:: Va-t-on vers une partition de l’Irak ?
 |
17/10/04 |
 |
6.48 t.u. |
 |
Ivan Denes |
|
Le 30 septembre 2004, le “Financial Times” signalait que trois provinces riches en pétrole dans le Sud de l’Irak souhaitaient désormais constituer une région autonome, à l’exemple des provinces kurdes du Nord. Des personnalités politiques de la province de Basra ont entamé des pourparlers avec leurs homologues des provinces voisines de Missan et de Dhikar. Le chef chiite Moutaka al-Sadr aurait la paternité de l’initiative. Le journal londonien cite alors les commentaires d’un “expert” ès-questions irakiennes, Walid Khadduri : “ce processus pourrait affaiblir l’Etat et provoquer la division du pays”.
Mais, le destin de l’Irak semble scellé. Le pays se scindera en plusieurs morceaux. Car la vengeance de l’histoire ne survient souvent qu’au bout de longues décennies. Après la première guerre mondiale, les vainqueurs avaient décidé de réduire à néant la “double monarchie” austro-hongroise, au sein de laquelle vivait en paix une douzaine de peuples. La Tchécoslovaquie, qui a résulté de cette partition calamiteuse, n’abritait pas seulement, à l’intérieur de ses frontières, des Tchèques et des Slovaques, mais aussi des Allemands, des Hongrois, des Ruthènes et des Polonais. Le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, l’Etat dit “SHS”, qui deviendra la Yougoslavie en 1929, a “oublié” de mentionner, dans son appellation, l’existence des Macédoniens, des Albanais, des Monténégrins, des Hongrois et des Allemands qui vivaient sur son territoire. Qui plus est, le nouvel Etat “SHS”, purement artificiel, ignorait superbement les frontières culturelles et religieuses entre catholiques, orthodoxes et musulmans. Huit décennies plus tard, les Tchèques, les Slovaques, les Slovènes et les Croates vivent dans des Etats à eux, aux frontières garanties, en dépit de la pression internationale, qui voulait maintenir coûte que coûte les dispositions prises entre 1919 et 1945.
La plupart des hommes politiques américains n’ont jamais compris la dynamique que pouvaient déployer ces forces originelles et vitales que sont les nations et les religions. Ainsi, James Baker, qui fut à l’époque ministre américain des affaires étrangères, tint un discours en 1990 dans le Parlement de Belgrade, où il entonna un vibrant plaidoyer pour le maintien tel quel de la Yougoslavie, alors, qu’au même moment, tout esprit quelque peu clairvoyant pouvait sans risque prédire l’effondrement de cet Etat fédéral artificiel. Les Américains ne comprennent donc pas les forces irrésistibles que représentent les facteurs ethniques ou religieux : cette incompréhension se répète aujourd’hui en Irak.
L’Empire Ottoman, lui aussi, a été divisé après la première guerre mondiale en plusieurs Etats ou pseudo-Etats artificiels, alors que les chrétiens, par exemple, y jouissaient de plus de liberté religieuse que dans la Turquie laïque actuelle. Parmi les Etats issus du partage de l’Empire Ottoman, il y a l’Irak. En 1920, il est placé sous une tutelle britannique, après avoir été constitué des provinces ottomanes de Basra, Mossoul et Bagdad. Lors de la Conférence du Caire de 1921, le fils du Chérif de La Mecque, est désigné Roi d’Irak sous le nom de Feysal I. En 1932, l’Irak devient officiellement indépendant et prend sa place au sein de la SdN. Pourtant, cet Etat artificiel était instable dès le départ.
Les centres administratifs modernes, dans les villes, étaient gérés par une élite arabe, sunnite et marquée par le passé ottoman. Dans les provinces, les chefs de tribu traditionnels continuaient à dominer la vie tribale et archaïque du paysannat irakien. Dans le Nord, les Kurdes, seul peuple important dans la région qui n’a pas reçu d’Etat après la première guerre mondiale, gardaient de facto leurs anciens pouvoirs. Les Arabes chiites du Sud de l’Irak étaient encore majoritaires dans le pays à l’époque.
