:: La machine de guerre s'est mise en marche !
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06/11/02 |
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9.06 t.u. |
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Jacques Marlaud |
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La guerre qui se prépare contre l'Irak, à l'instar des précédentes croisades de la coalition occidentale, contre ce même pays en 1991, et contre la Serbie, en 1995 et en 1999, n'est pas le fruit d'une décision mûrement réfléchie, prise à l'issue de longues délibérations et négociations entre toutes les parties concernées, comme on pourrait s'y attendre de la part de responsables politiques sur le point d'engager leurs pays dans une action aussi grave, aux conséquences imprévisibles pour les deux camps en présence, même si la victoire est assurée au plus fort. Elle n'est pas non plus une riposte directe aux attaques d'un agresseur. Hormis aux États-Unis, psychologiquement conditionnés par les attentats du 11 Septembre 2001 dont la flamme vient d'être ravivée, cet assaut militaire n'a pas l'approbation des ressortissants des États du monde concernés de près ou de loin par son déclenchement. Un récent sondage de la Sofres révèle que 67 % des Français y sont opposés, comme c'est le cas un peu partout en Europe. Les États arabes n'en veulent pas, ni la Chine, ni l'Inde, ni la Russie. Et pourtant, personne n¹intervient pour l'arrêter.
Le chancelier allemand, Gerhardt Schröder, qui s'apprête à affronter de difficiles élections, a trouvé opportun de s'associer à son homologue français, Jacques Chirac, pour exiger que la décision de guerre soit confiée à l'ONU, tout en déclarant qu'il n'y avait ³aucune divergence² entre eux et le gouvernement états-unien sur la manière de combattre le terrorisme. M. Schröder a aussitôt vu sa cote remonter dans les sondages face à son rival de droite, Edmund Stoiber, qui ne souhaite pas embarrasser des alliés incontournables dont les bases militaires sur le sol allemand ont le double avantage de sustenter une économie locale en difficulté et de permettre des économies sur le budget de la défense.
En écartant toute possibilité de divergence de fond entre les États-Unis et l'Europe sur un aspect aussi grave des relations internationales ‹sur le terrorisme, mais aussi sur la "pétaudière" israélo-palestinienne‹ il ne restait plus qu'à faire beaucoup de battage autour des questions de forme et de calendrier, afin de ne pas risquer, comme Tony Blair, de se faire traiter de ³caniche² de M. Bush. Depuis le printemps dernier déjà, depuis que les forces américaines ont redéployé leurs bases d'intervention aéronavales dans tout le Moyen-orient, il n'est plus question de savoir si la guerre aura lieu ou pas mais quand et comment elle sera déclenchée et avec quelle participation pour ne pas donner l'impression ‹dévastatrice sur nos opinions publiques chatouilleuses‹ que les Anglo-américains font désormais cavalier seul en politique internationale. Le chef de la diplomatie française, Dominique de Villepin, le reconnaît : "Le choix n'est pas entre l'action ou l'abstention, mais de savoir comment agir ; le statu quo est intolérable" (Le Figaro, 13/09/02). Le message de George Bush qui pousse à l'action à toute force est donc reçu et approuvé cinq sur cinq. Même si ses ³preuves² de la détention d'armes de destruction massive par l'Irak sont jugées plus que douteuses, même si d'autres détenteurs réels ou potentiels des mêmes armes dans le voisinage (L'Iran, le Pakistan, Israël, la Turquie ...), tout aussi fautifs à l'égard de leurs minorités sur le plan des droits de l'homme, sont laissés en paix.
Les manchettes sont parlantes : ³Bush tambour battant contre Bagdad², ³Bush lance le compte à rebours contre Bagdad², ³Bush somme les Nations unies d'agir², etc., (Le Figaro, 5, 12 et 13/09/02).
Si Bush veut aller au casse-pipe à tout prix, nous ne pourrons pas l'en empêcher, mais pourquoi les Européens devraient-ils lui apporter une caution quelconque, voire peut-être des troupes auxiliaires, quelques avions et bombes dont la plus puissante armée du monde peut aisément se passer ?
En fait, ce n'est pas militairement que l'on a besoin de nous.
A qui profite la guerre ?
Cela fait de nombreux mois que nous savons que l'industrie américaine, morose, a besoin d'une guerre pour profiter de l'effet stimulant sur la reconstruction et le réarmement qui s'en suivra. Nous n¹ignorons pas non plus que la diplomatie américaine a besoin d'une guerre pour faire oublier les bourbiers de Bosnie, du Kosovo, de Macédoine et d'Afghanistan où rien n'a été correctement résolu, où les tensions et les conflits se prolongent malgré la présence coûteuse de forces internationales.
