Il y a quelques années, l’historien Yuri Slezkine entreprit d’écrire un livre sur la première élite soviétique. Il se concentra sur un immeuble résidentiel de Moscou qui abritait les dirigeants de l’Union Soviétique dans les années 1930. Lorsqu’il regarda métaphoriquement à l’intérieur de cet immeuble, un prototype de la vie communiste, il découvrit qu’il avait été occupé en grande partie par des immigrants juifs venus de la Zone de résidence, cette région restreinte dans laquelle les Juifs étaient autorisés à s’installer sous l’Empire russe. En tentant de comprendre leur mouvement interne, et les deux autres grandes migrations des Juifs russes au XXe siècle – vers les Etats-Unis et Israël –, il fut obligé de revenir sur ses pas et d’examiner plus largement le rôle des Juifs dans l’époque moderne.
Le résultat, The Jewish Century (publié par Princeton University Press), a été qualifié de « tour de force passionné et brillant » et de « livre extraordinaire avec des surprises continuelles » sur la modernité, le XXe siècle, et l’histoire des Juifs. L’une des remarques métaphoriques de Slezkine est que nous avons tous dû devenir « juifs » dans l’époque moderne parce que les Juifs ont longtemps été urbains, mobiles, instruits, articulés, et flexibles dans leurs occupations – des traits que le XXe siècle exigeait. Slezkine utilise les personnages et les écrits de Pouchkine, Joyce, Proust, et de l’écrivain yiddish Sholom Alecheim pour éclairer son livre superbement écrit.
Slezkine est né à Moscou en 1956 dans une famille qui se considérait comme faisant partie de l’intelligentsia russe. Il apprit l’anglais en partie en écoutant la BBC et lut les œuvres de Charles Dickens en russe (et plus tard en anglais). Il a écrit : « Je devins à moitié juif en 1967 quand je dis à mon père que Michka Ryzhevsky de l’appartement 13 était un Juif, et que mon père me dit : ‘Laisse-moi te dire une chose’ ». On lui avait dit que la famille de sa mère était juive, et que sa grand-mère – comme l’une des filles de Hodl dans Tevye le laitier de Sholom Aleichem – avait quitté la Zone de résidence, était venue à Moscou, et avait embrassé le communisme.
Bien que son premier amour fut l’histoire, Slezkine étudia la littérature et la linguistique russes parce que, dit-il, l’histoire était trop politisée sous les Soviets. Son premier voyage hors de l’Union Soviétique fut à la fin des années 1970, lorsqu’il trouva du travail comme traducteur au Mozambique, en Afrique de l’Est. Il revint à Moscou pour servir comme traducteur de portugais, et passa l’année 1982 à Lisbonne avant de faire un saut, l’année suivante, à Austin au Texas. Il reçut son doctorat en histoire à l’Université du Texas en 1989 et enseigna à l’Université de Wake Forest avant de venir à Berkeley en 1992. Ses premiers livres incluent Arctic Mirrors: Russia and the Small Peoples of the North et deux volumes coédités, l’un sur la vie des femmes russes de 1917 à la Seconde guerre mondiale, et l’autre sur le mythe de la Sibérie dans la culture russe. Son prochain projet, dit-il, sera de retourner à cet immeuble résidentiel à Moscou et de terminer l’histoire qu’il avait commencé à raconter avant l’intrusion de The Jewish Century.
Daniel Boyarin, professeur de Culture Talmudique au Département d’Etudes du Proche Orient à Berkeley, appelle le nouveau livre de Slezkine « une brillante addition aux études juives » et dit qu’« il fournit la meilleure explication que je connaisse à l’antisémitisme ». Yuri Slezkine a discuté de cela et d’autres questions concernant The Jewish Century dans une interview au début du semestre d’automne. Professeur d’histoire à Berkeley, Slezkine est aussi devenu cet automne directeur de l’Institut d’Etudes slaves, est-européennes et eurasiennes.
Dans votre livre, vous dites que les Juifs ont connu trois Paradis et un Enfer durant le XXe siècle. L’Enfer bien sûr se réfère à l’Holocauste. Quels sont les Paradis ?
