L’Anneau de Tolkien : quand l’immortalité ne suffit pas
Seul parmi les romanciers du 20ème siècle, J.R.R. Tolkien se préoccupa de la mortalité non des individus mais des peuples. Le jeune soldat-savant de la Première Guerre Mondiale aperçut le sort incertain des nations européennes à travers le miroir de l’Age Obscur, quand la vie des petits peuples était suspendue à un fil. Au milieu de l’actuelle Grande Extinction des cultures, et à l’aube des guerres de civilisation, Tolkien a une inquiétante résonance chez les lecteurs d’aujourd’hui. Il n’écrivit pas une fantaisie, mais un roman à clé.
J’ai parlé trop tôt quand j’ai écrit il y a un an qu’une « version cinématographique raisonnablement fidèle » de la trilogie de Tolkien, le Seigneur des Anneaux, était « l’événement culturel de la décennie » (The Ring and the remnants of the West, 11 janvier 2003). Avec le troisième volet dans les cinémas, il apparaît que le réalisateur Peter Jackson a enterré la tragédie mythique de Tolkien sous une avalanche de trucs. On voudrait siffler avec Gollum : « Stupide hobbit ! Il l’a ruiné ! ». Nous restons avec une bonne aventure craquante, mais nous avons perdu quelque chose de précieux.
En dépit de son vaste lectorat, Tolkien ne publia jamais le Silmarillion de son vivant, la tragédie des immortels qui sous-tend le Seigneur des Anneaux. Au lieu de cela, il utilisa le procédé génial consistant à amener le lecteur aux éléments de son histoire par les yeux du Petit Peuple qui y est intégré. C’est comme si Shakespeare avait publié quelque chose comme Rosenkrantz and Guildenstern are Dead de Tom Stoppard à la place de Hamlet.
LA MORTALITE DES PEUPLES
Tolkien prit par les cornes la grande bête idéologique de son époque. Après la Grande Guerre, les philosophes existentialistes récemment éclos furent choqués de découvrir que les êtres humains craignaient leur mortalité. En fait, c’est vraiment une chose banale de mourir pour son pays, à condition que l’on croie que son pays sera encore là. L’attraction de l’identité culturelle est si forte que les hommes se jetteront eux-mêmes dans les mâchoires de la mort s’ils croient que de telles actions préserveront leur culture. Mais que faire si la culture elle-même – le lien de l’individu avec le passé tout comme avec le futur – est en danger ? Or, c’est réellement être seul dans l’univers. La mort pour préserver son peuple est une proposition très supportable. La mort possible du peuple entier avec sa culture est ce qui crée un type particulièrement désagréable d’angoisse existentielle, le genre qui produit un Hitler ou un Ossama Ben Laden.
Les petits peuples des Ages Obscurs, comme les Geats du Beowulf, devaient penser à de telles choses parce que l’extinction était le résultat normal. En l’occurrence, les premières sources médiévales de Tolkien (il avait traduit le Beowulf) reflétaient le monde confronté à un défi existentiel après la Grande Guerre, précisément parce que le sujet de l’extinction nationale était revenu à la surface. Le thème de l’extinction nationale imprègne toute son œuvre. « Ce n’est pas votre comté », reproche le Grand Elfe Gildor à Frodon au début de son voyage dans les forêts du comté. « D’autres ont habité ici avant les hobbits ; et d’autres habiteront ici quand les hobbits n’existeront plus ».
Un peuple disparaît de la terre quand sa langue n’est plus parlée. Tolkien n’a pas seulement inventé des langues, mais a recréé le maelstrom linguistique du début du Moyen Age, quand la langue des grandes civilisations disparaissait de la mémoire pendant que les dialectes des petits peuples se dissolvaient dans de plus grands groupes linguistiques. Les grandes compétences philologiques de Tolkien ont créé un moyen unique de représenter la temporalité des nations.