Mais l'objectif principal est de détourner les regards de la Palestine qui s'enlise dans une sale guerre aux dimensions toujours plus inquiétantes, encouragée par la passivité complice de la puissance tutrice d'Israël, seule en mesure d'intervenir efficacement pour contraindre le dernier État colonial de la planète à changer de politique. Décision qui couperait l¹herbe sous le pied aux terroristes des deux camps en mettant fin à un demi-siècle d'humiliation infligée aux Arabes. Mais que serait le jeu du gendarme et du voleur s¹il n¹y avait plus de voleurs ? Que serait le monde sans terroristes ?
La fuite en avant dans la guerre a toujours été l'effaceur magique des ardoises surchargées, le stimulant des popularités en baisse, le bâillon idéal des oppositions gênantes. Toutefois, lorsque montent les bruits de bottes, on oublie souvent qu'il y aura un après et que le prix en est très lourd. Notre Histoire contemporaine est pleine de blessures mal refermées, pleine de traités de paix mal ficelés débouchant sur les inévitables guerres de revanche. Elle s¹apitoie sur le sort des anciennes nations fières, devenues exsangues à force de guerroyer entre elles, tombées dans la dépendance des plus forts, victimes de partages territoriaux iniques, retombées sous la coupe de nouvelles dominations encore moins acceptées que les anciennes. L'enjeu en vaut-il la chandelle ? Le courage n¹est-il pas d¹empêcher ce glissement vers la guerre ?
Cela dépend pour qui. On sait que Russes et Chinois ont intérêt à mettre au pas les tribus rétives du Caucase et du Turkestan, d'obédience islamique. On sait que les Etats-Unis, ayant des difficultés croissantes à maintenir leur maîtrise incontestée des régions pétrolifères du vaste triangle reliant les Balkans à l'Asie centrale au Moyen-orient et au Maghreb, souhaitent y faire une démonstration de force. C'est aussi une façon, pour eux, de cerner militairement le grand rival potentiel qu'est une Europe réunifiée et réconciliée avec elle-même. Les intérêts de ces trois grandes puissances convergent donc objectivement. Elles veillent d'ores et déjà à se ménager réciproquement sur la question des rapports avec les pouvoirs islamiques, mettant provisoirement au placard leurs autres contentieux (Taiwan entre la Chine et les USA, le Caucase et l¹Asie centrale entre la Russie et les USA).
L¹Europe n'a pas les mêmes intérêts que les Etats-Unis
Du point de vue européen, la perspective est entièrement différente. Tout conflit sur la périphérie du continent doit être circonscrit rapidement. Tout déséquilibre menaçant le statu quo doit être rééquilibré au plus vite. Toute ingérence extérieure susceptible d'attiser les conflits ou de les aggraver doit être repoussée, y compris celle des États-Unis. Autant que possible, des relations cordiales doivent être entretenues avec le monde arabo-turco-persan, de culture islamique, afin d'obvier les menaces sur les flancs austral et oriental de notre continent ‹menaces éventuellement aggravées par la présence d¹importantes minorités musulmanes en Europe. Si la guerre des civilisations, chère à Samuel Huntington, se déclenchait, ce serait une catastrophe pour l¹intérêt général européen.
Logique géopolitique élémentaire que l'Europe a peut-être du mal à faire respecter, vu la faiblesse de ses moyens actuels, mais surtout, qu'elle a du mal à percevoir comme étant à l'opposé de celle qui inspire la politique états-unienne. Cette politique a pourtant été exposée clairement par le stratège et ancien conseiller présidentiel américain Zbignew Brzezinski dans Le grand échiquier (Bayard, 1997). Nulle part mieux que dans cet ouvrage-clé on peut apprendre pourquoi et comment les USA sont en train de redessiner la carte politique du monde.
Certes, il nous faut repousser les offensives terroristes, mais pas de la manière préconisée par M. Bush. Certes, il nous faut faire front contres les États voyous accumulant les armes de destruction massive et prenant en otage la sécurité planétaire, mais en commençant par le plus puissant et le plus dangereux d'entre eux : les États-Unis eux-mêmes ! (L'accusation a été portée par d'éminents Américains comme l'ancien fonctionnaire du Département d'État William Blum ‹l'État voyou, l'Aventurine, Paris, 2002 ‹ et l'éminent linguiste Noam Chomsky ‹De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis, Agone, Paris, 2001).
