Les leçons de Bali
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25/10/02 |
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8.58 t.u. |
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Jacques Borde |
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N’en déplaise aux groupies de Washington et autres américanolâtres, la double explosion – la première frappant ce qu’il faut bien appeler les trottoirs de Bali, à la manière où naguère on parlait des trottoirs de Manille, et la seconde les environs du consulat US – qui a secoué l’Indonésie constitue un avertissement clair à l’Occident et à l’Europe, respectivement ET séparément.
Premier destinataire, l’Occident donc, où plutôt ce qu’il faut bien appeler l’Axe Anglo-Saxon contre la liberté des peuples, les nôtres y compris au bout du compte, et qui n’a rien à voir avec notre vielle Europe.
Concernant le premier, le message est clair : où que se trouvent les représentants de l’Axe, ceux-ci constituent désormais des cibles légitimes, dans la guerre asymétrique qui oppose cet Occident à l’Islam radical qui, qu’on le veuille ou non, symbolise bien une partie de la Résistance des peuples à cet Axe.
Ceci posé, plus précisément, à qui s’adresse le sanglant avertissement de Bali ?
Aux Américains, car, comme le rappelait ce confrère britannique, " le véritable problème est de savoir comment traiter les causes sous-jacentes du terrorisme. Une partie des griefs sur lesquels joue Al-Qaïda sont de réelles injustices, en particulier l'échec des États-Unis à mettre en place un accord honnête entre les Israéliens et les Palestiniens. Il faudra de toute façon les résoudre, ce qui ne fera que réduire le nombre des martyrs potentiels des causes meurtrières "(1).
Aux Australiens, désormais associés à la thalassocratie états-unienne, à la fois pour leur rôle de force supplétive en Afghanistan (la présence des SAS australiens principalement) et sa propension à se prendre pour une puissance régionale, sur le dos des pays (musulmans) de la zone archipélagique.
Ce qu’a d’ailleurs confirmé le ministre des Affaires étrangères australien lui-même, Alexander Downer, cité par notre confrère US Raymond Bonner, ayant notamment rappelé que " Lorsque des forces armées australiennes se trouvaient au Timor, à dominance chrétienne, afin d'assister ce pays dans son accession à l'indépendance, Ossama Bin-Laden, le chef d'Al-Qaïda avait publiquement accusé l'Australie de mener une croisade dans le but de dissoudre l'Indonésie musulmane "(2).
Et plus généralement aux Britanniques (probablement déjà une trentaine de morts) et aux Néo-Zélandais pour des raisons similaires, ces deux pays ayant également envoyé leurs forces spéciales en Afghanistan.
Concernant les Australiens s’ajoutent deux éléments :
Primo, le nationalisme “grand-indonésien” des Islamistes qui n’ont guère apprécié le nouveau rôle régional que se réserve depuis peu Canberra et qui, se prenant pour un hegemon local, a joué la déstabilisation de l’Archipel. Son implication la plus marquante étant le déploiement de troupes au Timor-Oriental, sous cache-sexe onusien.
Secundo, La répulsion manifeste de la mouvance islamiste radicale vis-à-vis du tourisme sexuel dont Bali s’est, aussi, fait la spécialité.
On notera que cela ne date pas d’hier et que depuis plusieurs années, parlementaires, hommes politiques, sommités religieuses, etc., indonésiens se sont essoufflés, en vain évidemment, à dénoncer cet état de fait.
Comment s’étonner, dès lors, qu’à leur tour, des extraparlementaires aient choisi une manière, forcément plus violente, de s’exprimer…
Encore une fois, tout cela était prévisible, mais Canberra qui tient les Asiatiques pour des “gooks” (bridés) a toujours affecté le mépris le plus souverains à tous ceux qui suggéraient que leurs vagues touristiques évitent de se comporter à Bali comme en terre conquise, sans se soucier le moins du monde de ce que leur comportement pouvait avoir de choquant aux yeux de l’Indonésien lambda…
Second destinataire, mais “par défaut” cette fois, l’Europe au sens large.
Concernant cet autiste géopolitique de la décennie que sont les Quinze, le message est encore plus clairement explicité.
En substance, énoncé par Ossama Bin-Laden en personne, il peut être résumé en ces termes : " Européens, cette guerre ne vos regarde pas, tenez vous en donc à l’écart et nous éviterons de vous toucher ".
C’est d’ailleurs tout le mérite du quotidien Al-Hayat d’avoir décortiqué le message adressé par l’ennemi public n°1 de Washington aux pays européens.
Que nous dit ce confrère ? Que " Bin-Laden tente de planter un coin entre Washington et ses alliés occidentaux en proposant à ces derniers un ''deal'' portant sur l'arrêt des attentats les visant, comme à Karachi et au Yémen (les Français) et à Djerba (les Allemands), à condition qu'ils cessent de soutenir les États-Unis et d'arrêter leur guerre contre Al-Qaïda "(3).
