:: Les journalistes sont soumis à des tirs à boulets rouges lorsqu’ils écrivent la vérité
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08/01/03 |
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14.50 t.u. |
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Robert Fisk |
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in The Independent (quotidien britannique) du mercredi 18 décembre 2002 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
Tout d’abord, il y eut Roger Aisles, président de Fox News, qui conseilla au président des Etats-Unis de prendre les « mesures les plus sévères possibles » contre ceux qui avaient attaqué l’Amérique, le 11 septembre 2001.
Oublions, voulez-vous, un moment, que le chef du bureau de Fox New à Jérusalem est Uri Dan, un ami intime du Premier ministre israélien Ariel Sharon, et auteur de la préface de la nouvelle édition de l’autobiographie du même, qui comporte une version révoltante du massacre de 1 700 civils palestiniens à Sabra et Chatila, laquelle innocente totalement Sharon de cette boucherie.
Puis il y eut Ted Koppel, l’un des présentateurs américains en vue du journal de vingt heures, qui annonça tout de go qu’il peut être du devoir d’un journaliste de ne pas révéler certaines informations avant que les militaires décident qu’elles doivent l’être, au moment où ils le décident, dans le cadre d’une nouvelle guerre contre l’Irak.
Peut-on aller plus loin en matière de veulerie journalistique ? Oh oui, bien sûr ! Nous pouvons… La chaîne ABC a annoncé, il y a quelque temps, qu’elle connaissait tous les détails de l’assassinat de quatre membres d’Al-Qa’ida par un drone « Predator », au Yémen, mais qu’elle avait repoussé de quatre jours la diffusion de ces informations « à la demande du Pentagone ». Comme ça : impeccable ! C’est clair : nous savons au moins pour qui travaille la chaîne ABC…
Le Pentagone a annoncé que les hommes assassinés – et ne perdons pas de vue cet adjectif – ‘assassinés’ – bien que la chaîne ABC n’ait pas utilisé ce mot là – se situaient entre le numéro 2 et le numéro 20 dans la hiérarchie au sommet de l’organisation Al-Qa’ida. Ah bon ? Alors, qu’on nous le dise : ces hommes étaient-ils les numéros 2, 3, 4 et 5 d’Al-Qa’ida, ou bien en étaient-ils plutôt les numéros 17, 18, 19 et 20 ? Qu’est-ce qu’on en a à cirer ? La presse est partisane. Ne nous demandez pas quels sont les journalistes qui résistent à la censure américaine qui pointe son nez, sur la guerre en Irak. Demandez plutôt, dans ce défilé de carnaval, quels sont les premiers d’entre eux à monter dans le char des musiciens.
Au Canada, c’est encore pire. Le trust Canwest, que possède Israel Asper, détient 130 quotidiens dans l’ensemble du pays, dont 14 quotidiens liés à des grandes villes et l’un des plus grands journaux nationaux, le National Post. Ses « journalistes » ont attaqué des collègues qui avaient osé déroger à ses éditoriaux d’un alignement sur Israël lassant à force d’être constant. Comme l’a relevé l’observatoire Index on Censorship (L’Argus de la Censure), Bill Marsden, un reporter d’investigation travaillant pour Montreal Gazette, a pu suivre les intrusions du trust Canwest dans ses propres articles. « Ils ne veulent aucune critique contre Israël », écrit Bill Marsden. « Dans notre journal, nous ne publions jamais de tribunes qui exprimeraient un point de vue critique sur Israël et sur ce que fait Israël au Moyen-Orient… »
Mais voilà que ‘Izzy Asper’ a écrit un éditorial obséquieux et répugnant dans le Post, dans lequel il attaque ses propres journalistes, accusant faussement les reporters de commettre du journalisme « paresseux, bâclé ou stupide », et d’être « de parti-pris, voire carrément antisémites ». Ces diffamations odieuses sont familières à tout journaliste qui tente de faire correctement son travail sur le terrain, au Moyen-Orient. Des inexactitudes délibérées ne font que les rendre encore plus révoltantes.
