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Pour une étude scientifique du fascisme
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04/06/02 |
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10.57 t.u. |
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Dimitri Kitsikis |
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Dans un article paru dans le Financial Times du 2 février 1990, Martin Wolf commençait ainsi : Fascism Today est devenu l'un des hebdomadaires à la mode pour intellectuels de la fin des années 80. Son directeur y remarque que les valeurs essentielles du fascisme consistent dans la supériorité de l'esprit de coopération sur l'esprit de compétition et dans la défense d'une communauté nationale ordonnée sur l'individualisme anarchique. Le nazisme y est totalement condamné en tant que distorsion satanique de ces valeurs. D'après les révisionnistes fascistes, les deux partis britanniques principaux ont incorporé un certain nombre de valeurs fascistes. Par exemple madame Thatcher est félicitée pour sa défense résolue des intérêts nationaux, pour son autoritarisme et son hostilité aux comportements sexuels déviants ... Par contre, elle est critiquée pour l'appui qu'elle accorde aux notions, socialement corrosives, d'individualisme économique et de libre entreprise ...
Que le lecteur se rassure, Fascism today n'existe pas ... Aucune publication portant un tel titre ne pourrait devenir respectable. Pourtant le marxisme a échappé à ce sort. Marxism today, « La revue théorique et de dialogue du Parti communiste », est parmi les périodiques les plus à la mode ... Le pouvoir hypnotique du marxisme est l'une des caractéristiques les plus curieuses de ce siècle. Pourtant ses conséquences ont été dévastatrices. Même aujourd'hui, il conserve un charme que le fascisme a complètement perdu.
Les remarques, fort justes, de cet article me firent penser à ce qui m'arriva en février 1976, à Toronto, à la XVII° convention annuelle de l'International Studies Association (ISA). Je venais de présenter une communication sur le fascisme en Grèce. Le directeur de la revue gouvernementale américaine, Problems of Communism, était dans l'assistance. Il se leva pour me féliciter et me demanda de préparer, pour sa revue, une étude sur le communisme grec. Je lui fis remarquer que j'avais, tout prêt entre les mains, l'étude que je venais de présenter sur le fascisme grec. « Who cares of fascism ? », me répondit-il. Ainsi fut publié dans le numéro de janvier-février 1977 (Vol. 26, pp. 42-56) de Problems of Communism, mon article intitulé Greek Communists and the Karamanlis Government.
L'Occident a créé trois grandes idéologies politiques qui sont toutes trois venues au pouvoir, à un moment ou à un autre : le libéralisme, le communisme et le fascisme. Ce dernier, qui a couvert l'Europe entre les deux guerres, s'est réfugié dans le Tiers Monde sous l'appellation discrète de tiers-mondisme, après sa terrible défaite de la deuxième guerre mondiale. Les régimes de Peron en Argentine, de Nasser en Egypte, de Nkrumah au Ghana, de Sukarno en Indonésie, de François Duvalier en Haïti, de Idi Amin Dada en Ouganda, de Kadhafi en Libye, de Saddam en Irak, de Mobutu au Zaïre, de Boumediene en Algérie, furent parmi les plus représentatifs de ce fascisme du Tiers Monde. Le livre vert de Kadhafi est un ouvrage théorique important pour le fascisme tiers-mondiste. Je sais de première main que le leader libyen avait financé un groupuscule fasciste grec de tendance mussolinienne. Il est, néanmoins, tout à fait compréhensible, que Kadhafi ait nié avec véhémence qu'il soit un fasciste et qu'il ait publiquement condamné le fascisme, contrairement aux communistes qui sont fiers de leur idéologie. En effet, l'appellation de fasciste, étant utilisée comme une insulte et ayant fini par signifier « brutalité », personne n'aimait être qualifié ainsi. D'ailleurs, du temps où le Parti communiste était hors la loi en Grèce, de 1947 à 1974, mes parents, qui étaient d'éminents communistes, protestaient véhémentement qu'ils l'étaient et se qualifiaient de « démocrates ».
