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:::::::: antisionisme ::
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La légende shamirienne
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26/08/04 |
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3.17 t.u. |
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Ratibor Petrushkin |
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Durant les quelques années de publication d'articles d'Israël Shamir dans Zavtra, notre journal a reçu plus de dix kilogrammes de lettres et des mégabytes de courriers électroniques démontrant avec application et conviction, de diverses manières convergentes et sur tous les tons qu'une personne telle Israël Shamir n'existe pas, et ne saurait exister.
Une fois compilés, cela nous donne au moins vingt-sept arguments plaidant contre l'existence de Shamir. Il y eut des déconstructions et des réfutations, de subtils sophismes, des preuves par l'absurde, des analyses factorielles comparées, des déconstructions du contenu, des voeux et des dénonciations, des exhibitions et des objurgations qu'enfin, la vérité soit avouée.
Ces lettres en papier et en encre, avec leur timbre et leur adresse de l'expéditeur, nous amenaient à penser que leurs scripteurs étaient des personnes en chair et en os, dont l'existence ne saurait être mise en doute. C'est pourquoi nous commençâmes nous-mêmes à douter de l'existence de Shamir. Plus nous recevions de lettres, plus nos doutes s'accroissaient. Et si c'était notre rédacteur en chef, Prokhanov, qui écrivait tous ces articles anti-Shamir, sous le pseudo de Shamir, comme l'affirmaient, par centaines, nos honorables correspondants ? Un juif ne saurait écrire ce que Shamir écrit au sujet des juifs. A moins que ?
De plus, certains facteurs ne faisaient qu'ajouter à notre confusion. Primo,l'incroyable étendue des centres d'intérêt de cet improbable auteur nommé « Israël Shamir ». Elle était scandaleuse, oppressive ; on ne pouvait qu' être soit charmé par son érudition, soit considérer qu'en réalité il s'agissait d'un collectif d'auteurs se camouflant derrière ce pseudo. De fait,ce Shamir, il est partout : et que je te traduise Joyce et Homère, et que je te vive au Japon, et que je te travaille à la BBC, et que je te guerroie contre les Arabes et contre les services secrets soviétiques. C'est à la fois un sioniste et un antisémite, un socialiste et un érudit ès Talmud. On se décide, là ? Voilà beaucoup trop d'érudition, pour un seul homme !
De temps à autre, Shamir faisait son apparition, au siège de Zavtra,soulevant un surcroît de questions embarrassantes par son simple look. Pas tout jeune, mais vigoureux ; félin, mais fatigué ; le cuir tanné comme un Noir, les cheveux frisés (voir plus haut), à la fois tenace et contemplatif,facétieux et profond, semblable à Prokhanov et néanmoins différend, Shamir boit sa vodka en grignotant une rondelle de concombre, il parle un russe parfait, mais avec l'accent juif ; il sourit parfois, d'un air coupable, comme s'il n'était pas très assuré de son identité. Mhhh. A notre première rencontre, je le pris pour un Cubain. Lui ayant demandé : « Etes-vous Shamir ?», il m'avait répondu : « Oui ! ». Mais cela n'avait fait qu'augmenter mes doutes. Afin de les dissiper, j'ai étudié sa biographie. On peut la trouver sur le « Premier site non-officiel, en russe, d'Israël Shamir ». « Non officiel », vous aurez remarqué. En effet, avec Shamir, un site « officiel » ne saurait exister. Cette bio, la voici :
« Guide touristique, interprète, journaliste et écrivain, Shamir est né à Novossibirsk, en 1947. Diplômé de la prestigieuse Ecole Supérieure de Physique et de Mathématiques d'Akademgorodok, il a étudié les mathématiques à l'université de Novossibirsk et le droit à la Faculté de Droit de Sverdlovsk. Encore étudiant, il devint l'ami de plusieurs dissidents. Encore étudiant en droit à Sverdlovsk, il écrivit une Déclaration des droits et des libertés de l'Homme en URSS, ce qui lui valut d'être exclu de l'université. Cela ne fit que renforcer sa détermination à consacrer sa vie à une juste cause. A la fin des années 1960, Shamir rencontra des sionistes, à Moscou (lesquels tenaient Shamir en grande estime en raison de son expérience dans le domaine des médias libres (samizdat) et de ses compétences conspiratrices), et il devint actif au sein du mouvement sioniste. En 1968, il manifesta contre l'agression soviétique en Tchécoslovaquie, et il ne tarda pas à émigrer en Israël où il fut soldat dans une unité de parachutistes. Il participa à la guerre d'octobre 1973. Après la guerre, il poursuivit ses études de droit à l'Université hébraïque de Jérusalem. Toutefois, le sort décida que sa carrière de juriste s'arrêtât là. Mais il se réalisa complètement en tant que journaliste et écrivain.