Un élément à ne pas traiter par-dessus la jambe, car poursuit Al-Hayat, c'est " la première fois que Bin-Laden propose ouvertement un tel marché. Il vise sans doute d'exploiter le sentiment de certains pays qui considèrent que Washington les a entraînés dans une guerre qui ne les concerne pas, ni de près ni de loin, non seulement contre Al-Qaïda, mais également contre l'Irak "(4).
Notons également la phraséologie qui fait référence aux " Croisés sionistes " et " chrétiens sionistes ", termes qui sont ceux usités, aus États-Unis mêmes, pour typer l’extrême-droite messianiste US qui constitue avec les lobbies pro-israéliens traditionnels les piliers sur lesquels s’appuie l’administration Bush…
Naturellement se pose la question de l’authenticité, voire de l’auteur même cette adresse urbi et orbi.
Mais, cet avertissement mérite d’autant plus d’être pris en compte qu’il n’est nullement isolé.
La nécessité d’un neutralisme européen – qui en passant, fut le nôtre lors de la Guerre du Vietnam et ce en dépit du précédent désastre indochinois, où nos pertes furent sans commune mesure avec celles enregistrées face au terrorisme (supposément) islamique, comme quoi la requête n’a rien d’absurde – a amplement été souligné, à plusieurs reprises, le héraut de l’Islam radical à Londres, Cheikh Abou Hamza.
Évidemment, l’homme (cible du racisme sous-jacent de nos media cosmopolites) est dépeint comme un croquemitaine infréquentable, donc par-là peu digne d’être écouté.
Il est vrai qu’à nos yeux d’Occidentaux, sa mine ne cadre effectivement guère avec l’idée que l’on se fait d’un interlocuteur valable. Enturbanné, borgne, manchot et n’ayant comme organe de préhension qu’une pince au bout d’un avant-bras, nous sommes effectivement assez loin du costume sombre du diplomate lambda, mais tout le monde n’est pas censé avoir fait l’Ena ou Sciences-Po !…
Car, passées ces apparences, cet infirme – grand héros et mutilé de la guerre contre les Soviétiques (pensons à nos “gueules cassées” de la Grande Guerre) – est une des personnalités les plus respectées du Jihad. Et son aura, ne l’oublions jamais, englobe l’aire entière de l’Umma.
Or que nous dit et redit Cheikh Abou Hamza ?
Que l’Europe, et au premier rang, la France – qui " pourrait " (notez ce conditionnel, je vous prie) se voir rattrapée par la Guerre contre l’Occident – n’est pas l’ennemi de son camp.
Et, interrogé, par des confrères français sur l’affaire du Limbourg, il a eu ces mots tellement simples qu’ils n’ont pas encore été “digéré” par nos grrrands spécialistes de l’Islam radical ni par les têtes d’œufs qui métastasent les chancelleries européennes :
" [je résume] Français, vous n’étiez pas visés ! À l’avenir, Européens, peignez de grands drapeaux sur les flancs de vos pétroliers, cela permettra de les différencier des navires ennemis. Ceux de l’Amérique et du Royaume-Uni ".
Comment ne pas comprendre que :
Primo, jamais le message ad usum Europeani n’a été aussi clair. Il vient s’ajouter à ceux lancés du Caire et de Beyrouth que – malgré le rôle ambigu de certains pays européens – la Guerre d’Afghanistan n’est pas considéré comme un casus foedi par la mouvance islamiste.
Secundo, cette bonne disposition reste entièrement liée à la neutralité (toute relative) des Européens.
Et c’est bien là où le bat blesse.
En effet, aujourd’hui, l’Europe est bien à la croisée des chemins :
- Soit suivre les appels à la Croisade lancés par l’administration Bush et repris par des voix aussi différentes, mais curieusement semblables, que Bernard-Henry Lévy, Alexandre del Valle ou encore Guillaume Faye,
- Soit se tenir à l’égard de cette guerre qui ne la concerne pas.
Dur défi pour un vieux continent qui, depuis des lustres, a fait le choix de l’alignement le plus rigoriste sur Washington.
Écoutera-t-elle les voix de la raison : celles du chancelier Gerhard Shröder, de son chef de la diplomatie, Joschka Fischer, celle (plus timide) du président français, Jacques Chirac, récemment à Beyrouth ? Ou se laissera-t-elle séduire pas les roulements de tambours d’un Tony Blair, qui comme le rappelle Al-Hayat (16 octobre 2002).qui " a immédiatement rétorqué [aux appels à la retenue, Ndlr] en informant la Chambre des communes de sa détermination à combattre le terrorisme sur deux fronts (Al-Qaïda et Saddam Hussein), refusant la thèse selon laquelle Al-Qaïda est plus dangereuse que le régime irakien "(4). ?
Tout est-là, et nulle part ailleurs.
Notes
(1) The Independent (14 octobre 2002).
(2) New York Times (14 octobre 2002).
(3) Al-Hayat (16 octobre 2002).
(4) Idem.
(5) Idem.
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