Les universitaires en Occident, empêtrés dans le charabia de termes ayant perdu toute consistance, de « droite » et de « gauche », de « réactionnaires » et de « progressistes » et se voulant de « gauche et progressiste », niaient que l'idéologie tiers-mondiste puisse être fasciste, puisque socialiste et anti-impérialiste. Typique est, à ce sujet, l'ouvrage collectif, Socialism in the Third World, paru en 1975 chez Preger, sous la direction de Helken Desfosses et Jacques Lévesque. Le mot « fasciste » n'y est jamais employé pour décrire ces régimes « socialistes, de gauche et progressistes ». Par contre, le mot pudique de « populisme » rappelle au lecteur averti qu'il s'agit bien de fascisme.
Deux arguments sont tour à tour employés pour refuser d'employer le terme honni. Le premier est que le copyright du mot appartient en exclusivité à Mussolini qui, le 23 mars 1919, à Milan, créa le premier Fascio di combattimento. Par conséquent, le fascisme serait né et serait mort avec Mussolini en Italie, ni avant ni après. Mais, à ce que je sache, ce qui compte c'est la réalité décrite et non le mot qui la recouvre, et il est parfaitement légitime d'employer le mot pour décrire cette réalité, même pour une période précédant la création du mot. Ainsi un enfant existe même avant qu'il soit baptisé Jacques et on pourra parfaitement se référer à sa vie pré-baptismale comme étant celle de Jacques.
Le deuxième argument est que les régimes auxquels j'accole la qualification de fasciste sont tout simplement nationalistes. Ma réponse est que si le nationalisme est parfois présent aussi bien dans le libéralisme que dans le communisme, il ne s'y est trouvé que temporairement pour y être utilisé à d'autres fins ou comme une déviation. Au contraire, l'essence du nationalisme est indissociable de l'idéologie fasciste, bien que cette dernière ne se limite pas au nationalisme. Un vrai nationaliste est donc forcément fasciste, qu'il en soit conscient ou non.
Le 22 mars 1977, nous fûmes trois professeurs à une table ronde qui présentions, à l'Université d'Ottawa, le fascisme tiers-mondiste. Mais le titre général sur l'affiche annonçant l’événement était Démocraties antilibérales et participation.
L'un des trois professeurs, qui présentait l'Algérie de Boumediene, demanda que l'on s'abstint d'employer le mot fascisme pour qualifier de tels régimes, bien qu'il fut d'accord que le régime de Boumediene était effectivement fasciste, parce qu'il avait encore de la recherche à effectuer en Algérie et qu'il craignait être interdit de séjour dans ce pays s'il qualifiait le régime de fasciste.
La tendance des historiens à employer des termes dans leur acception populaire, sans les définir rigoureusement (tels que dictature, populisme ou libéralisme), ainsi que l'historicisme exclusif de leurs analyses qui leur fait négliger les concepts et les approches synthétiques, a eu pour résultat la rédaction d'une énorme quantité d'histoires du fascisme qui sont simplement des analyse de l'histoire de l'Italie ou de tel autre pays européen de l'entre-deux-guerres. Cela nous rappelle la façon de travailler de l'un des pionniers de l'étude du nationalisme, Hans Kohn, qui décrivait autant de nationalisme qu'il y avait de pays, prétendant que le nationalisme grec était différent du nationalisme italien qui lui-même était différent du nationalisme français et ainsi de suite, sans pouvoir s'élever au niveau du concept général et global. C'est précisément ce qui m'avait incité à publier mon étude, intitulée tout simplement Le nationalisme (Etudes internationales, Québec, II (3), septembre 1971, pp. 347-370), qui commençait ainsi : « Innombrables sont les études qui traitent du nationalisme. Cet énorme phénomène qui depuis deux cents ans grossit sous nos yeux, malgré l'empressement de certains, après chaque crise, pour l'enterrer définitivement, réapparaît à chaque fois plus vigoureux que jamais. Telles des fourmis cernant l’Himalaya, nous décrivons inlassablement notre côté de la montagne et nos explications partielles s'enchevêtrent et s'opposent. Inutile donc d'ajouter un écrit traditionnel de plus à la littérature déjà accumulée. Pour tout dire, cette étude se veut hardie : essayer d'embrasser d'un seul coup d'oeil, d'en haut, l'Himalaya ».
