement la banlieue ! »
Il y a dans ces analyses beaucoup de bon sens et de réflexion, sans doute beaucoup plus, sans doute, que dans la plupart des argumentaires anti-turcs qu’il m’a été donné l’occasion de lire.
Christian Bouchet
PS : On notera que l’analyse d’el-Watan concernant le « choc des civilisations » est, elle aussi, du plus grand intérêt et parallèle à la nôtre : « Cette théorie n’est pas innocente. Loin s’en faut. Elle a été initiée et élaborée par les stratèges néoconservateurs du Pentagone et du complexe militaro-industriel, pour justifier la nouvelle croisade contre les peuples du Moyen-Orient, dans le but d’accaparer les plus grandes réserves d’hydrocarbures de la planète. Pour ces néoconservateurs, partisans d’un activisme résolu des USA dans le monde, contrôler physiquement les robinets de pétrole de cette zone hautement stratégique, c’est rester les maîtres du monde pour au moins un siècle. En réalité, cette croisade contre l’Islam et le fondamentalisme musulman qu’ils ont encouragé armé et financé par l’Arabie Saoudite interposée, n’est en fait qu’un attrape-nigauds, un leurre jeté à la face de la Russie, de la Chine et aussi de l’Europe. L’encerclement de la Russie et de la Chine est en train de se concrétiser doucement, mais sûrement, et les tentatives de faire plier l’Iran, après la Géorgie et l’Ukraine, rentrent dans cette stratégie. »
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