Israël se fit les dents, en matière de journalisme, à la radio israélienne.Ensuite, il fut un journaliste free lance, et il se rendit fréquemment dans des « points chauds » du Globe, tels le Vietnam, le Laos ou le Cambodge. En 1975, il partit pour Londres et travailla à la BBC. Entre 1977 et 1979, il vécut au Japon, invité par la radiodiffusion nippone.
Dès les années 1970, Shamir commença à perdre ses illusions sur le sionisme, à cause de la discrimination à l'encontre des non-juifs en Israël. L'Etat juif lui rappelait la Russie stalinienne, et cela ralluma en lui le flambeau de la contestation. C'est pourquoi, rentré en Israël, en 1980, Shamir rentra aussi en politique. Il fut attaché de presse du parti socialiste israélien (Mapam), et il écrivit des articles pour le quotidien Ha'aretz. Il traduisit Agnon (lauréat du prix Nobel de littérature) ainsi que le roman Ulysse de Joyce. Son oeuvre la plus connue est intitulée (en russe) Sosna y Oliva [Le Pin et l'olivier]. C'est un ouvrage historique consacré à la Palestine et au conflit arabo-israélien. Il a été publié en 1988. Dans ce livre, Shamir condamne sans appel la politique agressive et criminelle d'Israël à l'encontre des Palestiniens. Durant la période 1989 - 1993, il est retourné en Russie, où il travaille comme correspondant du quotidien Ha'aretz. Au début de son séjour, il fut enchanté de la perestroïka, mais la politique étrangère soviétique, révisée par la perestroïka, l'inquiétait beaucoup, en raison de son forte tendance pro-américaine. A l'époque, il écrivit ses articles aussi controversés que bien connus, dans la Pravda, dans Nash Sovremennik, dans Den' et dans Zavtra (sous le nom d'emprunt de Robert David), dans lesquels il défendait l'argument que la politique étrangère soviétique était la meilleure possible, pour l'Union soviétique et pour le tiers-monde. Il condamna Yeltsin et son entourage après le bombardement du parlement russe, qu'il qualifia d' « illégitime et illégal ».
Rapidement, grâce aux recommandations de deux écrivains que tout semblait opposer entre eux, Lev Anninsky (de gauche) et Stanislav Kunyaev (de droite), Shamir fut admis à la prestigieuse Union des Ecrivains Russes. En 1993, il retourna en Israël et s'installa à Jaffa. Non content de ses nombreux articles publiés par des journaux israéliens et russes, il traduisit en russe l'Odyssée d'Homère, qui fut publiée, en l'an 2000, à St Pétersbourg. Son projet, pour l'avenir, était (peut-être l'est-il encore ?) de traduire un manuscrit talmudique du quinzième siècle en anglais. Dans ses articles les plus récemment publiés, Israël Shamir fait la critique de la gauche israélienne et de sa « solution » à deux Etats (consistant à partager la Palestine entre un Etat arabe et Etat juif). » [Fin de la biographie du site non-officiel].
