
 |
:::::::: varia ::
|
L'empire d’Europe : la problématique Imperiale et la construction Européenne
 |
06/09/02 |
 |
12.14 t.u. |
 |
Frédéric KISTERS |
|
"L'Europe aspire à l'Empire" (Jean-Louis Feuerbach)
PROLEGOMENES
Quiconque connaît l'histoire, sait que les empires ont joué un rôle essentiel dans l'évolution de l'humanité. Entre 50 et 200 ap. J.C.; en effet, quatre empires englobaient l'ensemble du monde civilisé : Rome, les Parthes Arsacides, le Kouchan et l'Etat des Han orientaux formaient un chapelet ininterrompu de la Grande-Bretagne à la Mer de Chine, autour et autour duquel ne vivaient que des barbares.
Ainsi un historien tel que Toynbee, dans sa "Grande Aventure de l'Humanité", voulait montrer comment nous sommes peu à peu passés d'une ère des civilisations locales (qui étaient le plus souvent des empires) à un ensemble universel, comment l'oekoumène a fini par recouvrir la terre entière. Il présente d'abord les premières civilisations, isolées et presque sans contact entre elles. Ensuite, il montre comment les empires, en expansion, se touchèrent et donc s'influencèrent mutuellement. Le processus prit de l'ampleur jusqu'aux Temps-Modernes au cours desquels toutes les civilisations furent reliées. L'Empire fut donc le principal agent de diffusion des civilisations(1).
Le sociologue et historien Wallerstein, pour sa part, oppose, sur un autre plan, les empires, unifiés politiquement, aux "économies mondes" qui surplombent un ensemble d'Etats de forces diverses, telle la Méditerranée du VIIe au IIe siècle av. JC avant son unification par Rome ou celui, postérieur mais qui couvrait le même espace, auquel Fernand Braudel consacra son maître ouvrage(XIVe-XVIe ap. JC). Avant les Temps-Modernes, la plupart des économies mondes se muèrent soit en empires, soit furent phagocytées par l'un d'eux. Au contraire, le capitalisme, aboutissement des économies mondes, se maintient depuis cinq siècles parce qu'il s'étend sur la presque totalité du globe : il "se fonde sur la prise en charge constante des pertes économiques par des entités politiques, tandis que le profit économique est distribué à des intérêts "privés"(2)." Le capitalisme surplombe tous les empires existants. Même l'URSS, qui tentait de s'y soustraire, devait en tenir compte. Il en concluait que seule l'instauration d'un empire universel socialiste pourrait mettre fin au capitalisme.
Le terme d'empire descend du mot latin imperium (l'autorité de commandement militaire, fût-ce par coercition que complétait la potestas, l'autorité par la force des valeurs). L'empereur cumulait un certain nombre de pouvoirs auparavant exercés par différents magistrats (les consuls, censeurs, tribuns, et le grand pontife) et octroyés à titre viager. Il était proclamé imperator par les soldats (le peuple en armes). Contrairement à l'imperium proconsulaire, celui de l'empereur était illimité dans le temps et l'espace et n'était subordonné à nul autre. Son pouvoir s'appuyait sur sa clientèle, sa fortune personnelle, le serment d'allégeance et son auctoritas (sa prééminence morale) (3).
Par la suite, lorsque l'hégémonie européenne s'étendit sur l'ensemble du globe, nous attribuâmes le nom d'empire à un certain nombre d'Etats, contemporains ou passés, qui présentaient des ressemblances avec ce que nous avions connu, à la manière des Grecs qui donnèrent aux dieux étrangers des noms issus de leur panthéon, quitte à commettre quelques imprécisions. Dès lors, certains auteurs distinguent deux sortes d'empires : la lignée européenne qui descend du principat et les "étrangers". En fait, on pourrait également concevoir une lignée chinoise, une lignée des empires mésopotamiens etc...
Mais, délaissant les formes singulières, nous aborderons la figure de l'Empire en tant qu'archétype qui apparaît sans cesse sous des aspects renouvelés depuis l'aube de l'Histoire (4).
