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:::::::: antisionisme ::
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L'État binational : le loup doit vivre avec l'agneau
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07/09/03 |
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22.09 t.u. |
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Uri Avnery |
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L’Etat binational est-il une solution pour le Proche-Orient ?
Voici une version mise à jour d'un article que j'ai écrit il y a deux ans et qui a été publié dans le réputé "Journal of Palestine Studies", lequel paraît aux États-Unis sous les auspices de UC Berkeley.
«Le loup doit vivre avec l'agneau», a dit le prophète Isaïe (11/6). C'est possible à notre époque aussi - pourvu que vous apportiez un nouvel agneau chaque jour.
Cette plaisanterie cruelle me revient à l'esprit chaque fois que l'idée d'un État binational réapparaît.
Dans les périodes de désespoir, les idées messianiques fleurissent. Elles permettent de s'échapper du sombre présent pour aller vers un monde meilleur, plus lumineux; de passer d'un sentiment d'impuissance à une sensation de créativité.
Il n'est pas étonnant que, dans ces périodes noires, l'idée binationale refasse surface dans certains cercles israéliens de gauche. C'est une belle et noble idée imprégnée de foi en l'humanité. Mais, comme la prophétie d'Isaïe, c'est une idée pour les jours du messie. Si elle avait la moindre chance de se réaliser, ce pourrait être dans deux ou trois générations. En attendant, elle est vraiment une fuite en avant. Une fuite dangereuse, comme nous allons le voir.
Selon l'idée binationale, le territoire entre la mer Méditerranée et le Jourdain - Palestine/Eretz Israel - constituera de nouveau un État, comme à l'époque du mandat britannique avant 1948. Les Israéliens et les Palestiniens, Juifs et Arabes, vivront ensemble comme des citoyens égaux. La forme exacte du régime - binational ou non national - est secondaire.
Tous les citoyens voteront pour le même parlement et le même gouvernement, serviront dans la même armée et la même force de police, paieront les mêmes impôts, enverront leurs enfants aux mêmes écoles, utiliseront les mêmes manuels scolaires. Une idée séduisante, certes.
Il peut sembler étrange que cette vision idéaliste réapparaisse juste maintenant après qu'elle eut échoué dans le monde entier. L'Union soviétique multinationale a disparu, et maintenant, même la fédération russe multinationale est menacée d'éclatement (voyez la Tchétchénie). Non seulement la Yougoslavie s'est désintégrée, mais c'est également le cas de ses composantes. La Bosnie a ainsi éclaté et ses morceaux ont été recollés artificiellement, des soldats étrangers essayant de maintenir la paix à tout prix. La Serbie a été obligée d'abandonner complètement le Kosovo même si ce dernier en fait toujours formellement partie, et l'intégrité de la Macédoine est compromise. Depuis longtemps maintenant, l'unité du Canada est menacée par des mouvements à l'intérieur de la population francophone. Chypre unifié, avec sa Constitution binationale modèle, n'est plus qu'un souvenir. Et la liste est longue: l'Indonésie, les Philippines et de nombreux autres pays, sans parler de notre voisin, le Liban.
Mais nul besoin de regarder bien loin. Notre propre réalité suffit. Les racines immédiates du conflit israélo-palestinien remontent à plus de cent ans. Une cinquième génération est née dedans et tout son monde mental a été modelé par ce conflit. Fondamentalement, il est une confrontation entre le mouvement sioniste et le mouvement national arabe palestinien. Au bout de cent ans, la force du sionisme est loin de s'émousser. Sa principale expression - expansion, occupation et colonisation - est en plein mouvement de va-et-vient offensif. Du côté palestinien, le nationalisme (y compris dans sa version islamique) s'approfondit et s'affirme martyr après martyr. Il faut avoir une vraie foi pour croire que ces deux peuples nationalistes abandonneront l'essence de leurs espoirs et passeront de l'inimitié totale à la paix totale, abandonneront leur version nationale de l'Histoire et seront prêts à vivre ensemble en citoyens supranationaux (supra-communautaires, NdT).
Le vingtième siècle a vu plusieurs «utopies» qui ont causé de terribles ravages. La vision communiste, par exemple, était basée sur l'hypothèse qu'il existe un être humain parfait ou que les humains sont perfectibles. Elle s'est heurtée à la réalité de l'imperfection des êtres humains. Comme me l'a dit un jour le dirigeant post-communiste Gregor Gysi: «Nous avons essayé d'imposer le système parfait à des êtres humains imparfaits. Alors nous avons essayé de l'imposer par la force.» Ainsi est né un système de terreur et des millions de personnes ont été massacrées, de l'Ukraine au Cambodge.