Au début du vingtième siècle, un tel juif ardent aurait pu exister : nous pouvons l'imaginer, dans le contexte de l'époque. Sa soif de grandeur, ses rêves de vie bien remplie et de mort héroïque ; sa fuite d'un schtetl ennuyeux comme la pluie vers la grande capitale, les cercles révolutionnaires, le tourbillon humain ; le vent de la révolution aurait soufflé sa chaude haleine sur son front tempétueux et bouclé ; les calomnies, la cavale, l'exil ; des batailles décisives et des victoires ; des plans grandioses concernant tant le Ciel que la terre et la confrontation mondiale ; des grandes déclarations et des meetings, des efforts sauvages au travail ; des frictions précoces, des désaccords, la résignation ; des défis lancés et une mort affreuse - ou alors la réconciliation et une longue vieillesse paisible quelque part au bord du fleuve Amour, parmi les collines, si belles, en septembre. Mais, une vie comme la sienne ?. Aujourd'hui ? ! Impossible, voyons ! Cette biographie soulève bien plus de questions qu'elle n'apporte de réponses.
Et ce sont bien les écrits de cet auteur, eux-mêmes, qui créent plus que toute autre chose de la confusion. Les Russes sont fort enclins à critiquer la Russie, et les lecteurs justifient leurs prises de position en invoquant, au choix, les torts éternels de la Russie, l'âme non-russe des critiques russes, ou les deux. Mais quand un juif, baigné dans la Bible et le Talmud, critique non seulement l'Etat d'Israël, mais encore le concept même de « peuple juif ». Alors là. : le monde familier autour de nous s'écroule, et la situation requiert une ré-interprétation immédiate.
Le mot « traître » est celui qui revient le plus souvent dans la pile de lettres que nous avons reçues, dont les scripteurs, recourant aux strictes règles de la logique, arguent simultanément de la trahison par Shamir de la cause juive ET de l'impossibilité qu'il existât en tant que personne. Ils haïssent quelqu'un qui, à leur avis, n'a jamais existé. Mais ce n'est là que l'interprétation la plus simple.
Bien sûr, dans l'histoire et dans la littérature, nous connaissons d'autres cas similaires - l'aveugle Borges, dans son Histoire d'un combattant et d'un prisonnier argue, avec quelque persuasion du « désir obscur des cours de dépasser tous les pourquoi ? » et de la différence stupéfiante qui peutexister entre trahison et révélation, entre un renégat et un néophyte.
Mais, dans le cas de Shamir, il ne s'agit pas de trahison, puisqu'on ne sait pas qui est le véritable traître : Shamir, l'Etat d'Israël, ou la juiverie mondiale ?
Depuis nos leçons de philosophie, nous connaissons tous le sophisme au sujet de ce Crétois qui décrète que tous les Crétois sont des menteurs. Tous les étudiants ne réussissaient pas à s'extirper de ce cercle vicieux. Les textes de Shamir professent qu'un « Etat juif » est une impropriété et que le «peuple juif » n'est pas une réalité, mais une idée abstraite. La présence de Shamir au monde élève cette hypothèse au niveau d'un théorème démontré. Si un non-juif écrivait cela, ce serait un menteur. Mais si un juif l'écrit, alors Israël (l'Etat.) est fondé sur un mensonge et les juifs, tels que nous les connaissons, n'existent pas. Ainsi, nous sommes confrontés à un choix difficile : soit c'est Shamir qui n'existe pas, soit c'est Israël. Et qui sait qui l'emportera ? Si l'on admet l'existence d'Israël (Shamir), alors on doit douter de l'existence d'Israël (l'Etat).
Ou alors, peut-être Israël Shamir est-il le seul juif réellement existant, de nos jours ? Et Berezovsky, Soros, Wolfowitz et Rabinovich ?. Disons que ceux-là, on ne sait pas très bien QUI ils sont. Peut-être le véritable Etat d'Israël est-il en train de se manifester au monde par l'intermédiaire d'une personne comme Shamir, auquel cas les Sharon ne sont que des gêneurs sur le chemin ? Peut-être les juifs n'existent-ils pas, et Shamir, après l'avoir démontré, est-il d'ores et déjà en train de se dissoudre dans la vibrante canicule palestinienne ? Shamir ne peut pas répondre, il ne peut pas dire lui-même s'il est réel, ou non.
Plus probablement, il vous démontrera qu'il n'existe pas, répétant ces mots de Joyce :
« Je ne suis pas moi, dès lors que toutes mes molécules ont changé ».
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