Le terrorisme est une conséquence des conflits qui ne trouvent pas de solution et s¹éternisent au détriment de peuples frustrés par une domination qui bafoue leurs droits politiques, culturels et économiques élémentaires. Il n'est jamais la source des conflits. Une brève observation des situations propices aux terroristes montre que le succès des poseurs de bombes, quelle que soit leur origine (Chiapas, Irlande, Palestine ou pays basque) dépend du soutien ‹actif ou passif‹ de toute une partie de la population. Sans ce vivier de révolte, ils échouent lamentablement.
Le jeu de l'hyperterrorisme contre l'hyperpuissance n'est pas une fatalité
L'hyperterrorisme à dimension planétaire qui regroupe de nombreux réseaux cloisonnés, souvent dormants, susceptibles d'être activés à tout moment, dont Al Qaïda est la façade actuelle, est une réponse proportionnée à l'interventionnisme planétaire de l'hyperpuissance qui prétend juger et gendarmer le monde alors que son propre comportement apparaît régulièrement comme une injustice majeure à tous ceux qui font les frais de cette diplomatie du bombardement. L'efficacité de cet hyperterrorisme repose sur l'appui tacite de toute une élite islamique aux moyens financiers et technologiques considérables, dont les enfants fréquentent les meilleures universités occidentales (comme Hô Chi Minh et ses pairs avaient été éduqués à Paris). Attaquer tel ou tel État placé arbitrairement par Washington sur ³l'axe du mal², dont l'appui à Ben Laden n'est pas démontrable (Bush n'a aucune preuve, dit-on, ou s'il en a, elles pourraient désigner certains de ses alliés comme l'Arabie saoudite et le Pakistan), n'est pas une réponse crédible face à ce type de guerre.
D'une manière générale, réduire les relations internationales au combat anti-terroriste est une simplification absurde, fauteuse de guerre. Son unique avantage est de voiler en permanence les objectifs peu avouables de l'hyperpuissance (cf. Brzezinski) et de réduire au silence tous ceux qui osent critiquer la diplomatie du bombardement. Dans ce sens, le fantomatique Ben Laden qui ressurgit opportunément comme un diable de sa boîte dans les mystérieuses cassettes vidéos d'une télévision arabe est un allié objectif de M. Bush. Se ranger derrière l'un de ces va-t-en-guerre est aussi choisir l¹autre et se prendre au piège de cette nouvelle forme de guerre mondiale qu'ils ont inaugurée ensemble. Antagonisme qui, soit dit en passant, accroît leur popularité auprès de leur public respectif.
Pourquoi les Européens devraient-ils tomber dans ce panneau ?
Par solidarité avec l'Amérique ? Aussi respectables que puissent être les motifs de cette américanophilie (c'est un autre débat), rien ne justifie une solidarité aveugle avec une politique irresponsable soldée, comme en Irak, en Serbie et en Afghanistan, par de terribles crimes de guerre.
Souvenons-nous des bombardements de civils dans les abris anti-aériens et dans les usines, des attaques de convois de réfugiés, de la destruction de l'immeuble de la télévision serbe où ont péri les journalistes qui travaillaient à l'intérieur, du massacre de centaines de prisonniers à Mazar-I-sharif et du récent bombardement d'une noce de village... Rien ne justifie cet emploi de la force brutale qui n'a résolu aucun des problèmes que l¹ingérence occidentale de droit divin prétendait traiter puisqu'en Bosnie, au Kosovo, en Afghanistan, en Irak et surtout en Israël, les conflits persistent et les tensions s'aggravent. Le renversement de Saddam Hussein n'apportera aucune solution aux graves problèmes de la région. C'est l'avis ³off record² d'un diplomate français, cité par Le Figaro (13/09/02) : " Le cercle vertueux d'une intervention en Irak qui amènerait l'installation d'un régime pro-occidental à Bagdad, la paix régionale et la démocratisation des pays voisins, est une pure utopie ".
Comment peut-on oublier que derrière les armes de destruction massives dont est censé s'équiper l'Irak après Israël, le Pakistan, l'Inde... on trouve celles que se procurent l'Iran, la Syrie, la Turquie, l'Égypte et une bonne vingtaine d'autres États ? Ces petites et moyennes puissances ne voient pas pourquoi elles seraient exclues du club atomique pour faire plaisir aux donneurs de leçons dont la morale est : " faites ce que je dis, mais ne faites surtout pas ce que je fais " et qui, hier encore, soldaient allègrement leur industrie nucléaire au plus offrant. Faudra-t-il exiger des inspections partout et tout le temps ? Faudra-t-il attaquer tous ces États préventivement ?