Il faut poser trois questions essentielles :
1. Les deux parties accepteront-elles cette solution ?
2. Un État binational peut-il fonctionner ?
3. Mettra-t-il fin au conflit ?
Ma réponse aux trois questions est un «non» sans réserve.
Il n'y a aucune chance que la génération israélienne actuelle post-Holocauste et les suivantes acceptent cette solution qui est en contradiction absolue avec le mythe et la philosophie d'Israël. L'objectif des fondateurs de l'État d'Israël était que les Juifs - ou une partie d'entre eux - puissent au moins prendre leur destin en mains. Un État binational signifierait l'abandon de cet objectif et, en pratique, le démantèlement d'Israël lui-même. Les Juifs reviendraient à l'expérience traumatique d'un peuple sans État, avec tout ce que cela implique. Et ce ne serait pas le résultat d'une défaite militaire écrasante mais d'un libre choix. C'est peu probable.
Et qu'en est-il pour les Palestiniens? Certains Palestiniens parlent certes avec ferveur d'un État binational mais je crois que, pour certains d'entre eux au moins, ce n'est qu'un nom de code pour l'élimination de l'État d'Israël, et pour d'autres une fuite devant l'amère réalité vers le rêve de revenir dans leurs maisons et leurs villages d'autrefois. Mais la grande majorité du peuple palestinien veut vivre enfin dans un État national qui lui soit propre, un État qui exprime son identité nationale, sous son drapeau et avec son gouvernement, comme les autres peuples.
La probabilité que les deux nations acceptent l'idée binationale dans un avenir prévisible est faible.
Un tel État - s'il voyait le jour - pourrait-il fonctionner ?
Il n'y a presque aucun État binational dans le monde qui fonctionne vraiment bien. (Ai-je mentionné la Suisse?) Parce que, pour fonctionner correctement, une de ces deux conditions doit être remplie: soit toutes les parties abandonnent leur identité nationale, soit elles doivent avoir un pouvoir économique et politique équivalent.
C'est exactement le contraire dans ce pays. Il y a une inégalité béante entre Israéliens et Palestiniens dans presque tous les domaines. La disparité est énorme. Dans un État commun, s'il devait voir le jour, les Juifs domineraient l'économie et presque tous les autres aspects de l'État et essaieraient par tous les moyens de maintenir cette situation. Ainsi un État binational serait un régime d'occupation sous une nouvelle forme qui masquerait à peine une réalité d'exploitation et de répression économique, culturelle et probablement politique. La situation des citoyens arabes en Israël, après 55 ans, n'est pas très encourageante.
Donc je ne crois pas que cette solution, si même elle était possible, mettrait fin au conflit. Elle ne ferait que le mettre sur une voie différente, peut-être encore plus mauvaise et plus violente.
Tout ceci est évidemment bien connu des partisans de l'idée binationale. Pour échapper à la contradiction entre leur vision et la réalité, ils ont développé une théorie qui dit à peu près ceci:
Au début, l'État commun se présentera comme une sorte d'État d'apartheid mais la situation changera graduellement. À la longue, les Arabes deviendront la majorité dans cet État. Déjà maintenant quelque 5,4 millions de Juifs et 4,6 millions d'Arabes palestiniens vivent entre la Méditerranée et le Jourdain. Le taux de natalité arabe modifiera rapidement cette proportion. La majorité palestinienne se battra pour l'égalité. Le monde la soutiendra, comme il a soutenu la lutte sud-africaine contre l'apartheid. Ainsi nous parviendrons à un véritable État égalitaire.
C'est un rêve. Les racistes blancs en Afrique du Sud étaient détestés par le monde entier. Contrairement aux Juifs israéliens, ils n'avaient aucune base arrière puissante. La communauté juive américaine a une immense puissance politique, économique et médiatique, et elle ne va pas la perdre avant de nombreuses années. Israël continue - et continuera encore longtemps - à compter sur le sentiment de culpabilité du monde chrétien inspiré par l'holocauste. Et en même temps les Arabes deviennent de plus en plus la bête noire du monde occidental. Il sera vraiment difficile d'exercer une pression internationale pour influencer la communauté juive qui dominera l'État binational. Cela prendra des générations et, pendant ce temps, l'expansion des colonies se poursuivra sans arrêt. Dans un État binational, chaque Juif pourra, bien sûr, s'installer où il veut. Les Palestiniens continueront à perdre sur le plan économique et le fossé entre les deux peuples s'approfondira.
