Des tensions entre la Russie et la Turquie
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01/12/04 |
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4.07 t.u. |
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Gerd Bachmann |
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Ankara et Moscou n’ont pas toujours les mêmes intérêts géopolitiques
La position géographique de la Turquie l’a conduite, dans l’histoire, à se montrer vigilante sur trois fronts : les Balkans, le Caucase et la Mésopotamie (fenêtre sur le Golfe Persique). Elle s’est souvent trouvée confrontée à la Russie, puis à l’Union Soviétique. Les relations entre les deux pays ont été conflictuelles, à cause des divergences qui les opposaient en Mer Noire et dans le Sud-Est de l’Europe. La Russie cherchait une ouverture sur les Détroits et sur la Corne d’Or.
Après la première guerre mondiale, des troupes françaises et britanniques ont occupé certains territoires turc et russe-soviétique, si bien que ces deux ennemis héréditaires, la Turquie et la Russie devenue soviétique, ont eu subitement des intérêts communs. Ceux-ci s’exprimeront dans les paragraphes du Pacte “Kémal-Staline”, qui a fixé la frontière des deux pays dans le Caucase. Mais, après 1945, pendant la Guerre Froide, l’antagonisme russo-turc a été ravivé, dans un contexte nouveau. La Turquie s’est alors mise au service de l’OTAN pour couvrir stratégiquement son flanc méridional.
La fin de la Guerre Froide et les guerres actuelles, contre l’Irak et l’Afghanistan, ont fait que les intérêts américains se sont déplacés géographiquement en direction de la région maritime du Golfe Persique et de l’Asie centrale ex-soviétique, musulmane et turcophone. Le rôle de la Turquie s’en est trouvé certes valorisé, mais modérément. Toutefois, les élites turques ont pris conscience de la situation nouvelle et ont vu que la Russie reculait sur la scène internationale et accusait de sérieuses faiblesses. Notamment, la Russie a dû assister, impuissante, au bombardement par l’OTAN de la Serbie, mise à genoux après ce traitement. La Turquie s’est tout de suite imaginée qu’elle aurait l’opportunité de regagner du terrain dans les Balkans, dans le Caucase et en Asie centrale et de renforcer l’influence turque dans ces régions turcophones ou qui avaient jadis fait partie de l’Empire Ottoman. Telle est l’analyse que nous livre aujourd’hui un grand spécialiste allemand des questions russes, Lothar Rühl.
L’Union Européenne, à laquelle la Turquie veut adhérer, sert de pur prétexte et de rien d’autre. L’adhésion ne servira qu’à donner à la Turquie une “étiquette européenne”, qu’elle collera sur un bocal qui contient tout autre chose, notamment une mélange de panturquisme et d’ottomanisme! L’élite turque, qui est bien consciente de l’histoire des peuples ethniquement turcs de la masse continentale eurasienne et de l’histoire ottomane, n’a aucun intérêt à participer au renforcement de l’Europe-noyau, qui, pour elle, n’est qu’une périphérie dont il faut contenir au loin les énergies. L’UE et l’OTAN ne lui servent et ne lui serviront que de dépôts de friandises, qu’elle picorera à son gré, des friandises qui prendront la forme de subsides et d’aides économiques ou militaires. L’adhésion d’Ankara à l’Europe de Bruxelles est vue, de Turquie, que comme une aubaine strictement économique, qui apportera quantités d’avantages matériels, tout comme l’OTAN apporte, par la grâce de Washington, de gros avantages militaires. La Turquie ne travaille pour personne. Elle veille à ses intérêts. De son point de vue, elle a raison. Mais ses intérêts ne sont pas les nôtres. Voilà tout.
Au sein de l’UE, la Turquie vise à obtenir, en l’espace de quelques brèves années, une position de force, pareille à celles de l’Allemagne, de la France ou de l’Angleterre, qui sont des “grandes puissances régionales”, afin de pouvoir négocier d’égal à égal —et en toute indépendance— avec une Russie affaiblie.
Gerd Bachmann,
Article paru dans “Zur Zeit”, Vienne, n°46/2004.
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