Ce sont les destinations des trois grandes migrations à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Il y a les deux que nous connaissons tous – de l’Europe de l’Est, principalement la Zone de résidence dans l’empire russe, vers l’Amérique et la Palestine. Ensuite il y a celui qui m’intéresse particulièrement : de la Zone de résidence vers les villes russes. La plupart des Juifs qui restèrent en Russie allèrent à Kiev, Kharkov, Leningrad et Moscou, et ils montèrent dans l’échelle sociale soviétique une fois arrivés là. Cette troisième migration, invisible ou moins visible, fut beaucoup plus grande que celle vers la Palestine et idéologiquement beaucoup plus chargée que celle vers l’Amérique. Et, pendant les vingt premières années environ de l’Etat soviétique, elle fut aussi vue comme la plus réussie par la plupart des gens impliqués. Mais, à la fin du XXe siècle, elle était vue par la plupart des gens impliqués – les enfants et les petits-enfants des migrants d’origine – comme une erreur tragique ou comme un non-événement.
Les trois migrations furent, en un sens, des pèlerinages, et les trois représentèrent des manières différentes d’être juif, et d’être moderne, dans le monde moderne : Etat libéral aux Etats-Unis ; nationalisme ethnique séculier en Israël ; et communisme – un monde sans capitalisme ou nationalisme – en Union Soviétique. Cela, plus l’Holocauste, bien sûr, qui représente les dangers de ne pas participer à l’un de ces trois pèlerinages, représente une grande partie du XXe siècle, je crois.
Pourquoi les Juifs ont-ils eu tant de réussite au début de l’Etat soviétique ?
L’histoire des Juifs au début de l’Union Soviétique est similaire à l’histoire des Juifs en Amérique. C’est-à-dire qu’ils eurent une réussite particulière dans les domaines de l’éducation, du journalisme, de la médecine, et des autres professions qui étaient essentielles pour le fonctionnement de la société soviétique, incluant la science.
Les Juifs d’Union Soviétique étaient beaucoup plus instruits que tout autre groupe, ils étaient vierges de toute association avec le régime impérial, et ils semblent avoir été très enthousiastes concernant ce que faisait le Parti communiste. Cela fut dans une certaine mesure un engagement conscient en faveur de l’idéologie, mais ce fut surtout simplement parce qu’il n’y avait plus de barrières légales contre les Juifs. Les portes s’ouvrirent, ils se ruèrent à l’intérieur et réussirent excessivement bien dans les années 1920 et dans la première partie des années 1930.
Ma conviction est qu’on ne peut pas comprendre la seconde partie de l’histoire juive en Russie – les politiques antisémites, et ce qui arriva aux Juifs soviétiques plus tard, leur désir d’émigrer, par exemple – si on ne connaît pas la première partie de l’histoire, qui est surtout celle d’un succès étonnant.
Vous écrivez que les Juifs étaient des membres importants de la police secrète et aussi de ceux qui dirigeaient le Goulag. Cela était nouveau pour moi.
Le fait m’était inconnu quand je grandissais en Union Soviétique. La plupart des gens l’ont appris en lisant l’Archipel du Goulag de Soljenitsyne. Il n’en faisait pas une affaire à l’époque, mais il parle des gens qui dirigeaient les camps de travail du Canal de la Mer Blanche, et ils étaient presque tous des Juifs ethniques.
Quelle fut votre réaction ?
Avant tout la surprise, parce que cela semblait si incongru pour ceux d’entre nous qui pensaient que les Juifs étaient les victimes principales et les opposants principaux au régime soviétique. Mais plus tard je découvris que le rôle du communisme dans l’histoire juive moderne était formidablement important. Je ne pense pas qu’on puisse comprendre l’histoire juive moderne sans examiner la Révolution russe, ni comprendre le communisme sans examiner le rôle des Juifs.
Qu’est-ce qui explique le succès des Juifs, d’une manière plus générale ?
Les Juifs appartiennent à une certaine communauté de gens qui s’impliquent dans certaines occupations, d’une manière similaire – et qui provoquent un ressentiment similaire. En comparant les deux, on découvre que cette spécialisation est très ancienne et assez commune.
Quelle est cette spécialisation ?
A différentes époques et en des lieux différents, il y eut des tribus – des groupes ethniques – qui se spécialisaient exclusivement dans la fourniture de services pour les sociétés productrices de nourriture environnantes. Cela inclut les Roms/Gitans, divers dénommés « voyageurs » ou « romanichels », les Fuga en Ethiopie, les Sheikh Mohammadi en Afghanistan, et bien sûr les Arméniens, les Chinois d’outre-mer, les Indiens en Afrique de l’Est, les Libanais en Afrique de l’Ouest et en Amérique Latine, et ainsi de suite. Je les appelle tous des « Mercuriens », par opposition à leurs hôtes « Apolloniens ».
Qu’entendez-vous par ces termes ?
Apollon était le dieu du bétail et de l’agriculture. Les sociétés « apolloniennes », au sens où j’utilise le terme, sont des sociétés organisées autour de la production de nourriture, des sociétés formées principalement de paysans, plus diverses combinaisons de guerriers et de prêtres qui s’approprient le travail du paysan en contrôlant l’accès à la terre ou au salut.
