L’action… bien sûr. Elle donne au moins l’impression de faire quelque chose. Tracter, voter, manifester, se réunir, voire nourrir les forums virtuels… Loin de déconsidérer ceux qui sacrifient leur temps, leur énergie, et prennent des risques, il ne nous est pas interdit non plus de nous interroger non sur le bienfondé de ces entreprises, mais aussi sur leur efficacité. Car la question militante est certainement au cœur d’une réflexion sur ce qu’est le pouvoir au XXIe siècle.
Le geste politique, aux sens large et étroit, s’affiche volontiers comme une imitation d’un passé valorisé qu’on loue comme modèle. C’est un truisme. La révolution française a joué un théâtre romain, athénien ou spartiate, l’Empire français a plagié l’Empire romain, 48 et la Commune ont lorgné 89, la Révolution d’Octobre, 89, etc. Les Blanquistes ont cru à solution carbonariste et putschiste. Les syndicalistes révolutionnaires ont attendu le Grand Soir. Les fascistes français des années 30 ont espéré un peu les deux. Que tente de calquer le militant de la première moitié de ce millénaire ?
Les années 60 avaient produit un personnel politique dont les références s’inspiraient du mythe de la Résistance. Gaullistes et communistes non seulement partageaient une vision volontariste de l’engagement public, littéralement de la Res publica, mais aussi pouvaient s’appuyer sur les convictions fortes d’une partie substantielle de ce que l’on pouvait appeler encore le « peuple », lequel était constitué de paysans, d’artisans, de petits commerçants, et d’un nombre considérable de membres du secteur secondaire, d’ouvriers, de travailleurs, de ceux qu’on appelait encore le prolétariat. Toutefois, une dissonance avait commencé à ouvrir la brèche qui sépare maintenant largement les masses populaires de ses dirigeants, et ce dès la Guerre d’Algérie. Tout le monde connaît le rôle démobilisateur des « transistors » écoutés par le contingent, lors de la défense de l’Algérie française. On n’allait pas se faire tuer quand les appareils ménagers promettaient un paradis matérialiste assaisonné de rock. Déjà, la Guerre d’Indochine s’était déroulée tragiquement dans l’indifférence ou l’hostilité des citoyens ou du corps politique. La Nation aspirait visiblement au confort douillet qu’offre une sortie, même déshonorante, de l’Histoire. Mai 68, en sacralisant, dans une geste caricaturale de l’héroïsme révolutionnaire, l’abdication hédoniste et festive, ouvrira la carrière au pousse-au-jouir consumériste et grégaire actuel.
Nous ne vivons donc plus dans le même monde qu’il y a cinquante ans. En vérité, ce monde a plus changé en un demi-siècle qu’en deux cents ans. L’Europe, par exemple, depuis la fin du moyen-âge, s’inscrivait dans une phase ascendante, conquérant le monde, développant des forces productives inouïes et améliorant spectaculairement le sort matériel de ses habitants, en les libérant, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, des angoisses de la faim. Ce qui ne signifie pas qu’il ne leur ait été donné, en compensation, un plus grand esclavage que l’ancien, parce que plus pernicieux.
Car tout semble s’être déroulé comme si la sécurité matérielle, même relative, avait été assurée au prix d’une disparition de la différenciation au sein de la société. On ne s’arrêtera pas, pour débattre de cette question cruciale, car elle concerne bien plus que la simple préoccupation de l’aménagement de notre bien-être, sur l’illusion de liberté qu’entretient le système libéral, concept qu’il oppose d’ailleurs, pour asseoir sa légitimité, aux systèmes « totalitaires », présentés comme des repoussoirs bien commodes. Tout le monde sait, pour peu qu’on se soit penché sur le problème, combien l’individu de la foule contemporaine est conditionné par la publicité, la propagande, d’autant plus insidieuse qu’elle donne illusoirement le choix, les manipulations en tous genres, la maîtrise hautement sophistiquée de la gouvernance moderne, qui se nourrit des techniques de persuasion concoctées par des sciences expérimentales liées à la linguistique, à la sémiologie, à la psychologie, à la neurologie, au marketing, à la médiologie etc. La caste politique, dont les frontières poreuses permettent une collusion de moins en moins cachée avec le monde des médias et des affaires, semble avoir pris conscience de sa singularité, au point que son renouvellement s’effectue par cooptation, voire par filiation héréditaire. De plus en plus elle apparaît comme une noblesse fermée et sûre d’elle-même. Le système est bouclé, modelé pour ne permettre qu’un champ très restreint, très contrôlé à l’imprévu, un imprévisible au fond bien calculé, de façon à provoquer encore la méprise fondamentale qu’est la « démocratie » contemporaine.