Notre société libérale, éminemment quantitative, manie inlassablement ses fétiches : l'urne et la sonde. Pour elle, la vérité ne peut venir que de l'opinion de la majorité, telle qu'exprimée dans les élections et les sondages. Le marginal est occulté. Il ne compte pas. Pourtant, « la méthode dialectique considère comme important, non pas ce qui à un certain moment semble durable, alors qu'en fait, il commence déjà à décliner, mais ce qui monte et se développe, bien que, au moment où on le considère, il puisse paraître comme non durable, car la méthode dialectique considère invincible, seulement ce qui est en train de monter et de se développer » (Joseph Staline, Dialectical and Historical Materialism, New York, International Publishers, 1940, p. 8).
Parmi les très rares études qui cernent vraiment le phénomène fasciste, dans son essence, il y a les travaux d'une originalité et d'une justesse rare de l'historien israélien Zeev Sternhell, portant sur le fascisme français. Je n'hésite pas à qualifier Sternhell d'historien d'un très grand calibre, comme on n'en rencontre que très rarement de nos jours. Ses détracteurs, notamment l'historien français Pierre Milza, déclarent : « Je lui reproche essentiellement de grossir certains événements historiques, au mépris du contexte dans lequel ils se situent. Ces événements sont certes réels et j'admets volontiers avec Zeev Sternhell que la France du début du XX° siècle connaît des mouvements pré-fascistes. Mais ils sont le fait de groupuscules - les Cercles Proudhon par exemple -, voire d'individus isolés, entourés de quelques disciples - tels le sociologue Georges Sorel. En braquant son objectif sur ces précurseurs, l'historien leur confère une importance disproportionnée » (entretien avec Pierre Milza, in L'histoire, Paris, n° 108, février 1988, p. 72). On voit que pour l'historien, dans notre société libérale, ce qui compte ce n'est pas le qualificatif, ce n'est pas l'idée, exprimée à un moment où le phénomène est encore marginal, mais bien le quantitatif, exprimé par une majorité. Pourtant l'intérêt des travaux de Sternhell consiste précisément dans le fait qu'il étudie le phénomène fasciste, qui prendra plus tard les proportions que nous connaissons, dans une situation de laboratoire, dans sa pureté idéologique, le plus proche possible du modèle, de ce fascisme qui, lorsqu'il prendra le pouvoir sera forcément perverti, car l'action ne peut jamais reproduire le modèle idéal dans son entier.
Depuis 1983, j'enseigne aux étudiants de quatrième année du département d'histoire de l'Université d'Ottawa, l'idéologie fasciste, émigrée dans le Tiers Monde. Pour les raisons de prudence, expliquées plus haut, je n'avais pas employé le mot dans l'intitulé du cours qui se lit ainsi : Confrontations idéologiques dans le Tiers Monde : nationalisme et socialisme. A cette occasion j'avais mis au point un modèle en treize points que j'ai présenté dans un livre, publié par une grande maison d'édition en Grèce et qui s'intitule , Hê tritê ideologia kai hê Orthodoxia (La troisième idéologie et l'orthodoxie, Athènes, Editions Akritas, 1990). J'ai préféré appeler le fascisme, « la troisième idéologie », par rapport au libéralisme et au communisme.
Dans ce livre, qui eut un grand retentissement en Grèce, j'écrivais : « La réaction contre la manie assimilatrice du capitalisme mondial, importé d'Occident, s'exprime par la propagation fulgurante de la troisième idéologie. Après sa défaite complète en Europe, à la fin de la deuxième guerre mondiale, cette idéologie fut ressuscitée dans les pays du Tiers Monde, en commençant par l'Argentine de Peron et l'Egypte de Nasser. En quelques années, elle devint l'idéologie dominante du Tiers Monde. Grâce à la chute du communisme en Europe orientale, en 1989, la route est désormais libre à la propagation du fascisme également en Europe » (p. 307-308).