Mercure, ou Hermès, était le dieu des messagers, des marchands, des interprètes, des artisans, des guides, des guérisseurs, et des autres transfrontaliers. Les « Mercuriens », au sens où j’utilise le terme, sont des groupes ethniques, des sociétés démographiquement complètes, qui ne s’impliquent pas dans la production de nourriture, mais qui vivent en fournissant des services aux Apolloniens environnants.
Dans le monde moderne, les Apolloniens doivent devenir plus mercuriens – plus juifs, si vous préférez ; mais les valeurs apolloniennes, essentiellement les valeurs paysannes et guerrières, survivent, bien sûr. Les deux attitudes, les deux types idéaux, sont toujours présents aujourd’hui, et les Juifs, les plus accomplis de tous les Mercuriens, jouent encore un rôle très spécial dans le monde moderne – en tant que modèles du succès tout comme de la victimisation.
Il y a des similarités frappantes dans la manière dont tous les Mercuriens se voient et voient leurs voisins non-mercuriens, et dans la manière dont ils se comportent réellement.
Pouvez-vous donner des illustrations de ce que vous voulez dire ?
Essentiellement, l’idée est que certaines choses dans les sociétés apolloniennes traditionnelles sont trop dangereuses ou trop impures pour être accomplies par les membres de ces sociétés : communiquer avec les autres pays, les autres mondes, et les autres tribus ; manipuler l’argent ; soigner le corps, et avoir affaire au feu en travaillant le métal, par exemple. Toutes ces spécialités sont typiquement mercuriennes. La plupart des romanichels et des voyageurs ont commencé comme ferblantiers. Mon arrière-grand-père était un forgeron juif.
C’est un monde très vaste, si vous y pensez : maladie, échange, négociations, voyage, enterrements, lecture. Et c’étaient des choses que les étrangers internes permanents, ou Mercuriens, étaient prêts à faire, obligés de faire, équipés pour les faire – ou très bons pour les faire.
Et ces occupations n’étaient pas limitées aux Juifs.
Il y avait de nombreux groupes accomplissant de telles fonctions. Et dans le monde entier, ils partageaient certains traits et sont regardés d’une manière similaire. Pensez aux Juifs et aux Gitans. Les deux étaient traditionnellement vus comme de dangereux étrangers internes, sans patrie pour des raisons de punition divine, et engagés dans des activités néfastes et moralement suspectes. Ils furent toujours vus comme des images-miroirs de leurs communautés hôtes : leurs hommes n’étaient pas des guerriers, leurs femmes semblaient agressives – et, peut-être pour cette raison, attirantes ; ils demeuraient des étrangers en restant à l’écart, refusant les mariages mixtes, refusant de combattre et de partager les repas – se contentant de fabriquer, d’échanger, de vendre, et éventuellement de voler, des choses et des concepts. Et donc ils furent redoutés et haïs en conséquence, avec l’Holocauste comme point culminant de cette longue histoire de peur et de haine.
Et je pense qu’ils étaient vus de manière similaire parce qu’ils étaient, à de nombreux égards, similaires. Beaucoup étaient des fournisseurs de service nomades exclusifs ; les deux avaient des tabous rigides concernant la nourriture impure et les mariages mixtes ; les deux ne pouvaient survivre qu’en demeurant des étrangers – d’où les prohibitions contre le partage de la nourriture et du sang avec leurs voisins, et l’obsession de la pureté.
Mais les Gitans n’ont certainement pas eu le succès que les Juifs ont eu dans le monde moderne.
Je distingue entre la majorité des Mercuriens, incluant les Gitans, qui s’engagent dans le petit entreprenariat paria et non-cultivé ; et ceux, comme les Juifs, qui se spécialisent, entre autre choses, dans l’interprétation des textes écrits. Avec la montée du monde moderne, les Gitans ont continué à exercer leur métier dans le monde en diminution de la culture orale populaire, alors que les Juifs se sont mis à définir la modernité.
En tous cas, la manière dont les Mercuriens et les Apolloniens se regardent les uns les autres est similaire partout où on porte le regard. Ce qui est vrai des Juifs et de leurs voisins paysans dans la Russie impériale est vrai, je pense, des Gitans et de leurs hôtes, ainsi que des Indiens et des populations locales en Afrique de l’Est, et ainsi de suite.
Y compris les Chinois d’outre-mer en Asie du Sud-est ?