Comme repoussoir à la mortalité humaine, Tolkien inventa une race immortelle et noble. Ses Elfes souffrent à l’excès de leur vie immortelle. Ils ne se reproduisent plus. Nous ne rencontrons pas d’Elfe âgé de moins d’un millénaire. Les Belles Gens de Tolkien, doués de merveilleux pouvoirs de l’esprit et du corps, possesseurs d’une haute culture rayonnante, passent simplement le temps avant de quitter la Terre du Milieu. On nous épargne heureusement leurs pensées intimes. Imaginez à quoi ressemblerait une discussion de table entre Elrond et sa fille Arwen, qui renoncera à l’immortalité pour épouser le mortel Aragorn. « Pourquoi veux-tu sortir avec Aragorn ? Qu’est-il arrivé à ce gentil garçon elfe avec qui tu sortais à Lothlorien ? ». « Papa, j’ai trois mille ans et je suis sortie avec tous les garçons elfes. Ils sont si ennuyeux ! ». Minas Tirith, pour cette raison, contient seulement la moitié de la population qu’il pourrait confortablement supporter, puisque son ancienne race humaine ne parvient pas à engendrer des enfants. La faiblesse militaire de Gondor vient de sa population déclinante ; l’armée qu’Aragorn conduit vers la Porte Noire pour la bataille finale est moins nombreuse que l’avant-garde de l’armée de Gondor à ses débuts. Mordor gagne du terrain parce que Gondor ne peut pas peupler ses frontières.
Population déclinante et effondrement de l’empire est un thème aussi vieux que Rome, bien sûr. Mais il n’est pas seulement latin. Dans les sources anglo-saxonnes de Tolkien, l’extinction de la nation se cache dans chaque recoin. La lamentation de la vieille femme devant le bûcher funéraire de Beowulf, par exemple, annonce la destruction de ses Geats après la mort de leur héros et protecteur. Du point de vue des tranchées de la Grande Guerre, cependant, cet écho des Ages Obscurs prenait un sens nouveau et terrible. Les peuples de l’Europe se combattaient pour leur prédominance et étaient sur le point de s’annihiler les uns les autres.
Les Européens d’aujourd’hui sont eux-mêmes prêts à disparaître (voir Why Europe chooses extinction, 8 avril 2003). Les deux guerres mondiales du 20ème siècle ont détruit les illusions nationales des peuples européens, leur prétention à se pavaner et à parader sur la scène mondiale. La France fut la première nation à identifier à tort ses intérêts nationaux au sort de la chrétienté (The sacred heart of darkness, 11 février 2003), imitée sous une forme bien plus horrible par la Russie (« la nation porteuse de Dieu », selon les mots de Dostoïevski) et ensuite par l’Allemagne. Pourquoi l’islam radical peut-il vaincre l’Occident ? Les migrants d’Afrique du Nord et du Moyen Orient peuvent submerger la population déclinante de l’Europe occidentale, sans même s’assimiler dans la culture européenne occidentale. L’effondrement des taux de natalité dans les anciens bastions catholiques (y compris le Québec) coïncide avec une pratique religieuse négligeable et avec une démoralisation à l’intérieur même de l’Eglise.
QUAND L’IMMORTALITE NE SUFFIT PAS
Voici un résumé de la tragédie mythique se trouvant derrière le Seigneur des Anneaux: l’immortalité n’était pas suffisante pour les « Elfes lumineux » de Tolkien (Licht-Alben, exactement ce que Wagner nomme ses dieux). L’amour possessif pour leurs propres œuvres les conduisit à des erreurs tragiques, parmi lesquelles la première est la quête malavisée de Feanor pour ses bijoux volés, les Silmarils. C’est le motif de l’exil des Elfes dans la Terre du Milieu. Plus tard, les Smiths elfiques de la Terre du Milieu acceptent l’assistance du mauvais Sauron pour forger les Trois Anneaux Elfiques de l’air, du feu et de l’eau. D’une manière ou d’une autre, la vague association avec Sauron contamine les Trois Anneaux, à tel point que si l’Anneau Unique de Sauron est détruit, le pouvoir des trois anneaux disparaît aussi. Cela signifie la fin des bois magiques de Lothlorien, que Galadriel a préservés dans une sorte de printemps perpétuel, et la disparition de Rivendell, que Elrond maintient comme dernier bastion de la sagesse et de l’art. On peut présumer que Gandalf, qui possède l’anneau du feu, perdra aussi une partie de son pouvoir. De plus, Sauron a corrompu les Numénoréens, une race humaine noble, en les convainquant qu’ils pourraient arracher l’immortalité aux Valar (les dieux) en envahissant leur Royaume Sacré, Valinor.