Ces différents groupes ethniques/religieux, auxquels il faut encore ajouter les petites minorités chrétiennes, pensait-on, allaient se fédérer et s’unir sous l’impulsion du nationalisme arabe, né pendant la lutte contre la domination turco-ottomane. Les Kurdes étaient d’emblée exclus de cette éventuelle synergie nationale-arabe, car ils parlaient une langue indo-européenne. Quant aux Chiites, ils rejetaient sans compromis le “Panarabisme”, marqué tout à la fois par les Sunnites et par les esprits séculiers, qu’ils rejetaient.
Lorsque Feysal I meurt en 1933, son fils Ghazi I monte sur le trône, mais, en même temps, commence l’ère des putschs militaires. En 1939, le fils mineur de Ghazi I devient roi sous le nom de Feysal II. En avril 1941, un nouveau putsch militaire a lieu, chassant les membres du gouvernement favorables aux Britanniques, ainsi que le jeune Feysal II. Le Premier Ministre Rachid Ali al-Kailani noue des contacts avec Berlin. Son gouvernement pro-allemand est renversé en mai 1941, avec l’aide de troupes britanniques. Jusqu’en 1945, l’Irak est occupé par les Britanniques. En 1958, un nouveau putsch de l’armée met un terme à la monarchie : Feysal II et sa famille sont massacrés.
En 1962 éclate la première grande révolte des Kurdes. Au début des années 60, l’Irak entame des pourparlers avec la Syrie et l’Egypte pour unir les trois pays en une “république panarabe” unie. Cet tentative d’union sera un échec. Après la défaite arabe en 1967, face aux Israéliens, l’Irak connaît un nouveau putsch militaire en 1968. Le Général Ahmad Hasan Al-Bakr devient le Président de la République irakienne et le Parti Baath, arabe et socialiste, devient le parti de l’Etat.
En 1971, l’Irak rompt ses relations diplomatiques avec Londres et Téhéran. En 1972, l’Irak signe un accord d’amitié avec Moscou. Dans les années 70, les Kurdes se divisent en deux partis rivaux, qui forgent, au coup par coup, des alliances avec Ankara, Téhéran et même Bagdad. Les chefs chiites du Sud forment une opposition contre le régime baathiste, dominé par les Sunnites et jugé “athée”. En 1979, Saddam Hussein, qui contrôlait les services secrets et la milice baathiste, devient le chef de l’Etat. Tout comme Al-Bakr, il était un Arabe sunnite. Par des méthodes très vigoureuses, martiales et autoritaires, il parvient à maintenir l’unité du pays.
En 1980, l’Irak attaque l’Iran, affaibli par la chute du Chah, un an plus tôt. Pendant la guerre, les Kurdes se rebellent une nouvelle fois. L’insurrection est matée par le régime de Saddam, en utilisant des gaz toxiques. La Guerre Iran-Irak ne se terminera qu’en 1988. En 1990, l’Irak occupe le Koweit, ce qui provoque la Guerre du Golfe de 1991. Une alliance sous l’égide officielle de l’ONU, mais sous l’impulsion réelle des Américains, repousse les armées irakiennes. Dans le Nord, le Parlement National Kurde proclame la naissance d’un “Kurdistan confédéré” à l’intérieur de l’Irak. Une révolte chiite est écrasée dans le sang en 1991. En 2003, les troupes américaines et britanniques entrent en Irak, mettent un terme au pouvoir de Saddam Hussein, mais ne parviennent évidemment pas à régler les problèmes ethniques et religieux de l’Irak.
Contrairement aux clichés largement répandus en Europe, des centres de réflexion (des “think tanks”) avaient déjà commencé à réfléchir, aux Etats-Unis dans les sphères gouvernementales, à la forme politique que prendrait l’Irak dans le futur, bien avant que le premier G.I ne franchisse la frontière du pays. On a même évoqué la possibilité de respecter la promesse de Lawrence d’Arabie, et de faire régner le roi hachémite de Jordanie sur la Mésopotamie. Finalement, c’est la Doctrine Bush qui l’a emporté, une doctrine qui se caractérise par sa naïveté : elle entend “construire des démocraties”, de modèle occidental, dans les pays musulmans du Moyen Orient, par la force des armes, si besoin s’en faut. L’Irak deviendrait ainsi une démocratie fédérale. Dans tous les cas de figure, le principe de l’intangibilité des frontières existantes doit être respecté, affirme-t-on dans ces cénacles. La plupart des décideurs américains actuels ne comprennent pas que le “droit des gens”, né dans le sillage des Traités de Westphalie en 1648, n’a plus d’assises, battu en brèche qu’il est par la pression continue et explosive des volontés d’autonomie de natures ethnique ou religieuse.