Au début de septembre 1978, le quotidien turc à grand tirage, Hürriyet, m'avait invité à Istanbul, pour présenter un de mes livres qui venait de paraître, intitulé Sygkritikê historia Hellados kai Tourkias ston 20° aiöna (Histoire comparée de la Grèce et de la Turquie au XX° siècle, Athènes, Hestia, 1978). Le 31 août 1978, dans une conférence de presse à Istanbul qui fit les manchettes de toute la presse turque le lendemain, j'exprimai la conviction que le grand voisin du nord, l'Union Soviétique allait s'effondrer. Par conséquent, il n'est pas vrai de prétendre que cette chute était imprévisible. Simplement, il était impossible de prévoir à l'avance que le leader du pays lui-même, en l’occurrence Mikhaïl Gorbachev, allait lui planter le poignard dans le dos.
Cette même année 1978, était paru aux Etats-Unis, le livre d'un Russe qui venait d'y émigrer, Alexander Yanov, intitulé The Russian Right : Right Wing Ideologies in the Contemporary USSR (Berkeley, Institute of International Studies, University of California). Yanov en pleine période de Brejnev et onze ans avant le travail de sape de Gorbachev, décrivait la montée du fascisme russe sous forme de « national bolchevisme chrétien orthodoxe ». Il précisait que ce courant trouvait refuge dans les milieux des services de sécurité du KGB soviétique et concluait que l'avenir de la Russie appartenait au fascisme. L'aveuglement des Etats-Unis était tel, que le livre de Yanov avait eu du mal à paraître en Amérique et qu'il fut publié dans une collection à tirage limité, les spécialistes seuls trouvant son exposé intéressant bien qu'exagéré, puisqu'il s'agissait manifestement de phénomènes marginaux de la société soviétique. Les cahiers de Jeune nation ont eu la perspicacité de publier dans leur numéro 3 de décembre 1992, aux pages 36 à 40, un entretien avec Vladimir Jirinovsky, le grand vainqueur des élections russes du 12 décembre 1993. C'est à ce dernier, en particulier, que je pensais lorsque je faisais allusion, dans ma conférence de Montréal, le 15 mai 1993, devant le Cercle Jeune nation, à la force montante qui recréerait la puissance russe (p. 9 de mon article, L'avenir du nationalisme, Cahiers de Jeune nation, n° 5, juillet 1993).
Le modèle en treize points, présenté ci-dessous, permet de mesurer exactement le degré de fascisation de n'importe quel régime, qu'il soit du Tiers Monde ou d'Occident. Ainsi un régime qui serait conforme à tous les treize points, serait 100 % fasciste. Si celui-ci n'est conforme qu'à la moitié des points, alors nous dirons qu'il est fasciste à 50 % et ainsi de suite. Bien entendu, par définition, un modèle étant idéal, il n'est pas concevable que même le régime fasciste le plus parfait soit conforme à 100 %. D'autre part, certains points peuvent avoir les mêmes réponses que les points équivalents du système communiste, puisque j'ai également utilisé la même grille pour le modèle communiste, ainsi que pour le modèle libéral. Enfin, un pourcentage de conformité de moins de 50 % ne prouve pas qu'il y ait des tendances fascistes. Par exemple, un régime fasciste dans la proportion de 25 %, peut en même temps se conformer au modèle libéral à 75 % et donc un tel régime sera nettement libéral et non fasciste. L'utilisation du modèle doit donc se faire avec prudence. Néanmoins une utilisation judicieuse de celui-ci peut aider même à la prise de conscience de leur position idéologique, les cadres d'un régime qui peuvent fort bien ignorer que leur action contient des tendances fascistes.
Définition des termes :
Commençons, tout d'abord, par définir certains termes :
- Fascisme = populisme = troisième idéologie.