TYPOLOGIE
Comme l'historien du droit John Gilissen, nous distinguons deux acceptions du terme Empire: stricto sensu, il s'agit d'une forme de gouvernement dominé par la figure d'un autocrate arborant le titre d'empereur ou un autre équivalent (pharaon, grand khan, roi des rois...); lato sensu, l'Empire désigne métaphoriquement tout état vaste et puissant quel que soit son mode de gouvernement. Comme nombre d'empires stricto sensu n'ont pas mérité en permanence au cours de leur durée formelle le titre de grande puissance, il convient de diviser ces Etats en trois catégories :
- les empires lato sensu ou grandes puissances;
- les empires stricto sensu qui furent à un moment ou à un autre de leur histoire des grandes puissances;
- les empires stricto sensu qui demeurèrent ou devinrent des Etats petits ou moyens.
En conséquence, nous considérerons par exemple que la Rome républicaine entra dans la première catégorie après la seconde guerre punique et passa dans la deuxième sous Auguste. Quant à l'empire d'Occident finissant, il appartenait au troisième groupe.
A la différence entre empires stricto sensu et lato sensu se surimpose un classement par types dont le nombre et la nature des catégories varient d'un auteur à l'autre. Quoique la typologie des empires nous apparaisse secondaire, nous nous sommes livrés à un jeu logique. Pour notre part, nous procédons par une série d'antinomies : nous opposons les empires terriens ou continentaux aux empires maritimes; les empires centralisés aux plus lâches; les empires de longue durée, souvent liés à une dynastie ou une à une succession de dynasties; aux empires éphémères qui sont le plus souvent l'oeuvre de grands conquérants. Il en résulte huit associations possibles qui dessinent assez précisément les caractéristiques des différentes sortes d'empires:
1) terrestre/centralisé/éphémère. Exemple : Napoléon Ier
2) terrestre/centralisé/durable. Exemple : Rome du Bas-Empire
3) terrestre/décentralisé/éphémère. Exemple : de conquête
4) terrestre/décentralisé/durable. Exemple : l'Akkad de Sargon (- 2340), la Rome du Haut Empire
5) maritime/centralisé/éphémère. Exemple : le Japon au 20è siècle
6) maritime/centralisé/durable. Exemple : Athènes (- 479-404)
7) maritime/décentralisé/éphémère. Exemple : empire de Knut le Grand (1013-1033)
8) maritime/décentralisé/durable. Exemple : empires espagnols et portugais
Pour plus de précision, nous adjoignons aux classes précédentes deux sous-catégories. Parmi les empires de conquête, il nous semble qu'il faut distinguer ceux qui furent fondés par des peuples nomades. De même, nous séparerons les empires féodaux, comme celui des Plantagenet, des "terrestres décentralisés durables".
Ce classement n'efface pas l'idiosyncrasie des empires, mais il permet d'entrevoir au travers de brumes foisonnantes de l'événementiel les contours imprécis d'une figure pérenne.
NAISSANCE
Les empires se forment le plus souvent sur le modèle fantasmé d'un de leurs prédécesseurs. L'archétype se reproduit dans l'histoire selon le mouvement que Spengler nommait la pseudomorphose. Pour les Européens, la notion d'Empire évoque nécessairement le principat romain. Du principat découle, comme une rivière jaillissant des montagnes, un cours ponctué d'empires (romain, byzantin, carolingien, SERNG, les deux empires bonapartistes, les tsars; on pourrait également reprendre comme exemple la succession des empires chinois)(5).
L'impérialisme est à la fois un caractère permanent de l'empire et la condition nécessaire de sa naissance. Il se manifeste sous deux formes. La plus courante, et de loin, est la puissance martiale, brutale. Un peuple impose sa domination à ses voisins. Mais, d'autres empires se sont formés plus pacifiquement par une sorte de synoecisme, tel celui de Charles Quint qui est plus le résultat d'une longue théorie d'alliances matrimoniales que de conquêtes.