Depuis l’émergence de l’Etat irakien, la minorité sunnite-arabe et ses cadres de Bagdad, ont opprimé les Kurdes dans le Nord et les Chiites dans le Sud. Lorsque les troupes américaines et leurs alliés sont entrées en Irak, non seulement le régime baathiste de Saddam Hussein s’est effondré, mais aussi tout l’appareil étatique et répressif dominé par les Arabes sunnites. Raison pour laquelle la résistance irakienne n’est pas le seul fait de fondamentalistes islamistes infiltrés de l’extérieur ou de combattants chiites venus d’Iran, mais est aussi le reflet d’une guerre civile inter-irakienne. La révolte du chef chiite Mutaka al-Sadr à Nadjaf, à partir de l’été 2004, a été matée par des troupes d’élite kurdes, appuyées par les Américains. Les oléoducs du Nord sont sabotés le plus souvent par des Chiites, tandis que les tracés méridionaux subissent les attentats de Sunnites.
Au cours du dernier week-end, des centaines de milliers de Kurdes ont manifesté à Suleymania pour obtenir davantage d’autonomie. Ils exigeaient l’union des deux partis jadis rivaux, c’est-à-dire le “parti démocratique” de Massoud Barzani et le “front patriotique” de Djalal Talabani. L’objectif final est de créer en bout de course un Etat kurde indépendant, même si les démentis officiels prétendent le contraire.
Le directeur de l’”Institut d’Etudes Européennes” à l’Université de Jérusalem, Schlomo Avineri, qui dirigeait un département du ministère israélien des affaires étrangères au temps du social-démocrate et Prix Nobel de la Paix, Yitzhak Rabin, avait déjà prédit en 2003 ce que les diplomates occidentaux ne veulent pas entendre ni dans les Balkans ni en Irak : les frontières imposées après 1918 et après 1945 ne pourront plus être maintenues partout. En bref : pour lui, trois Iraks valaient mieux qu’un seul (cf. “Junge Freiheit”, n°46/2003). Même si les Etats-Unis parviennent à organiser des élections en Irak en 2005, la dissolution de l’Etat artificiel qu’a toujours été l’Irak est inéluctable. Les éléments épars de ce territoire et de cette population demeureront étrangers les uns aux autres et ne pourront jamais être maintenus ensemble par la violence.
Pour l’Union Européenne, l’évolution du dossier kurde revêtira une importance particulière. Depuis le début des années 90, les Kurdes sont parvenus à mettre sur pied les rudiments premiers d’une administration et d’une économie nationales dans les provinces septentrionales de l’Irak. De plus, les Kurdes disposent de troupes aguerries et bien entraînées.
Si, un jour, un Etat indépendant kurde venait à être proclamé, ce serait un défi considérable pour la Turquie. Les Kurdes forment en effet 20% de la population de la Turquie et luttent depuis des décennies sous la bannière du PKK pour obtenir plus d’autonomie et les droits qui reviennent à toute minorité. La frontière turco-irakienne, fixée à Lausanne en 1923, n’arrêtera pas les Kurdes, freinera toute au plus provisoirement le processus de leur émancipation. Cette année, pour la première fois, une opération combinée des troupes kurdes et des forces armées américaines ont agi contre la minorité turkmène (donc turque) de la région de Mossoul.
Non seulement Ankara a protesté bruyamment mais a menacé les Etats-Unis de leur supprimer le droit d’utiliser la base aérienne d’Inçirlik. Les événements du Kurdistan irakien pourraient donc très bien noyer rapidement dans un bain de sang moyen-oriental les négociations en vue d’une adhésion turque à l’UE, bien plus vite que ne l’imaginent les mauvais stratèges de Bruxelles et de Berlin.
Ivan Denes.
(article paru dans “Junge Freiheit”, n°42/2004).
|