- Tiers-mondisme = adaptation du fascisme occidental dans le Tiers Monde.
- Totalitarisme = Etat idéologique = système de gouvernement utilisé par deux des trois grandes idéologies politiques, par le communisme et le fascisme. Ces deux idéologies sont révolutionnaires. L'idéologie unique est partout présente et détermine l'action du citoyen 24 heures sur 24.
- Dictature. Dans la république romaine lorsque le statu quo était menacé, soit de l'extérieur (invasion d'Hannibal), soit de l'intérieur (révolte des esclaves de Spartacus), tout le pouvoir (imperium) était délégué à un militaire, sous l’appellation de « dictateur », qui gouvernait seul, sans avoir de compte à rendre à personne. Son pouvoir dictatorial lui était donné pour un temps limité, qui ne devait pas dépasser six mois, selon l'importance du danger. Par conséquent, la dictature est un système de gouvernement provisoire qui n'a aucun rapport avec l'essence de l'idéologie au pouvoir. Il s'agit d'une institution « conservatrice », puisque son objet est de conserver le système social et politique mis en danger par la révolte sociale ou les menaces extérieures. Le dictateur n'a aucune intention de créer une société nouvelle et c'est la raison pour laquelle il oblige la population à vaquer à ses affaires et à ne pas s'occuper de politique. La dictature, comme moyen de défense, peut être utilisée par n'importe quel régime, que celui-ci soit libéral, communiste ou fasciste. Etant donné que les régimes libéraux dans le monde ont duré plus longtemps que les autres, étant venus au pouvoir plus tôt (le libéralisme a pris le pouvoir à partir de 1776 et 1789), ils ont recours plus souvent à la dictature pour défendre leur organisme vieilli.
Un exemple typique de dictateur libéral a été, au Chili, le général Augusto Pinochet. Il a été porté au pouvoir, le 11 septembre 1973, pour sauver du socialisme le régime libéral (capitaliste) chilien et il a été ensuite « remercié » par cette même bourgeoisie mondialiste (de la périphérie chilienne, comme du centre washingtonien), en rentrant dans le rang, en mars 1990, comme simple chef des forces armées. Cela n'a pas été facile de le persuader de quitter la tête de l'Etat car, souvent, le dictateur prend goût au pouvoir et n'obéit plus à ses commanditaires. Il prétend que le danger n'est pas encore passé et ainsi fait durer le provisoire.
Une remarquable interview de Pinochet, réalisée par Guy Sorman, était parue dans Le devoir de Montréal, le 20 septembre 1993, en pleine page. Les propos du général prouvèrent très clairement qu'il avait fait le travail du mondialisme, qui est content de lui : « C'était en juillet dernier, à l'occasion d'une cérémonie militaire. Le général bavarde avec l'actuel président chilien, Patricio Aylwin, auquel Pinochet a cédé le pouvoir, en mars 1990. Nous, les démocrates-chrétiens, affirme Aylwin aurions fait la même chose mais moins brutalement et moins vite. Et le journaliste ajoute : Le Chili était capitaliste avant Allende et le général n'a fait que rétablir la situation antérieure, en restituant le pouvoir économique à un patronat et à une classe moyenne qui existaient aussi ».
La confusion que bien des universitaires font entre dictature et fascisme a permis de qualifier faussement Pinochet de fasciste et ainsi à disculper le libéralisme qui recourt pourtant fort souvent à la dictature pour se maintenir au pouvoir. Il est à ce sujet, caractéristique que Le devoir ait reçu des protestations pour avoir publié l'interview et ainsi avoir mis à nu la collusion de la dictature avec le libéralisme.
