Le Corbeau Intelligent est mort [hommage à la mémoire d’Edward Said]
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12/10/03 |
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6.09 t.u. |
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Israël Shamir |
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Pour faire l’éloge d’un grand combattant, rien ne vaut un ennemi. Son cri de douleur est plus doux que l’approbation d’un ami. Voici quelques jours, mon grand compatriote Edward Said nous a quittés, et nos camarades d’armes ont écrit des éloges funèbres qui résonnent comme des cloches de bronze dans l’air de sa Jérusalem natale. Ils y soulignaient sa bonté de cœur, l’étendue de ses connaissances, son soutien indéfectible pour les opprimés de Palestine. Mais, à mes oreilles, le plus agréables des thrènes en mémoire de Saïd fut celui que composa son – et notre – ennemi, un certain Zev Chafets, lequel a écrit dans un canard américain sioniste [excusez la tautologie : ne le sont-ils pas tous ?], The New York Daily News :
« Saïd n’a pas fait sauter des Marines au Liban, en 1983, ni allumé la mèche de l’Intifada ou envoyé des missionnaires wahhabites prêcher la violence contre les Infidèles. Il n’a certainement pas précipité d’avion de ligne sur le World Trade Center. Non. Il s’est contenté de brouiller le radar intellectuel de l’Amérique. »
Qui Diable est donc ce Zev Chafets ? Ce symbole de l’intégration entre deux élites juives, celle d’Amérique et celle d’Israël, un juif américain originaire du Michigan, a immigré en Israël en 1967, où il devint directeur des services de presse du gouvernement dirigé par l’archi-terroriste et massacreur à grande échelle, le Premier ministre Menachem Begin. Aujourd’hui, il empoisonne les esprits des Américains avec sa propagande raciste et il fomente la guerre. Le 19 août 2003, il écrivit : « Le peuple d’Irak a fait son choix. Il veut la barbarie. Le terme politiquement correct pour désigner ce concept, dans le monde arabe, est : « autodétermination ». Les Arabes se sont vu accorder la chance de se gouverner eux-mêmes. Le résultat : presque deux douzaines de dictatures indigentes et xénophobes. Cette condition n’a pas été forcée sur les Arabes. Au contraire, elle est l’expression de leur culture politique. C’est ce que les Arabes veulent [1] ».
Quant « aux juifs » incarnés par Chafets, que veulent-ils, eux ? Le 12 novembre 2002, Zev Chafets, toujours lui, a écrit dans le New Haven Register un article intitulé : « Le désarmement de l’Irak n’est qu’un début, au Moyen-Orient ». Il y expliquait que les cultures arabe et iranienne étaient « irrationnelles » et que rien ne saurait être tenté afin d’ « améliorer la santé mentale collective des sociétés arabes », mis à part les envahir et les soumettre à un contrôle direct israélo-américain [2]. Bref, ce qu’il veulent tient dans ce seul mot : dominer.
Renversant la rhétorique de Chafets, nous affirmerons : « Chafets n’a pas fait passer un bulldozer de 65 tonnes sur le corps de la jeune femme palestinienne enceinte Nuha Swaidan, ni sur la jeune fille de Seattle Rachel Corrie, il n’a pas sodomisé les prisonniers de guerre dans les culs de basse-fosse du Shabak et il n’a certainement pas fait pleuvoir les bombes sur Bagdad et Kaboul. Il s’est « contenté » d’apporter une justification intellectuelle à ces ignominies. Et Edward Saïd fut le plus grand adversaire qu’il trouva en travers de son sinistre chemin ».
Edward Said ne pouvait pas, seul et à mains nues, arrêter la puissante machine de la désinformation judéo-américaine, mais il nous a expliqué comment elle fonctionne. Comme le corbeau intelligent Hobbit, de Tolkien, il a mis en évidence les points vulnérables du dragon. Il nous a expliqué l’importance vitale de la bataille pour le récit historique, du combat pour le discours, ce bombardier spirituel de la guerre qui se mène sur le terrain. Il a compris que l’ « explication » fournie par les scientifiques et les éditorialistes sur le monde à l’extérieur de son « noyau dur » anglo-américain ne fait qu’en préparer la conquête. Paradoxalement, je suis tombé sur sa lecture de l’histoire alors que je me trouvais, en 1991, à Moscou, laquelle disparaissait sous une épaisse couche de neige.
C’était l’époque où les théories de Milton Friedman, ces instruments du discours néo-libéral, étaient utilisées en guise de puissante arme systémique, transformant les Russes en des métèques indigents dans leur propre pays.
Bien que le nom d’Edward Said soit inséparablement associé à la triste et obsédante Terre sainte, ce serait une erreur que de voir son œuvre à travers des yeux palestinocentristes. Il était le Karl Marx de cet Hegel de Foucault, en ceci que, de même que Marx avait su retourner Hegel cul par-dessus tête et replacer sa théorie sur ses guiboles, alors qu’auparavant elle marchait sur la tête, Said a su retourner Foucault et mettre ses grandes idées à la portée du peuple. Son ouvrage L’Orientalisme offre une lecture révélatrice, car il explique que les « zones d’application » du discours américain – non seulement les Etudes orientales, mais aussi leurs petites sœurs aux noms charmants Kremlinologie, Etudes russes, Sinologie – sont, toutes, des instruments de domination.
