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Ukraine : aux armes, milliardaire !
Vadim Papov a un vrai métier : juriste. Mais depuis deux mois, cet homme trapu, aux dents du bonheur et à la fine moustache, a choisi une autre activité à plein temps. Il est chef de barrage routier. Sans se soucier de la pluie chaude qui tombe dru à la sortie nord de Mykolaïv, il observe les allers-retours des voitures.
« S'il faut rester là encore un an, pas de problème. On restera. Vous comprenez, nos familles vivent ici. C'est notre terre. Elle ne se marchande pas. » Autour de lui, un étrange amalgame s'est formé : un véhicule blindé de l'armée ukrainienne, des policiers de la route, des membres de la garde nationale, d'autres de la milice d'autodéfense locale. Un drapeau ukrainien flotte sur la guérite en sacs de sable, à côté d'un panneau indiquant un sens interdit. Séparatistes prorusses, passez votre chemin.
Barrages sur les routes, contrôle des véhicules suspects : on n'entre pas comme ça à Nikolaïev. Pardon, Mykolaïv en ukrainien. Dans cette cité industrielle d'un demi-million d'habitants située dans le sud du pays, à 120 kilomètres d'Odessa,les questions identitaires ont soudain pris une importance inédite.
La statue de Lénine, sur la place centrale, a été déboulonnée. Des communistes ont placé sur le socle un buste du personnage aux dimensions dérisoires. Le geste témoigne des tensions récentes. Depuis que la Crimée a été annexée par la Russie et l'Est livré aux violences, Mykolaïv organise sa propre défense, face aux ennemis de l'intérieur et de l'extérieur.
RÉAGIR, APRÈS « L'AGRESSION RUSSE EN CRIMÉE »
Près de mille volontaires se relaient sur les huit postes de contrôle, aux abords de la ville ou participent à des patrouilles pour assurer la tranquillité publique. Cette mobilisation est motivée par la faiblesse de l'Etat central, la corruption et la désorganisation des organes de sécurité. « L'administration locale ne voulait prendre aucune mesure décisive, après le sang versé sur Maïdan au début de l'année, explique Nikolaï Trossinienko. Ils avaient peur d'une répétition de ce scénario. On s'est donc organisés seuls. »
Le colonel Nikolaï Trossinienko, qui nous reçoit dans les locaux de l'état-major improvisé de Mykolaïv, est penché sur les cartes de la région. C'est ici que s'organise la coordination des différents corps impliqués. Il est parfois interrompu par la sonnerie de son téléphone, qui joue l'hymne national. Ce vétéran de la guerre en Afghanistan fut l'un des premiers à réagir, après « l'agression russe en Crimée ».
Avec d'autres anciens officiers, il a d'abord proposé ses services à la caserne locale. Comme ailleurs, les équipements militaires étaient bons pour la casse. « On a organisé des brigades de réparation, on a acheté des pièces de rechange avec nos sous. Puis on a mis en place les barrages. Heureusement, Olexyi Afanassevitch nous a aidés pour tout… »
Et Nikolaï Trossinienko d'exhiber un bon de commande traînant sur son bureau : 15 viseurs pour fusils automatiques. Merci qui ? Olexyi Afanassevitch, comme pour le reste : les sacs de sable, les blocs de béton, les tentes et les projecteurs sur les barrages.
NI YACHT NI RÉSIDENCE EXTRAVAGANTE EN FRANCE
Classé parmi les douze premières fortunes du pays, Olexyi Afanassevitch Vadatourski, 66 ans, est l'homme le plus influent de Mykolaïv. Il en est le premier entrepreneur, le patriarche, le bienfaiteur. Ne cherchez pas à son poignet de montre sertie de diamants ; ne guettez pas de yacht au bord de la mer Noire, à soixante kilomètres de là, ou de résidence extravagante dans le sud de la France, assurent ses proches.
Olexyi Vadatourski vit pour travailler. Il se dérobe à tous les clichés qui escortent la figure classique de l'oligarque dans l'espace postsoviétique. Il en a pourtant la fortune. Mais à la différence des oligarques, enrichis à grande vitesse au gré de privatisations tronquées, lui a bâti son trésor pièce par pièce, épreuve après épreuve, dans un mélange rare de patriotisme et de transparence. « Je n'ai jamais touché un seul dividende », assure cet homme aux airs de grand-père bourru, d'un contact simple et direct avec ses employés et les passants qui l'accostent.
Malgré de fortes pertes l'an passé sur les marchés dérivés, son groupe, Nibulon, est l'une des plus formidables réussites du secteur agricole ukrainien, au potentiel largement inexploité.
« C'est un homme exceptionnel, assure Jean-Jacques Hervé, conseiller au Crédit agricole, l'un des meilleurs experts du secteur en Ukraine. Depuis vingt-cinq ans, il a toujours tout réinvesti dans sa boîte. »
LA VIE DES AFFAIRES EST UN COMBAT
Nibulon est une entreprise verticalement intégrée : elle produit et achète du grain, le transporte par barges sur deux fleuves, le Ioujnyi Bouk et le Dniepr, puis l'exporte dans le monde entier, vers 65 pays. Nibulon loue 82 000 hectares de terres à de petits propriétaires et compte 5 500 employés. Le groupe a construit ses propres péniches et d'immenses silos de 50 000 tonnes donnant un air futuriste au port de Mykolaïv, encombré par les structures rouillées de l'époque soviétique.