Un autre exemple de dictature libérale est celle qui fut instaurée en Turquie libérale, par le général des forces armées Kenan Evren, en 1980, pour les mêmes raisons qu'au Chili : menaces de renversement du statu quo social. Se montrant plus gentleman envers ses patrons libéraux de la périphérie turque comme du centre américain, il ne fit pas de difficultés, comme Pinochet, pour quitter le pouvoir, en 1989, après le travail accompli, et il mène actuellement une vie de retraité en Turquie, bien méritée, après avoir écrit ses Mémoires. Voilà pourquoi Washington apprécie plus l'armée turque que l'armée grecque, cette dernière étant moins obéissante. En effet, le colonel Georgios Papadopoulos, après son passage au pouvoir en 1967-1973, purge depuis 1975 une peine de prison à vie, sans circonstances atténuantes, sous l'oeil impitoyable d'un président tout aussi libéral que le président chilien.
En conséquence, tandis que la dictature est conservatrice, le totalitarisme est révolutionnaire. Il vient au pouvoir, non point provisoirement mais « pour mille ans ». Contrairement à une opinion fort répandue dans les milieux universitaires depuis l'entre-deux-guerres, le totalitarisme fasciste n'est pas venu au pouvoir pour défendre le capitalisme en danger, car ce capitalisme serait forcément étouffé au bout de « mille ans ». Ces universitaires ont été victimes d'une légende colportée par les communistes, dépités d'avoir été trompés et exterminés par leurs cousins révolutionnaires fascistes.
Si la dictature est le plus souvent libérale, il est arrivé qu'elle soit communiste. Ce fut le cas en Pologne. Devant le danger pour le statu quo social du pays, l'establishment communiste fit appel au général Wojciech Jaruzelski qui établit la dictature, en décembre 1981, ce qui était sans précédent dans un pays communiste, puisque les communistes, comme les fascistes s'étaient toujours méfiés de militaires de carrière. Si le communisme n'avait pas été détruit en 1989 en Europe orientale, on aurait probablement assisté à la venue au pouvoir de dictateurs qui auraient essayé de sauver le statu quo communiste, menacé par le vieillissement du régime. Quant aux régimes fascistes, leur durée a toujours été courte et ils n'ont pas connu de ce fait des phénomènes de vieillissement. En conséquence, il n'y a pas eu de dictatures fascistes. Ce que, dans le langage courant, on appelle dictatures fascistes (comme celles du général Franco en Espagne ou du maréchal Ion Antonescu en Roumanie), sont en fait des dictatures militaires de type Pinochet, donc libérales. D'ailleurs Franco a tenu en laisse la Phalange fasciste et Antonescu a détruit, en 1941, la Garde de Fer fasciste. Robespierre, Staline, Mao n'étaient pas, scientifiquement parlant, des dictateurs. Ils étaient des chefs de régime totalitaire qui, contrairement aux dictateurs, exigeaient la participation totale de la population à la politique, 24 heures sur 24, pour le plus grand bien de l'Etat idéologique.
- Dictature du prolétariat/dictature du peuple = expressions utilisées, la première par les communistes, la deuxième par les fascistes, pour traduire l'idée de la prise du pouvoir politique par un groupe social, en principe majoritaire.
Si l'on veut montrer, par un schéma, la position respective des trois idéologies politiques, il faut éviter l'erreur courante de les placer sur une ligne droite, ayant aux deux bouts le communisme à gauche et le fascisme à droite avec, au centre, le libéralisme. Ce serait retomber dans la schématisation erronée de la gauche, du centre et de la droite avec, en plus, l'idée que le libéralisme est plus proche que le communisme du fascisme. Rappelons-nous le titre fort juste du livre sur le fascisme français de Zeev Sternhell, Ni droite, ni gauche (Seuil). Tout aussi erronée est l'idée courante selon laquelle « les extrêmes se rejoignent » ou qu'il existe un « fascisme noir » et un « fascisme rouge ». N'oublions pas que chacune des trois idéologies a toujours accusé les deux autres de collusion. Ainsi, un libéral dira que fascistes et communistes, c'est la même chose, un communiste dira que libéraux et fascistes mènent le même combat capitaliste et un fasciste dira que libéraux et communistes défendent la même vision matérialiste et maçonnique du monde. Le schéma correct est donc de placer les trois idéologies aux trois bouts d'un triangle équilatéral, c'est-à-dire à égale distance l'une de l'autre.