Ainsi, par exemple, M. Aspers prétend que mon collègue, Phil Reeves, aurait comparé les massacres commis par les Israéliens, il y a quelques mois – qui comportaient un bon nombre d’authentiques crimes de guerre (comme le fait d’écraser délibérément un invalide avec son fauteuil roulant, par exemple) – aux « champs d’extermination de Pol Pot ». Précisons immédiatement que M. Reeves n’a jamais fait la moindre allusion à Pol Pot. Mais M. Asper prétend fallacieusement que c’est ce qu’il a fait.
Attendez, il y a encore pire. M. Asper, dont les allégations « paresseuses, bâclées ou stupides » à l’encontre des journalistes lui vont en réalité comme un gant, affirme – lors d’un discours prononcé lors du Dîner de Gala pour la vente de Bons du Trésor Israélien, à Montréal, qui servit de base à son article incroyable – qu’ « en 1917, la Grande-Bretagne et la Ligue des Nations ont déclaré, avec l’approbation du monde entier, qu’un Etat juif serait établi en Palestine. » Eh là ! Minute ! La Déclaration Balfour, en 1917, ne disait nullement qu’un Etat juif serait établi. Elle disait que le gouvernement britannique « envisagerait favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif. » Nuance ! Les Britanniques avaient refusé catégoriquement d’employer les mots « Etat juif ».
Peut-être cela importe-t-il peu pour des scribouillards paresseux et brouillons tels M. Asper. Mais lorsqu’il s’agit de la Ligue des Nations, dont on veut impliquer la responsabilité, nous ne sommes pas particulièrement dans le domaine de la mythologie. La Ligue des Nations a été créée après la Première Guerre mondiale – eût-elle existé, en 1917, elle aurait peut-être pu arrêter totalement cette guerre – et M. Asper se trompe, tout simplement (ou bien peut-être, comme il le dit si bien, est-il « paresseux, primesautier et stupide ») lorsqu’il suggère qu’elle existait, en 1917 ( !).
Bien entendu, M. Asper ne nous parle jamais de l’occupation israélienne ni de la construction des colonies juives, réservées aux Juifs et aux Juifs exclusivement, sur des territoires arabes. Il nous parle de « soi-disant réfugiés palestiniens » - remarque d’une stupidité à nulle autre pareille – pour ensuite proclamer que ce corrompu et ce fou de Yasser Arafat est « l’un des terroristes les plus cruels et les plus retors que le monde ait connu depuis trente ans. » Il a conclu son adresse aux partisans d’Israël réunis à Montréal en formulant le dangereux souhait suivant : « Il vous revient, à vous qui êtes ici réunis ce jour, d’agir contre les malfrats des médias ! »
Malfrats ? Est-on très éloigné des « malfaisants » du président Bush. Que se passe-t-il donc, là, sacrebleu ?
Je vais vous le dire. Les journalistes sont attaqués parce qu’ils disent la vérité, parce qu’ils s’efforcent de la dire telle qu’elle est. En particulier les journalistes américains. Je ne saurais trop leur conseiller de lire un livre remarquable publié récemment par New York University Press, et édité par John Collins et Ross Glover. Ce livre est intitulé « La tyrannie de la rhétorique politique ». En voici le sommaire, qui est très parlant à lui seul : « Anthrax » ; « Lâcheté » ; « L’empire du mal » ; « Liberté » ; « Fondamentalisme » ; « Justice » ; « Terrorisme » ; « Intérêts vitaux » et, enfin – c’est celui que je préfère « La guerre contre… (Complétez les pointillés avec le pays de votre choix) ».
Et pendant ce temps, je vous rassure, les journalistes sont en train de rentrer dans le rang, afin de vous raconter les belles histoires que le gouvernement veut que vous entendiez.
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