Car mé-prise il y a. C’est-à-dire dépossession de soi-même. Il est alors peut-être utile d’invoquer un terme, qui semble pourtant désuet, puisqu’il appartient à un ensemble rhétorique déconsidéré par la chute du mur de Berlin. Il s’agit du concept d’aliénation. L’on sait que ce terme hégélien était à l’origine positif, puisqu’il promettait un enrichissement en devenant autre par le devenir. En revanche, chez Marx, il prend une acception négative. Il se réfère à l’individu rendu esclave des choses, de l’agent, et singulièrement désigne la condition du prolétariat dont l’existence est dévorée par des forces productives contrôlées par une classe dominante accaparatrice et spoliatrice. La classe ouvrière, puisqu’elle ne possède plus rien, et devenant la majorité du corps social, est dès lors en mesure, par une révolution, de restituer à l’humanité l’authenticité dont on l’a déchue.
On voit par là que le marxisme doit beaucoup à l’humanisme universaliste bourgeois, et que ses revendications poussent jusqu’à ses ultimes limites l’abstraction libérale. Comme disait Lénine, l’administration du communisme sera tellement simplifiée qu’elle sera à la portée de toute ménagère. Autant dire que l’utilitarisme moderne est à la base des revendications socialistes, et que l’on abandonne une aliénation, celle du moins qui donnait à la personne un statut de révolté, à une autre, plus radicale, puisqu’elle ravale à la condition de simple gestionnaire de la vie quotidienne. En quoi l’humanité, dont le destin est fondamentalement tragique, ne fait que partager le sort des bestiaux efficacement élevés de façon à donner la meilleure viande possible.
Au fond, ce que voulait le socialisme, le capitalisme post-moderne est en train de le réaliser, mais par paliers, de façon subreptice, avec l’assentiment du troupeau, ou, plus généralement, dans l’indifférence généralisée, voire la résignation.
Cette dépossession de soi n’est pourtant pas admise par tous, et, quand bien même elle le serait, d’aucuns peuvent y voir, comme Hegel, un enrichissement. Une chance pour la France ! La prise de conscience de sa nature demande donc, pour échapper à ces fadaises, culture et expérience, distanciation intellectuelle et imaginaire, comparaisons multiples des expériences vécues au fil des ans. Qui eût dit, au Français des années 70, ce qu'aurait été, en 2012, ce que l’on appelait jadis la « ceinture rouge » de Paris, devenue largement verte, aurait été perçu comme un fou ou un dangereux agitateur. Personne ne croyait, à l’époque, qu’une telle chose advînt. Sauf quelques Cassandres. Et que dire de l’Ecole, si sabotée, saccagée, de la culture, si défigurée, de notre langue, qu’on tente d’éradiquer, du culte du travail qui étouffe, des relations de voisinage et de famille disloquées, de notre politique étrangère, de la sécurité de l’emploi… Et ce qui paraît le plus ahurissant est l’absence de révolte. Je me souviens que sous le gouvernement du premier ministre Raymond Barre, à la fin des années 70, il était question de savoir, dans les médias, s’il allait se produire une révolution lorsqu’on atteindrait le seuil du million de chômeurs. Nous en sommes maintenant à un nombre situé entre trois et cinq millions (nous n’en savons trop rien…), et l’on prend la situation désormais pour une donnée fatale, exactement comme la crise endémique qui plombe le système économique mondial, qui ne fait que s’amplifier, et que l’on nous présente comme un destin pour imposer des mesures impensables dans un cadre véritablement démocratique. L’on a vu du reste que des grèves massives, des manifestations monstres, des référendums très clairement négatifs, n’empêchaient nullement la caste au pouvoir de faire ce qu’elle entendait, selon ses « lumières », imposer à la société. On ne met d’ailleurs plus guère de gants pour mener une politique qui se passe de l’onction populaire, et adviendra un temps où l’on fera même l’économie de l’élection. Dans certains pays, on donne même l’illusion de l’existence d’un peuple, par des manipulations cybernétiques, des coups médiatiques, des rideaux de fumée propagandistes.
Il faut bien admettre alors que l’aliénation intégrale est possible et probable. Que devient l’action alors dans un monde truqué ? Dans le meilleur des cas, elle apparaîtra comme un coup d’épée dans l’eau, dans le pire comme une intervention biaisée risquant de se retourner contre ses acteurs.