L'idée du chef absolu (le héros, chef charismatique) étant centrale dans le fascisme, elle pourrait être schématisée par un trait, faisant face à un point. Dans les foires, autrefois, on exposait des miroirs déformants qui réduisaient un gros individu à la minceur d'une crêpe. De la même façon le trait (peuple) se regardant dans le miroir, se voit comme un point (chef absolu). Le peuple est la seule réalité, tandis que le chef n'est que le reflet du peuple dans un miroir. Ainsi ce schéma traduit d'une façon éloquente, la non séparation des trois pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire) du régime fasciste, exercés par la personne unique (le trait = le peuple) qui se mire dans un miroir sous forme de point (le chef). Idée fasciste de « peuple-roi », d'égalité absolue dans la soumission totale à la « volonté générale » de Rousseau, qui n'a rien à voir avec l'idée de majorité électorale.
- Volonté générale = reflet du peuple = chef absolu.
La grille du modèle fasciste
Quelle est la position du modèle concernant :
1 - L'attitude à l'égard du concept de classe et l'importance donnée à la paysannerie.
Réponse du modèle : Existence des classes sociales reconnues, sans que celles-ci soient rigoureusement définies. En faveur de la collaboration des classes qui forment le « peuple ». Cette collaboration des classes « populaires » est appelée solidarisme ou populisme. Ce dernier terme est utilisé aussi pour nommer l'ensemble de l'idéologie fasciste. On entend par « peuple » l'ensemble de la population, exception faite d'une infime minorité, non définie, appelée « oligarchie ploutocratique », qui est liée aux puissances étrangères et qui, pour cette raison, n'appartient pas au « peuple ». Peuple = notion allemande de Volk = nation.
Nostalgie du passé agraire : la campagne est moralement supérieure à la ville et la paysannerie est la gardienne des valeurs de la nation.
2 - L'attitude à l'égard de la propriété privée (petite ou grande), de la circulation de l'argent, du contrôle économique par l'Etat (étatisme) et de la notion de bourgeoisie nationale et d'autarcie (économique).
Réponse du modèle : Contre la grande et en faveur de la petite propriété, de caractère familial, non exploiteuse. L'argent est moralement « sale », mais un mal nécessaire. Efforts, à plusieurs reprises, d'abolir la circulation de l'argent. Contrôle de la propriété privée par l'Etat (étatisme), mais sans nationalisation généralisées.
Contre les multinationales. En faveur d'une bourgeoisie nationale sans liens avec les centres étrangers, c'est-à-dire qui se soit pas compradore. Assurer l'indépendance au moyen de l'autarcie économique.
3 - L'attitude à l'égard de la nation : réalité subjective ou objective ? et du nationalisme : égalitaire ou chauvin ? (Pour ces concepts, voir mes définitions dans mon article Le nationalisme, Etudes internationales, Québec, II (3), septembre 1971, p. 351-353 et 359-365). La nation par rapport au concept d'Etat.
Réponse du modèle : la nation est la réalité suprême, objective et éternelle, ce qui signifie qu'elle existe indépendamment de la conscience qu'on en a et elle est qualitativement différente de la somme de ses citoyens. En d'autres termes, ce ne sont pas les nationalistes qui ont inventé la nation, pas plus que Karl Marx n'a inventé les classes sociales. La nation existait avant l'apparition des nationalistes.
L'Etat peut être défini comme étant l'organisation politique de la nation et, par conséquent, il peut y avoir nation sans Etat qui lui soit propre, comme par exemple, une nation colonisée, privée d'Etat et dirigée par un Etat étranger. Pendant la guerre d'indépendance de l'Algérie de 1954 à 1962, le gouvernement français présentait l'argument selon lequel il ne pouvait y avoir de nation algérienne, puisqu'il n'y avait jamais eu dans l'histoire d'Etat algérien.
