Nous étions le jeudi saint. J’étais dans un musée à La Paz. La ville était vide et le musée était déserté par sa clientèle normale de touristes. Des ouvriers erraient ça et là pour l’entretien du bâtiment et de l’électricité. Je pensais à la sophistication de ces civilisations dis- parues qui contrastaient avec l’absence de technologie et de confort qui prévalait dans cette ville. Cette abstraction géométrique des motifs me gênait aussi, tant elle témoignait d’une civilisation peut-être inhumaine.
Je comprenais les Indiens qui s’étaient convertis en masse et avaient avec amour dessiné et peint de madones et des niños Jésus après la cruelle conquista. Je regardais d’un air ennuyé les poteries et les kera, les vases ornés de la céramique inca, lorsqu’une ombre passa près de moi.
Je me retournai : c’était un homme en cape noire, avec un chapeau de la même couleur. Il avait des traits indiens mais un visage très pâle, ce qui donnait à son personnage encore plus de caractère. Je pensais à un acteur. Je vis vite que j’avais à faire à un autodidacte qui avait, comme souvent sur le sujet des civilisations précolombiennes, ses propres théories. Il e ntama la conversation, alors que je passai dans une autre salle.
— Vous vous intéressez aux civilisations précolombiennes ?
— Oui, enfin, je suis un touriste, vous savez… Mais j’ai vu le Machu Picchu, comme tout le monde.
— Ne vous sous-estimez pas… Vous n’avez pas eu les maîtres qu’il vous fallait. Vous a-t-on parlé des trois niveaux du Machu Picchu.
— Je ne vous comprends pas.
Je compris surtout que la visite était terminée. J’étais condamné à me traîner mon compagnon disert jusqu’à la fin de la séance. Je l’invitais donc à sortir et nous allâmes prendre un maté de coca. La ville de La Paz est une capitale pauvre, et elle reste en tant que capitale un désert d’hommes. Et j´avais du temps avec mon vol qui ne partait que le lendemain.
— Il y a un niveau tellurique, celui du lagarto ou lézard. Un niveau terrestre, celui du puma. Et un niveau aérien, celui du condor.
— C’est la divine comédie…
— Presque. Et si vous apprenez à distinguer les trois ordres du ciel ou de la terre, d’un mirador subtil, méconnu du tourisme, vous êtes le maître de ces lieux.
Je me souvenais du visage taillé dans la roche d’Ollantaytambo dans le Valle Sagrado des Incas ; et de tant d’autres pétroglyphes de ces Andes mystérieuses. Je voyais des regards, des crânes ouverts, des têtes d’aigles. La pierre est vivante. Je les lui évoquais, il parut satisfait.
— Mais il ne faut pas se limiter aux Incas. Les Incas ont malheureusement unifié le Tahuantintsuyu (1) pour favoriser l’invasion et les destructions hispaniques, improprement appelées Découverte. Car nous étions découverts depuis longtemps déjà.
— Par qui ?
— Par les extra-terrestres… je plaisante. Vous connaissez d’autres civilisations précolombiennes dans le subcontinent ? Vous avez vu Chan-Chan par exemple, la plus grande cité de boue du monde, de la culture mochi ? Les mochi avaient une civilisation très avancée dans l’irrigation et dans la métallurgie. Les Incas firent venir leurs orfèvres à Cuzco.
— Le nombril du monde… rappelais-je avec cuistrerie.
— Et ils pratiquaient les sacrifices humains, écorchant vifs leurs adversaires, leur arrachant la peau du visage.
— Je n’aime pas ces détails.
— On dit que c’était pour se concilier les grâces du courant marin porteur de poisson, le dénommé El Niño, qui aujourd’hui trouble la bonne marche de la planète. Nous n’avons plus d’étés secs, nos hivers sont très pluvieux. Les déserts refleurissent.
— C’est une bonne nouvelle ?
— Vous vous intéressez à Tiahuanaco ? Mais venez donc chez moi. Je vous ferai goûter un vrai maté de coca.
J’appelais mon hôtel pour plus de sécurité. Je lui suivis. Je n’avais pas vu qu’il était de si haute taille ; il portait une écharpe rouge. Un ange rouge, noir et blanc. Il me rappelait des représentations d’Atahualpa, géant blanc qui mesurait deux mètres.
Nous arrivâmes chez lui dans le quartier de Sopocachi, la banlieue résidentielle de La Paz. Il habi- tait une maison curieuse, en forme de chalet chinois (comment le dire autrement ?). Le bonhomme m’in- triguait décidément. Dans son jardinet travaillait un petit homme, et dans la maison nous attendait sa gou- vernante, une vieille indienne couverte d’un awayu, cette couverture polychrome qui a fait le tour du monde grâce à la photographie triviale de voyage.
— Que l’on ne nous dérange pas, Maria. Apportez- nous de la coca.
Maria me jeta un regard glacé. Nous gagnâmes le premier étage du chalet. C’était un véritable musée archéologique, d’ailleurs bien protégé. Je me deman- dai d’où mon bonhomme tenait sa fortune. Il était peut-être un prince inca, après tout.
Il faisait collection de pièces de la civilisation de Tiahuanaco.
— C’étaient de grands agriculteurs, des maîtres de l’irrigation. Et de grands bâtisseurs, comme en té- moignent la porte du soleil et le Kalasaya, que les Espagnols ont démonté pierre par pierre pour bâtir leurs églises. Vous vous souvenez de ce que dit Charles Quint en entrant dans la mosquée de Cordou défigu- rée par la cathédrale construite en son sein ?
— Euh… non.
— Vous avez détruit ce qui était unique pour le remplacer par ce qui est partout.
— C’est un peu ce qui se passe aujourd’hui, non ? Des parkings, des centres commerciaux, des immeubles à dix étages.