Lorsque l’on évoque l’aliénation, qui est aussi un terme clinique désignant la folie, donc la désagrégation du moi, de l’identité, il faut se demander de quoi elle est signe de dépossession, et ce que nous avons abandonné en devenant « autre » (c’est-à-dire personne dans le monde contemporain). Ce qui revient à identifier ce qu’il faut réclamer pour redevenir soi-même. Autrement dit, quel est le discours qui rencontre encore quelque écho dans la mémoire et le cœur des Français.
Je laisserai cette question en suspens, quoique je ne cache pas ma perplexité. L’on sait combien, contrairement à d’autres nations (et encore faudrait-il approfondir l’analyse), notre peuple s’est déchristianisé rapidement, en parallèle avec l’exode rural, et sous l’emprise des idéologies de la « modernisation », pour lesquelles d’ailleurs le clergé n’a pas été insensible. Plus personne non plus ne se réclame de la monarchie. La mémoire historique semble résonner un peu au souvenir de 89, mais on sait combien cette référence emblématique a été contournée, récupérée, trafiquée et falsifiée par les socialistes. La vieille France, son terroir, son patrimoine ne semblent réactivés que sous un mode publicitaire : l’on n’agite ce signifiant que parce que le signifié manque, ou paraît aussi faux qu’une vapeur bovaryste : on croit vivre une histoire sentimentale authentique, et l’on ne rencontre que des clichés désespérants.
L’Europe sombre dans la décadence. Les chiffres le prouvent. L’axe économique de la planète s’est déplacé dans le Pacifique. Les populations européennes sont asthéniées, sans ressort, sans énergie. Leurs gouvernements ont accepté de vendre aux Américains notre liberté pour un plat de lentilles : nous croyons, à la suite d’un demi-siècle de paix et de relative prospérité, substituer la tragédie inhérente à l’action historique, à ses risques, au confort bête et reposant d’un peuple esclave. Les promesses d’une nouvelle utopie nous sont offertes comme un gaz soporifique et empoisonné. L’aliénation, c’est aussi d’avoir remplacé le peuple par une image du peuple fausse et trompeuse. Tout trajet dans le métro suffit à détromper tous les mensonges des médias et des idéologues de service. L’aliénation est bien de se sentir étranger dans son propre pays.
Que réclamer pour redevenir soi-même ? Pour quoi agir ? Qu’espérer d’un monde devenu mensonge et impuissance ? Demeure, à mon sens, une carte. C’est celle du grand jeu de la politique internationale, des fractures, des tremblements, des éruptions provoqués par les frictions des plaques tectoniques mondiales. Le Nouvel Ordre mondial rencontre des difficultés pour se mettre en place. Des résistances se réveillent pour sauvegarder la véritable diversité des cultures et des civilisations. Car sous l’acceptation apparente de la modernité résident des spécificités que l’Empire américain, le plus nihiliste des systèmes que la planète ait porté, ne peut incorporer qu’en les détruisant. En Chine, où le vieil Empire confucianiste du Milieu s’adapte au capitalisme, en Russie, où l’orthodoxie connaît une résurrection spectaculaire, en Amérique latine, où le socle indien redevient solide, en Iran, en Inde, et un peu partout, un refus de l’alignement s’esquisse, plus ou moins brutalement. Certes, il ne faut pas se faire trop d’illusion, certaines caractéristiques, répugnantes, de la société de consommation, de l’american way of life, sont, de-ci, de-là, adoptées, et même souhaitées. Mais une dynamique, voire un synergie, existe, réfractaire à un mode de vie qui se veut, ridiculement, universel, parce que lié aux instincts les plus bas.
Aussi une vraie désaliénation doit-elle passer par un élargissement de la question relative à l’identité. Qu’est-ce qu’être soi ? L’identité française doit-elle s’évaluer à la seule aune nationale ? Il me semble qu’il est vain de vouloir cantonner sa vision et son action au seul pré carré. Notre unique chance d’avoir quelque accès à la réalité de l’histoire, et de pouvoir agir sur le cours des choses, et de capter les énergies qui surgissent sur notre continent, celui qui est le nôtre, l’Europe. Et je ne vois guère qu’en Russie l’émergence de ces forces qui peuvent nous donner de l’allant. Je pense que notre seule chance d’échapper à l’emprisonnement du système oligarchique financier et totalitaire occidental est de recentrer notre action sur une politique à large vue, audacieuse, ambitieuse, qui imprime dans les esprit un vaste champ de manœuvre, vivifiant, enthousiasmant, de Brest à Vladivostok.