Les Neuf Anneaux garantissaient aux Hommes mortels une caricature vampirique d’immortalité, puisque les possesseurs deviennent des spectres. L’Anneau Unique accorde une variété perverse d’immortalité à son possesseur, dont le corps cesse de vieillir pendant que son âme décline, comme le portrait de Dorian Gray. C’est une version déformée de l’immortalité des Elfes dans le royaume mortel de la Terre du Milieu. Dès qu’on y a touché, on ne peut pas facilement y renoncer ; Isildur, héritier des « fidèles » Numénoréens, ne peut pas se décider à le détruire. La grande vertu des Hobbits est la force intérieure de se séparer de l’Anneau. Mais les trois Hobbits qui l’ont porté, Bilbo, Frodon et Samsagace, doivent finalement tous quitter la Terre du Milieu. L’immortalité, dès qu’on y goûte, empoisonne la joie de la Terre du Milieu même pour les Hobbits. Galadriel se rachète en renonçant à ses travaux, bien qu’en conséquence elle et son peuple doivent quitter le royaume mortel, c’est-à-dire la Terre du Milieu. Elle refuse l’offre de l’Anneau Unique (« Je diminuerai, et resterai Galadriel »). Les « fidèles » survivants de la ruine de Numenor, dont Aragorn est l’héritier, acceptent la mortalité et se rachètent de cette manière.
Tolkien a clairement déclaré ses intentions dans sa correspondance : « De toute façon, toute cette affaire se préoccupe surtout de Chute, de Mortalité, et de la Machine. De Chute inévitablement, et ce thème survient de plusieurs manières. De Mortalité, spécialement puisqu’elle affecte l’art et le désir créatif (ou comme je le dirais, sub-créatif)… Il a diverses possibilités de « Chute ». Il peut devenir possessif, s’accrochant aux choses faites par « lui-même », le sub-créateur veut être le Seigneur et le Dieu de sa création privée. Il se rebellera contre les lois du Créateur, particulièrement contre la mortalité. Ces deux choses (seules ou ensembles) conduiront au désir de Pouvoir, de rendre la volonté plus effective, et ainsi jusqu’à la Machine (ou la Magie) ».
Le pacte faustien et son recours à la Magie sont des thèmes qui ont été élaborés depuis longtemps dans la littérature occidentale, mais Tolkien ajouta une nouvelle dimension terrible. Dans la Terre du Milieu, comme en Europe pendant la Grande Guerre, ce n’était pas la mortalité de l’individu, comme dans Goethe, mais la mortalité des nations. Aucun critique sérieux n’accordera à Tolkien une place dans le canon de la littérature, parce que ses personnages sont généralement des figures de cire faisant des déclamations guindées. Mais c’est à coté de la question. Il n’avait pas de temps à perdre avec les préoccupations mesquines du genre de personnages qui peuplent la fiction moderne. Sa préoccupation était le sort des peuples, ou, pour ainsi dire, le déclin de l’Occident.