Mais il était aussi quelque part le Karl Marx de Karl Marx. Alors que les marxistes ont focalisé leur attention sur la propriété des moyens de production et ont vu dans les propriétaires les ennemis suprêmes du peuple ; Saïd a perçu le véritable ordre de bataille. Les grands esprits malfaisants qui président à la politique depuis leurs chaires d’université sont infiniment plus importants, pour notre avenir, que ces bâtards capitalistes certes fortunés, mais intellectuellement handicapés. En effet, leur prise de contrôle des universités américaines, si brillamment présentée par Saul Bellow dans son Ravelstein, est l’événement majeur de ces trente dernières années. Qui contrôle les universités contrôle les médias ; qui contrôle les médias contrôle le gouvernement. Ainsi, nous énoncerons, en termes bibliques : Leo Strauss a engendré Wolfowitz, Wolfowitz a engendré la guerre en Irak. Milton Friedman a engendré le FMI, le FMI a engendré la pauvreté dans le monde. Bernard Lewis a engendré Samuel Huntington, Samuel Huntington a engendré la Croisade contre l’Islam. Bernard-Henri Levy a engendré André Sakharov, et l’Union soviétique a été privatisée par Marc Rich et Vladimir Gusinsky.
Saïd nous a appris à apercevoir les gros canons de l’avion porteur dissimulé derrière la toge académique de professeurs taciturnes. Il a remarqué la place unique occupée par l’idéologie sioniste dans la pensée impérialiste occidentale. Il nous a ouvert de nouvelles pistes d’investigation, grâce aux idées qu’il nous a léguées afin que nous les peaufinions. Et en effet, lorsque j’ai montré du doigt la ‘zionist connection’ et la mentalité juive mesquine de l’impérialisme américain renaissant, je me suis fait dûment agresser par les videurs du parti communiste ; mais Edward Saïd m’a écrit des lettres de soutien, dont j’avais effectivement bien besoin. Jusqu’à son dernier jour, il a fait référence à mes écrits, bien que cela fût extrêmement périlleux pour le professeur d’une université américaine prestigieuse qu’il était. Il faut savoir, en effet, qu’il y a de riches mécènes, qui financent les universités et les « boîtes à idées », et qui prennent à leur compte les encarts publicitaires dans les journaux, et qui sont, tous, tenus en laisse par le sionisme.
Edward Said en était très conscient, et il rêva de pouvoir utiliser des finances arabes afin de contrer la machine de propagande sioniste dans le bras de fer pour la conquête des esprits américains. Ce rêve, il a pu le réaliser. Ce n’est pas pour rien que Chafets a écrit que « son « Orientalisme » a fait plus pour le djihad qu’un bataillon complet d’Oussamas ». Edward était, véritablement, un grand guerrier dans le djihad de l’esprit, et il rêvait de notre « boîte à idées » guerroyant contre les « boîtes à idées » du JINSA, dans un Armageddon spirituel. Mais les princes arabes et les milliardaires russes préféraient dépenser leur or pour acheter des biens matériels. Ils n’ont pas compris que les choses matérielles sont plus fragiles et périssables que les capitaux de l’esprit et que, demain, ils perdront leurs possessions matérielles, parce qu’aujourd’hui, ils n’ont pas su investir dans l’esprit.
Edward Said était un Arabe, et il est tout naturel qu’il ait fait fréquemment référence à l’expérience arabe. Mais ses idées sont tout aussi importante pour tous les peuples jugés « hors sujet » par les nouveaux maîtres du monde. Les génies maléfiques qu’il a combattus sont les ennemis de l’humanité ; ils sont tout aussi dangereux et étrangers pour l’ouvrier de Detroit que pour le paysan palestinien, le scientifique russe ou l’écrivain turc. Nous ne savons pas qui incarnera le rêve de Said : un génie de l’informatique californien ou un prince saoudien, un magnat russe des médias ou un dirigeant communiste chinois avisé, un Raja indien ou un Premier ministre malais ? Mais quelqu’un le fera, car la magie des noms nous dit que Said (Félicité Spirituelle, en arabe) l’emportera sur Shafets (désir pour les biens matériels, en hébreu).
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
- NOTES :
[1] http://www.nydailynews.com/news/col/story/110377p-99696c.html
[2] « Il dit « désarmer », mais, bien entendu, il veut dire : « envahir » le Moyen-Orient », a commenté notre ami Stanley Heller dans un article intitulé : « It’s Not Just the Oil » : « Le problème n’est pas QUE le pétrole ! »
[A noter la parution de "L'autre visage d'Israël" de Israël Shamir aux Éditions Balland / Éditions Blanche - 418 pages - 20 euros - ISBN : 2715814712]
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