La seule exception est celle du fascisme mussolinien à cause de l'influence prépondérante chez l'homme d'Etat italien de la tradition romaine d'organisation politique. Paradoxalement, celui qui a donné son nom à cette idéologie, qui existait bien avant lui, s'en est écarté sur la question de l'Etat, ainsi que nous l'explique le penseur italien du fascisme, Julius Evola (1898-1974) : « Le mérite du fascisme est d'avoir relevé, en Italie, l'idée d'Etat ... Ce fut là, pour ainsi dire, le débouché positif du mouvement au fur et à mesure qu'il se définit et se libéra de ses principales composantes originelles, celles de l'esprit combattant révolutionnaire, celle de tendance génériquement nationaliste et aussi celle d'un syndicalisme inspiré de Sorel ... Mussolini eut l'occasion d'affirmer en 1924 : Sans Etat il n'y a pas de nation et Seul l'Etat donne aux peuples une ossature (1927). Il ajouta et précisa : Ce n'est pas la nation qui engendre l'Etat. Au contraire, la nation est créée par l'Etat qui donne au peuple ... une volonté et, par conséquent, une existence effective ... Le fascisme évoqua l'idée romaine, comme intégration suprême et spécifique du mythe du nouvel organisme politique fort et organique. Rome est notre point de départ et de référence. C'est notre symbole, notre mythe » (1922, Julius Evola, Le fascisme vu de droite, Paris, Totalité, 1981, p. 34, 36, 37). En général, et particulièrement dans le Tiers Monde, le nationalisme est égalitaire, de type rousseauiste mais, immanquablement, il se transforme en nationalisme chauvin chaque fois qu'il atteint ses objectifs. Il est alors accompagné de xénophobie et parfois de racisme (Voir Communisme et fascisme, pp. 334-340, dans mon étude intitulée Le mouvement communiste en Grèce, Etudes internationales, Québec, VI (3), septembre 1975, pp. 334-354). L'essence même du fascisme est le nationalisme.
4 - L'attitude à l'égard de la démocratie et des partis politiques.
Réponse du modèle : contre le principe de la séparation des trois pouvoirs de Montesquieu (exécutif, législatif, judiciaire) et en conformité avec l'idée de totalité du pouvoir, concentrée dans la « volonté générale » de Rousseau. Démocratie directe (participative). Etat idéologique (totalitarisme). Monopartisme ou sans partisme. En effet, comme en Libye sous Kadhafi, un régime fasciste peut être fondé sur la disparition totale des partis politiques. La préférence est donnée au « mouvement » (Die Bewegung), qui est un concept plus large que celui de parti politique, placé au dessus de ce dernier, regroupant la communauté des fidèles et qui est équivalent au concept d'Umma dans l'Islam ou d'Ecclesia dans le christianisme. Le mouvement a pour objet de réunir en son sein toutes les classes qui collaborent entre elles, c'est-à-dire l'ensemble du peuple.
5 - L'attitude à l'égard du héros politique, c'est-à-dire du chef charismatique.
Réponse du modèle : En faveur. Le fascisme épouse la définition et le rôle du héros, tels que présentés dans l'ouvrage, auquel ses partisans se réfèrent, de l'écrivain britannique Thomas Carlyle, On Heroes, Hero Worship and the Heroic in History (1840). Pour Carlyle, le héros se distingue par une sincérité absolue (« La sincérité, au sens carlyléen, implique une clairvoyance supérieure », p. LXXV de l'introduction d'Archibald Mac Mechan, dans l'édition de 1902, Boston, Ginn and Co., The Athenaeum Press). Son rôle est défini par Carlyle, avec les mots suivants : « Trouvez dans n'importe quel pays, l'homme le plus capable qui y vive; élevez-le au poste suprême et vénérez-le loyalement : vous aurez le gouvernement parfait pour ce pays; aucune urne, aucune éloquence parlementaire, aucun vote, aucune constitution ou autre machinerie, ne pourraient, le moins du monde, l'améliorer. Il s'agira de l'Etat parfait, d'un pays idéal » (Thomas Carlyle, op. cit., 1902, p. 226).
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