Oui. Les Chinois d’outre-mer aussi sont supposés être habiles – trop habiles, peut-être. On peut reprendre la liste antisémite habituelle : ils sont distants, tortueux, pas virils, etc. C’est la manière dont les Apolloniens décrivent les Mercuriens dans le monde entier.
Et bien sûr on pourrait interpréter ces mêmes traits sous un jour positif. « Habileté » et « fourberie » peuvent devenir « intelligence » et « engagement général pour la vie de l’esprit ». Les Gitans sont fiers d’être plus malins que les non-Gitans auxquels ils ont affaire, tout comme les Juifs le sont, ou l’étaient dans le monde juif traditionnel. La vision mercurienne des Apolloniens tend aussi à être négative : « sentimentalité », « courage » et « terre-à-terre » peuvent devenir « stupidité », « belligérance » et « impureté ».
En d’autres mots, les oppositions esprit/corps, intelligence/physicalité, impermanence/ permanence, non-belligérance/belligérance restent les mêmes et sont reconnues par tous ceux qui sont impliqués. Chacun sait quels sont les traits associés à chaque groupe ; la différence est dans l’interprétation.
Ce qui vous conduit à conclure quoi concernant les Juifs ?
Vues de cette manière, certaines choses concernant l’expérience juive et le rôle économique juif traditionnel deviennent moins uniques, pour ainsi dire. Pour parler brutalement, peut-être, ce n’est pas un accident s’il y a eu un holocauste gitan.
Que voulez-vous dire ?
Qu’il y a des similarités entre Juifs et Gitans et tout un tas d’autres gens qui s’engageaient dans des recherches similaires, [des similarités] qui vont plus loin que leur sort commun sous les nazis, ou que l’hostilité qu’ils rencontrent partout où ils vont.
Cela pourrait changer la manière dont on comprend l’antisémitisme.
Dans mon livre, j’ai tenté de donner le contexte de l’expérience juive, d’expliquer à la fois la victimisation juive et le succès juif.
Sur la question particulière de l’antisémitisme, mon livre soutient que l’antisémitisme n’est pas une maladie, n’est pas mystique, n’est pas inexplicable. Il soutient que les croyances et les perceptions et les actions habituellement associées à l’antisémitisme sont très communes, et qu’elles ne s’appliquent pas seulement aux Juifs.
Votre argumentation vous donne-t-elle, personnellement, une compréhension différente de ce que cela signifie d’être juif, et de l’antisémitisme ?
Bien sûr qu’elle le fait ! Je n’ai pas écrit le livre pour prêcher quelque chose en particulier. Mais j’espère qu’une conclusion que les gens tireront de cette partie du livre est que quelque chose qui est compris est plus facile à combattre. Si on considère l’antisémitisme comme une mystérieuse épidémie, alors il est difficile de savoir quoi faire. Quand vous sentez que vous comprenez ce qui le provoque, alors il devient plus intelligible. Et moins dangereux.
Mais pour l’Holocauste ?
L’Holocauste juif fut d’une certaine manière plus grand que tout autre événement de cette sorte dans l’histoire du monde. Mais les perceptions sur lesquelles il est basé sont parfaitement familières et très communes. L’histoire des Chinois d’outre-mer en Asie du Sud-est, par exemple, est une histoire de pogroms incessants ainsi que de succès remarquables.
Vous avez vu ces croyances communes vous-même ?
En grandissant en Russie, on ne pouvait pas s’empêcher de remarquer que les choses que les gens disaient ou pensaient sur les Arméniens étaient à de nombreux égards analogues aux choses que les gens disaient ou pensaient sur les Juifs. Et il y eut mon expérience en Afrique de l’Est, qui est l’une des raisons pour lesquelles je me suis intéressé à la comparaison. Au Mozambique, il était frappant de voir combien les rôles sociaux et économiques des Indiens locaux étaient similaires aux rôles sociaux et économiques des Juifs en Europe de l’Est.
Voyiez-vous les Indiens comme des « Juifs » à l’époque ?
Oui. Tout le monde les voyait ainsi. Ils sont souvent appelés ainsi – « les Juifs de l’Afrique de l’Est ». Et les Chinois d’outre-mer sont parfois appelés « les Juifs de l’Asie du Sud-est ».
Mais c’est une chose de réaliser que la rhétorique est similaire ; c’en est une autre de reconnaitre que la rhétorique est basée sur quelque chose que les gens font réellement, et que cela remonte loin dans le passé, et que c’est beaucoup plus vaste que l’exemple familier des Indiens et des Chinois d’outre-mer.
Dans votre livre, vous examinez la littérature moderniste de cette manière.