Le bon sens dit non. Mais il a fort à faire, d'abord parce qu'il n'est pas la qualité la plus répandue chez les foules de consommateurs soumises à la pression des médias. Et dans ces derniers, la ³classe mieux-disante² a entamé ses grandes man¦uvres de retournement de l'opinion. Bernard-Henri Lévy s'y emploie activement dans Le Point et un peu partout où l¹on accepte avec révérence les opinions nec plus ultra correctes de ³Monsieur Sarajevo² devenu ³Monsieur Kosovo² (avec Bernard Kouchner) puis ³Monsieur Afghanistan². Jean-François Revel, dans son dernier livre et dans ses chroniques de l'Express, fustige violemment ³l'inadmissible vague d'anti-américanisme² répandue en Europe et surtout en France. Alain Duhamel, Alain Minc, Jacques Julliard, Laurent Joffrin, Serge July, Jean-Marie Colombani et Alexandre Adler font de même dans les multiples journaux et les émissions où ils éditorialisent. Rares sont ceux qui, comme Jean-François Kahn ou l'équipe du Monde diplomatique, ne s'alignent pas au pas cadencé derrière les boys du Pentagone.
Au Figaro, Ivan Rioufol, citant la DST (tel Bush, qui s'en remet constamment à la CIA), explique que si les Français ne sont pas encore sur la liste des priorités attentatoires des ³ fous de Dieu², cela ne saurait tarder, et que " Se désolidariser des Américains et des Britanniques ‹clairement déterminés à éliminer Saddam Hussein‹ pourrait être entendu comme une double capitulation : devant la pression du communautarisme musulman en France, d'une part ; devant la menace intégriste contre notre civilisation, d'autre part ".
Autrement dit : lançons nous dans la douteuse et coûteuse aventure d'une guerre entreprise par l'hyperpuissance mondiale contre un petit État qui ne nous a rien fait pour ne pas avoir l'air de "couilles molles" face à nos propres minorités et vis-à-vis des mollahs ‹qui, il faut le préciser, n'ont aucune influence en Irak, pays laïque où chrétiens et musulmans cohabitent pacifiquement. Superbe rhétorique ! Mais nous n'en sommes plus à de tels à peu près : lorsque croisent les porte-avions et que s'alignent les lance-missiles en mer Rouge, lorsqu'on nous fait savoir qu'un créneau idéal pour une attaque se présentera au mois de Janvier : plus c'est gros, mieux ça passe, et plus ça casse.
Il serait facile, pourtant, de répliquer que l'intégrisme du marché mondial pacifié, ayant son siège à Washington, est peut-être la plus grave des menaces intégristes pesant actuellement sur le monde. Rien de plus aisé, également, de faire remarquer qu¹un communautarisme peut en cacher un autre : on ne saurait oublier les pressions considérables de la communauté juive sur les opinions publiques occidentales. Pressions qui contribuent à enfermer la question palestinienne dans un cycle de guerre sans fin.
Hélas, cette pression des armes l¹emporte toujours sur les meilleurs arguments. La machine de guerre s'est mise en marche. Anonymes et sans visages, défilent ses petits soldats politiques et médiatiques, bardés de leurs écharpes aux couleurs des droits de l'homme, des certitudes de leurs devoirs de mémoire qu'ils assènent à coups de missiles sur la tête des barbares désignés. Le vaste troupeau des dubitatifs, et de tous ceux qui ³ n'y comprennent rien², collaborateurs involontaires des terroristes, sera mis au pas comme d¹habitude. Today is war as usual.
Le plus inquiétant pour les Européens est que le mécanisme d'entraînement dans une guerre non-défensive qu'ils n'ont pas décidée et pour laquelle leurs Parlements n'ont pas été consultés, se reproduit de plus en plus fréquemment.
L'honneur de nos grands pays exige qu'ils ne se laissent plus faire. L'honneur et l'intérêt général de la paix dans une région du monde qui peut se passer de nous pour jeter de l'huile sur le feu. L'honneur de tous ceux qui veulent mettre fin aux agressions du pompier pyromane américain.
Peut-être n'y pouvons-nous pas grand-chose. Sauf jeter des grains de sable dans les rouages. Comme cette modeste objection.
N'hésitez pas à la diffuser et à nous faire connaître vos réactions.
Jacques MARLAUD,
Maître de conférences, pour le C.R.E.M. ‹ 15 Septembre 2002‹ Faculté des Lettres et Civilisation
Université Jean Moulin / Lyon III - 74, rue Pasteur - F-69239 LYON cedex 02 - : [email protected]
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