Olexyi Vadatourski conduit lui-même la visite de son site portuaire. Les soudeurs sont à l'oeuvre autour de la carcasse d'une prochaine barge.
« A l'époque soviétique, il y a eu jusqu'à 30 000 ouvriers travaillant sur les chantiers navals militaires, se souvient l'homme d'affaires. Toute la ville, qui était fermée aux étrangers, fonctionnait autour de cette activité. Aujourd'hui, nous avons sept candidats pour un poste dans cette activité. » Le salaire moyen tourne autour de 1 000 dollars (730 euros), contre 300 en ville, dit-il avec fierté.
La vie des affaires en Ukraine est un combat. Depuis vingt ans, les gouvernements se sont succédé, mais les règles du jeu demeurent identiques. La corruption, la confusion entre intérêts publics et privés mettent en péril la notion même de propriété.
Lorsqu'on interroge Olexyi Vadatourski à ce sujet, ses traits se figent. A l'arrivée au pouvoir de Viktor Ianoukovitch, en 2010, Nibulon a été victime d'une tentative d'expropriation. « J'ai été convoqué à Kiev par un haut fonctionnaire du ministère de l'agriculture, qui m'a promis le monopole sur le marché du grain, en échange de leur entrée dans le capital », dit-il. « Leur » désigne le clan Ianoukovitch, ce petit cercle prédateur qui s'est accaparé les richesses.
Nibulon s'est défendu devant les tribunaux pendant trois ans. L'inspection fiscale a lancé une nouvelle offensive, visant des dizaines d'entreprises partenaires. Le groupe a tenu bon, s'est redressé. Il est facile de comprendre pourquoi Olexyi Vadatourski a accueilli la révolution de Maïdan, cet hiver, comme une bénédiction civique.
« ON REDOUTAIT QUE LA POLICE LAISSE FAIRE »
« Cet événement historique a cimenté un peuple, une nation, dit-il. C'était une bataille contre la corruption totale, contre la verticale du pouvoir, au nom de la liberté. » Mais l'entrepreneur ne se fait guère d'illusion : il n'existe pas de miracle révolutionnaire. « Les services de sécurité, les tribunaux ont été composés sous l'ancien pouvoir. Ils le servaient. Un changement de président ne permet pas de rendre honnêtes des fonctionnaires pourris. »
Voilà pourquoi Olexyi Vadatourski ne pouvait compter que sur ses propres forces, financières et humaines, pour défendre Mykolaïv, lorsque la menace séparatiste a frappé aux portes de la ville. Comme l'a fait Igor Kolomoïski, le patron de la Privat Bank, devenu gouverneur de Dniepropetrovsk et général improvisé de la résistance patriotique dans le Sud-Est.
A Mykolaïv, le signal d'alarme fut déclenché le 7 avril, lorsque des activistes prorusses installèrent un village de tentes devant le siège de l'administration pour tenter d'en prendre le contrôle. Il fallait à tout prix éviter un enkystement, un scénario similaire à celui de Donetsk, dans le Donbass.
Les élites locales se sont donc organisées. Par deux fois, les principaux entrepreneurs se sont réunis autour du gouverneur, à l'initiative d'Olexyi Vadatourski. Le drame d'Odessa, le 2 mai, où des dizaines de partisans prorusses ont péri dans l'incendie de la Maison des syndicats, a marqué les esprits. « Tout le monde a compris que ces événements pouvaient concerner chacun d'entre nous, explique l'entrepreneur, qui a pris le micro devant la foule pro-ukrainienne. De leur propre initiative, des citoyens constitués en groupe d'autodéfense ont dispersé le village de tentes. »
« On redoutait que la police laisse faire, comme à Donetsk, explique Andreï Volik, directeur général adjoint de Nibulon. On s'est donc rassemblé, à 400 ou 500, pour mettre fin à ce désordre. » Cette soirée marqua le début de la mobilisation générale.
TRANSFORMÉ EN FOURNISSEUR D'ARMES
Nibulon a déployé 80 employés, et salarié temporairement 140 personnes extérieures au groupe pour participer à la défense de la ville. Olexyi Vadatourski s'est transformé en fournisseur d'armes, de gilets parballes, de nourriture et de voitures. Mais seules les personnes pourvues d'un permis ont le droit de circuler armées, précise-t-il. L'autogestion ne signifie pas le Far West.
Cette nouvelle féodalité ne représente pas un projet viable. Le patron de Nibulon aimerait que les gouvernements européens ne renoncent pas « à des mesures plus sévères contre la Russie. Si on ne l'arrête pas, elle sera à vos frontières ». Il espère aussi que l'Etat nettoiera ses structures corrompues et retrouvera de la vigueur.
Pour la première fois, Olexyi Vadatourski s'est impliqué dans une campagne électorale. Il a reçu Petro Porochenko sur son site, peu avant son élection triomphale à la présidentielle du 25 mai. Le nouveau chef de l'Etat a, lui aussi, construit un grand groupe industriel, Roshen, spécialisé dans la confiserie. Entre manageurs, le charme a opéré. Le loup est un homme pour le loup.
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