Evidemment, la volonté de domination ne se réalise pas sans une supériorité, qu'elle soit technologique, organisationnelle, démographique, morale ou autre. Mais ces instruments dépendent à leur tour en partie de l'énergie qui les anime. L'homme invente pour asservir ses congénères ou la Nature. Mais si la volonté de puissance ne le dominait pas lui-même, il ne créerait point. Donc, l'impérialisme engendre les moyens de sa propre réalisation.
Même lorsque l'Empire se constitue par association libre, les volontés de puissance et d'extension n'en demeurent pas moins les prémices nécessaires : les hommes se regroupent pour se protéger mais surtout pour dominer.
La présence d'un péril favorise également la formation ou le maintien de l'Empire. Les peuples s'allient pour combattre un ennemi commun, mais surtout, il incite les anciens empires à maintenir et renforcer leur cohésion.
En désignant son ennemi, qui sera parfois un autre empire, il se définit négativement, il nomme ce qu'il ne désire pas devenir, il refuse que l'autre intervienne dans son domaine.
Soulignons que, contrairement au Grossraum schmittien, l'Empire ne se contente pas de refouler les interventions des puissances extérieures : il s'affirme lui-même prédateur !
Souvent le nom de l'Empire est attaché à celui de son fondateur. Il s'agit le plus souvent d'Etats dont les limites furent taillées à coup d'épées. Leurs noms évoquent de fantastiques mais brèves épopées. De grandes figures émergent aussi de l'histoire des empires qui se sont formés plus lentement ou qui n'étaient pas des monocraties. En effet, pour perdurer, l'Empire doit constituer une élite de gouvernement qui assure la continuité de sa politique.
Les empires sont souvent formés par des peuples qui ont atteint un moment de "puissance biologique". Cette expression quelque peu romantique recouvre et exprime une conjonction extraordinaire et complexe d'éléments qui firent qu'à un moment, durant l'instant d'une génération, un peuple s'est trouvé doué d'une grande force d'expansion. Une partie de ces causes sont objectivables : une forte démographie, une technologie supérieure, des institutions adaptées à la situation... mais l'essentiel est subjectif et indicible : l'énergie, la foi dans la destinée, la conviction d'une supériorité raciale, culturelle ou religieuse. C'est ainsi que l'on vit le petit peuple macédonien conquérir l'immense empire perse ou quelques centaines de conquistadors abattre les nations Incas et Mayas.
Le besoin d'expansion économique apparaît à notre sens secondaire, car il découle de la volonté de dominer dont l'économique n'est qu'un aspect. Ceux qui ne veulent qu'amasser des richesses se détournent de l'Empire et investissent leurs efforts dans l'économie monde. Rappelons néanmoins que les empires continentaux recherchent l'autarcie ou du moins l'indépendance, tandis que les puissances maritimes développent le libre échange. Dans les deux cas, il s'agit néanmoins d'organismes politiques; au contraire, l'économie monde est économique, elle ne vise pas à gouverner mais à profiter.
EMPIRE ET ETAT
L'Empire et l'Etat sont frères mais ne sont pas jumeaux. L'Etat comme l'Empire établissent une nette distinction entre l'intérieur et l'extérieur, ils délimitent leurs territoires par des frontières et ne tolèrent aucune ingérence de puissances étrangères. Si l'Etat est une oeuvre de la Raison, l'Empire est le résultat de l'Histoire. L'Etat centralisateur combat toutes les sphères concurrentes : les libertés locales, les pouvoirs personnels, féodaux ou confessionnels. Il établit une Loi unique, valable en tous lieux qu'il contrôle. Pour l'Etat, la légalité prime la légitimité. Alors que les querelles de légitimité entrave le fonctionnement normal de l'Empire, elles ne gênent pas la bureaucratie de l'Etat qui fonctionne sur le mode légal. L'Empire diffère de l'Etat sur deux autres points essentiels : d'une part, il ne combat les privilèges et les coutumes que dans la mesure ou ils menaceraient son intégrité, s'il établit un droit public uniforme, il laisse aux peuples le choix de leur droit privé; d'autre part, l'Empire, contrairement à l'Etat, accepte que son autorité varie en intensité d'une contrée à l'autre (6).
