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Ezra Pound et l'ange
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17/12/04 |
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5.13 t.u. |
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Miguel Serrano |
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De la fin des années trente jusqu’au milieu des années quarante et plus encore, je me suis grandement intéressé à la personnalité du poète américain Ezra Pound. Je me voyais reflété en lui, en bonne partie. En effet, pendant la seconde guerre mondiale il s’opposa au gouvernement de son pays et embrassa la cause de l’Italie et de l’Allemagne. Je le fis aussi d’une manière semblable en m’opposant à la position adoptée par mon oncle, Joaquin Fernández y Fernandez, ministre des Relations Extérieures du Président Juan Antonio Rios, qui était aussi un partisan de l’Allemagne. Mon oncle rompit les relations avec l’Axe, et pendant de nombreuses années, je rompis mes relations avec lui. Ma différence avec le grand poète fut que le gouvernement de son pays l’emprisonna, d’abord dans une cage pour animaux, à Pise, et l’enferma ensuite pendant treize ans dans une maison de fous aux Etats-Unis, donc en avance sur les tortures soviétiques contre les dissidents politiques en URSS. Il ne m’arriva rien de tel, même si les puissances alliées (c’est-à-dire un pouvoir étranger, non ma propre patrie) me maintinrent pendant quatre ans sur une « liste noire » commerciale, qui interdisait de me donner du travail au Chili et je suppose dans le monde. Ce fut un désastre ; cependant, rien de comparable à ce qui arriva à Ezra Pound et à Knut Hamsun, autre immense écrivain et Prix Nobel norvégien, qui fut lui aussi enfermé dans un asile d’aliénés en plus de la confiscation de tous ses biens et propriétés, pour le même motif d’avoir manifesté son appui à l’Allemagne.
Beaucoup d’années passèrent et je n’entendis plus parler d’Ezra Pound. J’appris, oui, qu’il avait été libéré, repartant immédiatement en Italie. Il déclara : « Je quitte les Etats-Unis, parce qu’ici c’est un immense asile de fous » ... Et il s’installa à Venise.
Un jour ma secrétaire, à l’ambassade à Vienne, me passa une coupure de presse avec une photographie de Pound à Londres, où il assistait aux funérailles de son ami, le poète anglais T.S. Eliot, auteur de « La terre en friche », poème que Pound l’aida à composer. On y disait aussi qu’Ezra Pound résidait à Venise.
Je décidai de partir à sa recherche et je voyageai vers cette belle ville de l’Adriatique, m’installant dans une pension très connue des Vénitiens et qui m’avait été recommandée en Inde par l’ambassadeur d’Italie, le comte Iusti di Giardino, propriétaire des célèbres jardins du même nom à Vérone. Sa famille résidait à Onara di Tombolo. L’ambassadeur était un grand admirateur de la poésie et citait Neruda en italien et de mémoire. La pension qu’il m’avait recommandée s’appelait « A la Salute da Cici » et se trouvait dans un quartier derrière la cathédrale de la Salute, à Venise, près des quais et des usines artisanales du célèbre cristal vénitien. Seuls les habitants de la ville allaient ici et il suffisait de donner le nom de la pension pour que les gondoliers et les conducteurs des « vaporettos » vous traitent avec une déférence particulière. La maison d’Ezra Pound, dans la Via Querini, se trouvait presque à côté de la pension de « Cici ». C’est son propriétaire qui me donna son adresse, en m’avertissant, ça oui, que Pound ne recevait personne.
Je le tentai, et sans succès.
J’ai déjà raconté ce qui suit dans des articles publiés à l’époque dans « El Mercurio ». Il est inutile de le répéter ici, puisque dans un livre récemment publié par la Editorial Universitaria est aussi reproduite l’« Anthologie d’Ezra Pound. Hommage depuis le Chili », de Armando Uribe Arce et Armando Roa Vial.
Ce fut le sympathique propriétaire de la pension qui me facilita finalement une rencontre avec Ezra Pound, en me conseillant pour mon voyage de retour à Trieste de passer par Udine et d’essayer de rencontrer monsieur Ivancic, de la noblesse italienne, qui vivait là dans un palais de sa famille, bombardé pendant la guerre et construit par le même architecte de la cathédrale de la Salute. C’était un mécène, jeune et spontané, ami d’Hemingway, dont il possédait des manuscrits inédits. C’était le protecteur et le mécène d’Ezra Pound, et en outre, il peignait. Il appela immédiatement la maison du poète au téléphone. Et je dus repartir ce même soir pour Venise, parce qu’Ezra Pound m’invitait à prendre le thé avec lui le jour suivant.
J’ai raconté mon entrevue dans deux articles : « Le cri le silence » et « Les signes célestes en hommage à Ezra Pound ». Les deux ont été publiés par « El Mercurio » de Santiago et par « La Prensa » de Buenos Aires ces années-là. Maintenant je vais seulement me concentrer sur le phénomène extraordinaire que j’ai vécu ici. Ou plutôt, que nous avons vécu là, Ezra Pound et moi. Le poète gardait un silence total, il ne parlait pas, il ne prononçait pas un seul mot. C’est moi qui parlai. Je parlai seul, pendant plus d’une demi-heure, je lui récitai même un poème de Hermann Hesse, je lui parlai de la guerre, des cathares, du poème de Bertrand de Born, « L’éloge de la guerre », qu’il traduirait. Rien, le silence était absolu. Alors, soudain, comme dans une inspiration et me rappelant mon enfance à la campagne au Chili, quand « je » n’étais pas encore et que je restais comme flottant hors de moi même, « identifié » avec « l’Ange de la Garde », qui me surveillait du dehors, cette expression me vint à l’esprit : « La seconde enfance des vieux », et il se passa alors qu’Ezra Pound « sortit » de lui-même et retourna à son « Ange Gardien ». C’était ainsi une erreur de ma part de tenter de « lui » parler, ici-bas, alors que je devais parler directement à son « Ange », là au-dessus. Et, alors, il me répondit.
Je me souviendrai pour toujours de ce qu’il m’a dit. Ce sont des prophéties, comme celles de Fatima, et elles m’ont donné la force de rester ferme « dans les vieux rêves, pour que notre monde ne perde pas espoir... »
J’ai été celui qui a fait le plus grand effort pour élever en son hommage le seul monument à la mémoire d’Ezra Pound qui existe aujourd’hui sur cette terre, dans la ville de Medinaceli, en Espagne. Un énorme rocher des monts cantabriques fut apporté sur des mules par les villageois et avec des lettres incrustées en bronze, faites par le forgeron du village, on y grava la question qu’Ezra Pound avait posée au journaliste espagnol Eugenio Montes quand ce dernier lui avait rendu visite à Venise : « Chantent-ils encore les coqs du Cid à Medinaceli ? ».
Pour l’inauguration du monument je vins avec Ivancic et la belle Olga Rudge, la fidèle amie d’Ezra Pound. Mon fils aîné m’accompagnait aussi. Je parlai ici d’une voix entrecoupée, presque inaudible, avec la grande émotion du camarade. Peut-être, et en sa mémoire, aurais-je dû le faire avec la voix du silence, avec le « cri du silence », qui est celui qui parvient le mieux jusqu’à l’Ange, qui l’a accueilli, il y a déjà longtemps, bien longtemps.
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