— Vous avez raison. Mais je n’ai pas plus de respect pour une église que pour un McDonald’s. Après, c’est de la même entropie qu’il s’agit.
— Vous voulez en revenir à l’ordre des anciens jours… celui de Tiahuanaco.
Le personnage – qui n’avait même pas daigné se présenter, ni même se découvrir en rentrant chez lui – commençait à m’agacer mais j’ignorais comment prendre congé et je flânais entre les pièces de sa magnifique collection. Je sirotais sa feuille de coca : elle avait un goût réellement plus fort.
— Il n’y a aucune copie, demandais-je avec ironie.
— Aucune, vous pensez bien. Ma famille les conserve depuis des générations. Mais venez voir cette pièce.
— Il me montra une statue anthropomorphe haute d’un demi-mètre de hauteur. Les oreilles décollées, elle avait ce regard absent et ces traits géométriques caractéristiques.
— C’est un personnage important, un prêtre, char- gé des rituels solaires, dit-il sobrement.
L’Inti Raymi… je l’ai vu à Cuzco un 21 juin. Dites- moi… est-ce que les indigènes pratiquaient les sacri- fices humains ?
Il se mit à gesticuler avec fougue, me demandant ce
que j’entendais par sacrifice humain, si pour moi le génocide des Indiens n’était pas un sacrifice humain, si les croisades n’étaient pas un sacrifice humain, et j’en passe.
— Je ne vous parle pas de la brutalité de l’homme, qui est la chose la mieux partagée du monde. Simplement, je préfère un Dieu qui se sacrifie pour l’homme à un homme qui sacrifie son prochain pour Dieu. Il y a eu là un progrès, vous ne croyez pas ?
Il ouvrit des yeux aussi grands qu’un moai de l’île de Pâques. Mais j’en avais assez.
— Je ne veux pas polémiquer. Je peux me retirer, si je vous dérange ?
— Non… attendez. Je vais vous montrer les pièces les plus sophistiquées de ma collection.
Il me montra en effet de petits bustes anthropomorphes. Les visages étaient d’une finesse remarquable, presque vivants. À côté, il y avait des représentations animales. Et toujours ces kera (2) recouverts de motifs abstraits.
— Vous avez survolé le Nazca ?
— Oui. J’y ai même cheminé. Le singe me fait pen- ser aux labyrinthes de nos cathédrales gothiques, que nous foulions pour simuler le pèlerinage à Jérusalem.
— Ah oui… comme c’est intéressant. Mais nous retrouvons l’araignée, le colibri ou les lignes sur la céramique nazca, qui est la plus parfaite du monde précolombien, sinon du monde.
— Je vous le concède, dis-je d’un ton de plus en
plus conciliant sinon impatient.
— Et vous savez quelle fin poursuivaient ces lignes ?
— Non… j’en étais resté aux pistes d’atterrissage pour les extra-terrestres, répliquai avec un sourire forcé.
— Voilà bien les gringos, dit-il avec voix. Les Indiens ne pouvaient pas créer de civilisations fortes, alors on invente les Vikings au Yucatan et les soucoupes volantes dans le désert de Nazca. Non, la véri- té, je vais vous la dire : ces lignes étaient des mirages, tracés pour capter l’énergie humide de la mer.
L’hypothèse me charmait. Elle me fit penser à ces émissions pseudo-scientifiques du câble américain où l’on refait la Bible et le monde, à coups de théories néo-scientifiques et d’experts médiatiques. Mais je vis dans sa pièce une momie d’enfant.
— Vous avez des chullpas (3) chez vous ?
— Oui, pourquoi pas ?
— Je n’aurais pas cela chez moi.
Juste à côté j’entrevis des crânes trépanés. Près d’eux il y avait les tumi, ces larges couteaux écrasés à l’aide desquels on trépanait les crânes des ancêtres pour des raisons médicales ou rituelles.
Je compris tout en un éclair : je frissonnai et je me retournai : il avait ôté son chapeau, ce grand chapeau noir dont je ne m’étais pas assez méfié, et il me mon- trait son crâne étroit, son crâne oblong travaillé depuis l’enfance par des chirurgiens spécialisés. De sa haute taille il me défiait, et je perçus un long couteau dans sa main.
— Vous êtes un fou, un pauvre enfant traumatisé
ou les deux ?
— Voyez-vous, l’homme a souvent utilisé les ani- maux comme représentation symbolique, que ce soit en Egypte ou en Inde. Vous avez mes canards, comme vous avez mes pumas.
En deux pas il fut sur moi et m’immobilisa au sol. Du seul poids de son genou, il m’écrasait J’essayais d’appeler Maria, le jardinier, je ne sais qui. La coca avait paralysé ma volonté.
— Mais l’on ne s’est jamais demandé pourquoi on utilisait des représentations humaines ou anthropo- morphes. Et bien je vais vous le dire : des êtres sont venus ici et ont copié vos visages comme vous aviez copié ceux des animaux. Ce sont eux qui ont effrayé les mayas, les mochi, les nazca, et bien des peuples d’Europe que vous avez oubliés. Et pour ne plus les effrayer, eh bien ils ont pris forme humaine ou bien ils ont revêtu des masques, des masques anthropomorphes.
Je dois vous sacrifier, mais pas pour la moisson ou bien la pêche, vous m’avez bien compris. J’ai besoin de ton regard de terreur avant ta mort pour me main- tenir en vie. Je suis l’anthropomorphe.
Notes
1. L’empire inca.
1. Petit vase.
1. Momies.
De Contes latinos (Ed. Michel de Maule)
– L’Anthropomorphe (lien)
– L’Amant de Glace (lien)
– Le Commando Bariloche (lien)
– La Bataille des Champs Patagoniques (lien)