Actuellement, le modèle étatique est suranné et ce pour un ensemble de raisons :
- le mythe de l'Etat se meurt, il n'est plus animé par la foi des révolutionnaires de 1789 et de leurs successeurs du 19è siècle;
- l'Etat s'émiette, les sphères de pouvoir et d'intérêt se multiplient;
- de ce fait, le contrôle du politique n'appartient plus à l'Etat, mais bien, à l'extérieur, aux organismes internationaux, aux forces capitalistes et aux grandes puissances; à l'intérieur, aux partis, aux groupes de pression; par là il perd sa raison d'être;
- l'Etat, dans ce monde sans confins, est devenu une entité trop petite (7).
L'Empire, par définition, ne reconnaît aucune autorité supérieure. Même dans le domaine religieux, il résiste au clergé comme le firent les gibelins. En effet, l'Empire participe aussi du sacré, quand l'empereur n'est pas lui-même dieu ! On attribue à Louis XIV le mot : "L'Etat, c'est moi !", un empereur déclarerait "Dieu, c'est moi !". L'Empire ne tolère aucune ingérence de puissances étrangères, qu'elles fussent temporelles ou spirituelles, dans ses affaires internes ou sa sphère d'influence (les interventions des USA à Grenade ou au Panama poursuivent cette logique). Mais ce refus de la soumission à une autorité supérieure ou même égale ne suffit pas à légitimer la souveraineté. En effet, comme l'écrivait Julien Freund dans son maître-ouvrage : "est politiquement souveraine non point l'instance qui en principe n'est subordonnée à aucune volonté supérieure, mais celle qui se fait volonté absolue par domination de la concurrence ." En toutes circonstances, mêmes les plus désespérées, l'Empire prétend à la prépotence.
UNIVERSALISME ET CIVILISATION
Il vise l'hégémonie locale voire l'universalisme. Un empire sain veut étendre sans cesse sa domination et son influence. La volonté d'extension se manifeste de deux manières : soit l'empire contrôle un ensemble géographique vaste mais limité, soit il tend à l'universel. Je nommerais cette dernière catégorie "les empires messianiques", car l'idée de conquête mondiale est d'origine chrétienne.
En effet, ce fut l'école stoïque qui développa l'idée de l'universalisme de Rome, mais les philosophes la concevaient comme "l'ensemble de la communauté humaine qui participe à la Raison (oekoumène)", par opposition au monde barbare. En ce sens restreint, l'empire romain était bien universel. L'idée fut renforcée par le christianisme. Au quatrième siècle, il y avait identité entre les civilisations romaine et chrétienne. Dieu protégeait l'Empire. Peu sensible à l'universalisme romain, les barbares furent plus réceptifs à l'égard de l'universalisme chrétien. Au Moyen-Age, la coexistence de l'empire byzantin et d'un empire d'Occident constituait la négation même du principe d'universalisme romain. De plus, les possessions de Charlemagne n'englobèrent jamais l'ensemble des terres chrétiennes, en revanche le Saint Empire Romain de la Nation germanique débordait les limites du défunt empire romain. L'universalisme chrétien, compris comme "l'ensemble des Etats croyants", n'avait pas d'unité institutionnelle. Quant aux empires chrétiens aucun n'était ancré à Rome. La force de l'idée impériale résidait dans le caractère sacré que conférait l'institution, mais le sacre était octroyé par l'Eglise, alors qu'auparavant l'Empire était sacré en soi (8). Néanmoins, même s'il (pré)tend à l'universalité, l'Empire est toujours lié à un lieu. Comme tout ordre juridique, il est situé. L'Empire, avant d'être une idée, est un territoire. Sa propension à tracer des frontières en est la marque évidente et visible (9).
|
1 |
|
|