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:::::::: histoire :: pays de l'est ::
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Une journée d'Edouard Véniaminovitch
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01/09/02 |
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16.32 t.u. |
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Edouard Limonov |
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Du fond de l'éternité silencieuse de la prison Lefortovo [à Moscou, ndt], laissez-moi vous faire le récit d'une journée de la vie d'Edouard Véniaminovitch Savenko, dit Limonov.
A 6 h je fus sorti de mon lit de fer par la voix d'un gardien : « Bonjour. Debout ! » Ce cri était poussé, à travers la porte de fer, par un trou de vingt centimètres sur vingt, appelé passe-plat – « kormouchka », en russe. Je me levai, songeant que ce jour était le 270e, que je passais en prison, et rien que pour ça, pas un bon jour. Mais j'enfilai mon pantalon, l'ayant retiré de sous mon oreiller. Mon seul compagnon de cellule – un jeune type gras, accusé de fraude financière avec une fausse carte de crédit – gémit et grimaça. Puis il se leva, une minute après moi. Je mis mes couvertures sur mon lit de fer, les recouvrant d'une couverture bleu marine. J'allai ensuite au seau hygiénique et urinai. Puis je dégageai mon nez en aspirant de l'eau par les deux narines avant de la chasser d'une narine après l'autre. Puis je lavai seulement mon front, mon nez et mes joues. J'allai à mon lit, m'y abattis, prostré, sur la couverture, et me couvris avec ma « foufaïka », veste molletonnée de prisonnier. Ça pue.
Je me couvris les yeux avec une serviette de toilette. La lumière ne s'absente jamais, ici, la lumière est toujours allumée en prison. Mon gros compagnon de cellule était abandonné à son sort. Et son sort approchait : fracas de la carriole de ramassage des ordures. La porte métallique fut ouverte avec tout le bruit métallique possible, aussi brutalement que possible, et mon co-détenu jeta le journal enveloppant nos déchets dans la poubelle de la prison.
« Réfrigérateur ? » demanda l'un des gardiens collectant les ordures. « Non merci », dit mon compagnon de cellule. « Réfrigérateur ? » signifie : Voulez-vous prendre de vos provisions personnelles dans le réfrigérateur collectif ?
Ensuite mon compagnon dégagea ses narines avec le bruit d'un éléphant. Il fait plus de 100 kilos, 1,85 mètre, 31 ans. Je l'appelle « Ikhtiander » [comme le héros du film russe L'Homme amphibie, ndt] à cause de son amour immodéré de l'eau. Il pourrait en consommer une tonne, il aime faire la lessive et il se lave les mains cinq fois en quinze minutes. Il est probablement né sous une baignoire, c'est un maniaque du lavage. Peut-être que sa mère était lavandière, je ne sais pas. II est juif et il aime les skinheads. C'est un radical. Il dit que le problème afghan, aussi bien que les problèmes palestinien, azebaïdjanais et tchétchène, ne peut être réglé qu'avec des armes nucléaires.
Toilette d'éléphant terminée, Ikhtiander peigne ses cheveux et lentement, précautionneusement, avec une douzaine de bruits différents, va au lit. Comme un homme de 90 ans dans un coma mortel.
Maintenant c'est mon tour d'être dérangé. Je gis sous ma "foufaïka" en attendant que le passe-plat soit ouvert à nouveau devant une voix prêchante : « Lettres, visites à l'administration, sollicitations. » Soudain je réalise que nous sommes dimanche, et qu'aujourd'hui il n'y aura donc pas de levée de lettres, d'émargement pour visite à l'administration, et qu'ils ne prendront pas non plus de sollicitation écrite. C'est si bon. Avec soulagement je m'endors. Il faut pourtant dire que les détenus communiquent comme des fous avec l'administration. Si tu veux jeter des chaussures, il faut en faire la demande. Une fois, pour me débarrasser de chaussures, il m'a fallu 12 jours. J'en arrivai à écrire des revendications aussi étranges que « S'il vous plaît, ordonnez que l'on m'équipe de chaussettes russes. »
Chaque fois que tu veux regarder la télévision après 10 h du soir, tu dois en faire la demande écrite à un directeur de la prison. S'il vous plaît, permettez. D'habitude, je rédige des demandes de carnets de notes et de stylos. Je fus réveillé en moins de 40 minutes « Petit déjeuner ? » Passe-plat ouvert, une cuisinière vêtue d'une robe blanche nous regardait. « Non merci ! » nous ne prenons jamais de petit-déjeuner, mais elle demande quand même. Elles demandent, parce que ce n'est pas la seule cuisinière.