Le Ulysse de Joyce, par exemple, est le texte central du modernisme, et il traite de cette même opposition. Le personnage principal, Leopold Bloom, est un « demi-juif » ; et la figure d’Ulysse est le représentant terrestre absolu du mercurianisme, de l’habileté, de l’agitation, de la diplomatie, de l’ingéniosité – toutes ces choses.
Y a-t-il un Juif apollonien fameux, pour utiliser vos termes ?
Irving Howe a dit que Trotski était l’une des plus grandes figures du XXe siècle parce qu’il avait réussi à être à la fois un écrivain et un guerrier ; quelqu’un qui analyse l’histoire tout en la faisant ; quelqu’un qui est également bon pour penser et pour tuer.
On pourrait dire qu’Israël, et le sionisme en général, est une tentative d’abandonner la judéité traditionnelle en faveur de l’apollonisme avec un visage juif, tels qu’ils le sont. Je suppose qu’Ariel Sharon serait un Apollonien juif. Il est partisan du rejet du monde des shtetl, de la vie de la diaspora, de la Zone de résidence – la voie mercurienne.
Comment expliquez-vous cela ?
La vie dans la Zone signifie vivre avec la faiblesse physique, associée à l’éloquence et à l’intelligence ; cela signifie faire des choses que les autres méprisent. Cela signifie être impliqué dans la vie de la diaspora et de la tradition. Et le sionisme devait être le rejet absolu de cette vie et de cette tradition. L’Etat d’Israël devint un endroit où l’on pouvait échapper au sort de Tevye le laitier – le grand personnage de Sholom Aleichem. Il devint un endroit qui existait dans le but de venger la faiblesse de Tevye par un rejet de l’habileté et de la non-belligérance de Tevye.
L’Holocauste créa une aura autour d’Israël qui le rendit différent de tous les autres Etats modernes, qui l’exclut de certaines des attentes qui sont habituellement associées aux Etats modernes – et de certaines critiques. A cause de son rôle très particulier, de son histoire, et de ses prétentions morales, Israël devint l’Etat auquel les règles standard ne s’appliquent pas.
D’une tentative de sortir du ghetto, Israël s’est transformé en un ghetto d’un nouveau genre, qui est le seul endroit où vous pouvez dire certaines choses.
Par exemple ?
C’est le seul endroit dans le monde occidental où un membre du Parlement peut dire – et en toute impunité – « déportons tous les Arabes hors d’Israël ». Ou bien où tant de gens peuvent dire, dans la conversation politique de routine : « Nous devons faire plus d’enfants juifs parce que nous voulons que cet Etat soit ethniquement pur ». Imaginez quelqu’un disant la même chose en Allemagne : « Procréons pour faire plus d’enfants parce que nous avons trop de Turcs ici ».
Et Israël peut aussi faire des choses que les autres Etats ne peuvent pas faire ?
Oui, comme construire des murs. Il y a eu une tentative de construire un mur dans une ville en République Tchèque – pour séparer la zone tzigane du reste de la ville.
Que se passa-t-il ?
Ce fut un tollé. Ça n’a pas pu se faire. Ainsi, cela me semble être encore une ironie tragique dans l’histoire des Juifs : la tentative de créer un Etat comme les autres conduisit à la création d’un Etat qui est remarquablement différent de la famille d’Etats qu’il voulait rejoindre.
Mais c’est seulement l’une des trois grandes migrations. L’histoire des Juifs en Amérique a été une histoire de réussite et de succès formidables. L’histoire des Juifs en Russie a été une tragédie, au sens le plus basique du mot : il ne peut y avoir de tragédie sans l’espoir et l’épanouissement initiaux, sans la noblesse de caractère que le défaut fatal finirait par miner. C’est ainsi que je vois l’histoire de la vie de ma grand-mère.
Et, en utilisant votre métaphore mercurienne, vous dites qu’à l’époque moderne nous avons tous dû devenir juifs.
Une partie centrale de mon argumentation est que le monde moderne est devenu universellement mercurien. Le mercurianisme est associé à la raison, à la mobilité, à l’intelligence, à l’agitation, au déracinement, à la pureté, au franchissement des frontières, et au fait de cultiver des gens et des symboles par opposition aux champs et aux troupeaux. Nous sommes tous supposés être des Mercuriens maintenant, et les Mercuriens traditionnels – en particulier les Juifs – font de meilleurs Mercuriens que tous les autres.
Et c’est la raison de leur succès extraordinaire et de leur souffrance extraordinaire dans le monde moderne. Cela, me semble-t-il, est la raison pour laquelle l’histoire du XXe siècle, et l’histoire des Juifs en particulier, est l’histoire de trois Terres Promises et d’un Enfer.