On peut prédire que la lutte pour le pouvoir dans l'État binational générera des violences graves, comme cela s'est produit en Afrique du Sud.
La conclusion est: il faut deux États pour deux peuples. Cette solution permettra aux sentiments nationaux des deux peuples d'emprunter une voie raisonnable, constructive, qui rendra possible la coexistence, la coopération et, finalement, une véritable réconciliation.
La structure politique indépendante de l'État de Palestine mettra à sa disposition des instruments internationaux et nationaux contre le risque que son très puissant voisin utilise sa puissance économique pour exploiter le peuple palestinien et même l'expulser. À la longue, les Palestiniens auront le sentiment de disposer d'une base solide, comme ce fut le cas des Juifs après l'établissement de l'État d'Israël.
Le passé récent a montré que même cet objectif est extrêmement difficile à réaliser. Nous avons encore à surmonter beaucoup de peur mutuelle, de haine, de mythes et de préjugés pour y parvenir. Mais ceux qui désespèrent devant ces obstacles et adoptent l'évangile binational font penser à un athlète qui ne peut gagner le 100 mètres et qui, du coup, s'inscrit pour le marathon.
La propagation même de l'idée binationale présente un grand danger. On dit que «le mieux est l'ennemi du bien». La seule évocation de la vision binationale effraiera la grande majorité des Israéliens qui se rapprochent lentement de l'acceptation de la solution des deux États, réveillera leurs angoisses existentielles les plus profondes et les poussera dans les bras de l'extrême droite. Elle donnera à la droite une arme puissante: «Que vous avions-nous dit? Le but réel des partisans de la solution des deux États est d'abolir par étapes l'État d'Israël!»
Certains des nouveaux avocats de la solution binationale utilisent un argument très bizarre. Ils disent: «Sharon déclare qu'il est pour la solution de deux États, mais il entend par là quelques enclaves représentant 50% des Territoires occupés. Donc nous ne devons pas soutenir l'établissement d'un État palestinien.» La réponse est simple: devrions-nous abandonner une idée bonne et positive uniquement parce que les ennemis de la paix la pervertissent et essaient de l'utiliser à leurs fins? La logique pousse au contraire à montrer la perversion de l'idée par Sharon et à combattre pour un État palestinien dans les frontières d'avant 1967.
Au début des années 50, quand nous avons relancé, après la guerre de 1948, l'idée de deux États, nous ne parlions pas de «séparation». Aujourd'hui aussi nous rejetons absolument ce terme. Nous parlons de deux États ayant une frontière ouverte entre eux, avec la libre circulation des personnes et des marchandises (soumise bien sûr à des accords mutuels). Je suis convaincu que, à la lumière des faits géographiques et politiques, un processus naturel conduira à un ensemble organique - peut-être une fédération - et plus tard, par consentement mutuel, à une communauté régionale comme l'Union européenne.
A la fin, nous nous rapprocherons de l'objectif: vivre ensemble en paix, côte à côte. Peut-être qu'une génération future décidera un jour de vivre dans un État unifié. Mais aujourd'hui la propagande pour cette utopie détourne l'attention de l'objectif pratique immédiat, à un moment où le monde entier a accepté l'idée de «deux États pour deux peuples». Cette utopie à long terme bloque la voie à une solution que l'on peut atteindre dans un proche avenir et qui est cruellement nécessaire, parce que pendant ce temps des «faits accomplis» sont créés.
Je suis convaincu que le XXIe siècle apportera de grands changements dans la structure du monde et dans le mode de vie de la société humaine. L'importance de l'État-nation diminuera graduellement. Un ordre mondial, un système juridique mondial et des structures à l'échelle mondiale joueront un rôle central. Je crois qu'Israël prendra part de tout cœur à la marche de l'humanité. Nous ne serons pas en retard. Mais il n'y aucun sens à attendre des Israéliens qu'ils aient cinquante ans d'avance sur leur époque.
Uri Avnery
(12 juillet 2003)
Ce texte, en libre disposition sur divers sites anti-impérialistes, a été traduit de l’anglais par R. Massuard et S. de Wangen
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