Après la cuisinière, c'est le tour d'un gardien adjoint
« Promenade ? »
Je n'ai jamais refusé. Ikhtiander va faire une promenade sur le toit de la prison deux ou trois fois par mois. Il est paresseux. J'y vais tous les jours, sans considération du temps qu'il fait ni de ma santé, car j'y fait mes exercices sportifs. Le matin, avant la promenade, est un moment pénible de la journée. Pourquoi est-ce qu'ils ne font pas tout en une seule fois : ramasser les déchets, lever les lettres, servir le petit-déjeuner et te faire émarger pour la promenade ? Parce que l'administration veut être constamment présente dans ta vie.
Vers 8 h 10 ils ouvrent la porte pour me conduire dans la cour de la prison. Le Règlement de Lefortovo stipule que les prisonniers ne se voient pas. Lefortovo est une prison pour les ennemis de l'État. Alors on nous promène comme des personnages dantesques, seuls chacun dans son enfer personnel. La cour de la prison c'est quelques mètres carrés de ciel caché par des barreaux et un filet en fer. C'est encore une cellule, mais sans plafond – seulement des barreaux et un filet en fer. Population de cette cellule deux ou trois prisonniers. Tous les détenus ne vont pas dans la cour.
Pendant toutes ces 60 minutes de promenade quelque stupide radio comme Radio Russe ou Auto-Radio, ou la très stupide Europa Plus, me joue bien fort dans les oreilles. Pendant toutes ces 60 minutes je cours, je fais des pompes sans fin, et d'autres exercices, comme de courir à genoux. Puis je retourne dans ma cellule, où Ikhtiander est torturé dans son sommeil. C'est aussi un animal fort puant, il mange trop.
Je me fais bouillir un thé, je m'assieds, j'écris, je parcours mes cinq journaux. Je les reçois par la poste : Kommersant, Nevazisamaya Gazeta, Zavtra, Sovietskaïa Rossiïa, et Limonka.
Entre 13 et 14 h le passe-plat s'ouvre à nouveau pour nous servir une soupe et ensuite un second plat. La soupe est une soupe de prison – quant au plat c'est du poisson bouilli avec une pomme de terre ou de la kacha (bouillie de sarrasin, ndt). Du hareng bouilli, qu'est-ce que tu en dis ?
Après le déjeuner j'use de mon grand privilège. Autant que je sache je suis le seul prisonnier autorisé à travailler dans certaine cellule vide où j'ai une lampe de bureau. Personne auparavant n'a jamais entendu parler de lampe de bureau à Lefortovo. Ainsi j'écris de 14 h 30 à 19 h 30. J'ai écrit six livres et une pièce de théâtre sous cette lampe lefortovienne, fabriquée quelque chose comme dans les années 30. Comme j'en ai blagué une fois : « Le maréchal [soviétique, ndt] Blücher a probablement rédigé une confession sincère de ses crimes sous cette lampe. » C'est une lampe verte avec un pied et un bouton rouge.
Vers 19 h 40 je suis en train de marcher vers ma cellule, les mains derrière le dos, étreignant mes carnets. Couleur des murs dans les couloirs de la prison roseâtre jusqu'à la hauteur d'un mètre cinquante (roseâtre incroyable, non ?) et blanc au-dessous. Les sols sont couleur de merde adulte. Le bâtiment a quatre étages, construits en forme de K (au temps de la Grande Catherine). A la jointure du K il y a une grande table avec ordinateurs et téléphones, et quelques instruments de surveillance (contrôles des caméras vidéo et des micros). Notre prison est une belle pièce d'architecture. Et puis nous mangeons, avec Ikhtiander. Ensuite je regarde un peu les informations. A 22 h exactement je vais au lit, obéissant à la voix qui sort du passe-plat. lkhtiander reste à regarder la télé (il rédige une demande tous les jours sous prétexte de regarder un match de football, et il regarde des films). Je suis accusé d'avoir constitué un groupe armé en vue de commettre une attaque terroriste sur le territoire du Nord Kazakhstan, et d'avoir acheté des armes à cette fin. Si je suis condamné, j'encours jusqu'à 24 ans de prison, aux termes des articles 205, 208, 222, et 280 du Code pénal russe .
Traduit de l'anglais par [email protected]
(libre de droits - avec l'aimable autorisation d' "exile", n° 144 du 26 juin 2002 – exile.ru)
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