LE DECLIN DE L’EUROPE
L’immortalité ne suffisait pas aux Européens. C’est-à-dire que le christianisme dans le domaine religieux, et l’empire chrétien universel dans le politique, offraient aux Européens une forme d’immortalité au-delà de l’existence de la nation. L’Europe tomba en disgrâce quand ses grandes nations constitutives décidèrent que cette sorte d’immortalité n’était pas suffisante pour elles, et qu’elles devaient à la place combattre pour la domination temporelle sur la terre. Epuisés par leurs guerres, les peuples d’Europe sombrèrent dans une torpeur qui est en train de les détruire lentement mais avec une terrible certitude.
La description par Jackson de Denethor, l’incapable Intendant de Gondor, a sans doute rappelé aux Américains le défaitisme européen concernant l’Irak et d’autres endroits du Moyen Orient. Hors de son contexte, le personnage a peu de motivation. Peut-être Jackson révélera-t-il l’arrière-plan manquant du déclin de Gondor dans une future version élargie.
Il est délicat, bien sûr, de tirer des analogies entre la fierté et la folie de Feanor ou des Numénoréens dans la fantaisie de Tolkien, et la fierté et la folie des nations européennes dans la Première Guerre Mondiale. Mais c’était une observation banale après 1918 de voir que la grande tragédie européenne commença par une tentative imprudente de tromper la mortalité par l’affirmation de la suprématie nationale. On ne peut pas comprendre l’arrivée d’Hitler au pouvoir sans observer que beaucoup d’Allemands croyaient de tout cœur que l’existence du Volk était en danger. Martin Heidegger donna (et ne rétracta jamais) son appui total à Hitler, pensant que l’immersion dans le Volk était une réponse légitime à la crise existentielle.
Un défaut tragique se trouvait dans les fondations de l’Europe, sous la forme de son pacte faustien avec le paganisme (Why Europe chooses extinction). Le christianisme offrait le salut dans un autre monde ; les Européens désiraient un goût d’immortalité dans celui-ci. En permettant aux païens d’intégrer d’une façon syncrétique leurs anciens dieux dans la nouvelle religion, le christianisme laissa les Européens déchirés pour toujours entre Jésus et Siegfried. Richard Wagner revint aux vieilles sources païennes et découvrit en elles un avant-goût du Nihilisme qui ravagerait l’Europe pendant sa seconde guerre de Trente Ans en 1914-1944. En répudiant Wagner, Tolkien espérait relier un passé païen ennoblissant et le présent chrétien. A cet égard, il échoua complètement. Il est réduit à une nostalgie élégiaque pour un passé agrarien perdu. Il est un réactionnaire regardant vers le passé, car sa vision est trop claire pour permettre de faux espoirs pour le futur de l’Europe.
Tolkien a conservé la foi dans le message chrétien originel. L’homme doit accepter non seulement sa propre mortalité, mais la mortalité de sa nation, l’extinction de sa culture, la disparition de sa langue maternelle, et regarder à la place vers le salut au-delà de tout espoir mortel. C’est ce que le christianisme offrit aux païens durant la Grande Extinction des Peuples après l’effondrement de Rome. Frodon sait que la race entière des Hobbits s’éteindra. Il commence son voyage avec l’avertissement de Gildor qu’un jour d’autres habiteront dans le comté quand les hobbits n’existeront plus. Gildor est le premier des Hauts Elfes qu’il rencontre alors qu’il chevauche vers les Havres, en compagnie d’Elrond et de Galadriel, qui, avec Gandalf, se révèlent finalement dans leur pleine capacité en tant que porteurs des Trois Anneaux Elfiques.
Mais les nations européennes se débarrassent des liens de l’empire chrétien universel et, à travers le nationalisme wagnérien, cherchent l’immortalité dans le royaume mortel – le tragique défaut de Feanor, Galadriel et du rebelle Eldar. Les Grandes Guerres et la chute de l’Europe furent les conséquences. Sauf en imagination, il n’y a pas de retour possible.
Le passage de la mer vers l’Ouest, selon l’interprétation de Jackson, représente la mort. Il pourrait tout aussi bien représenter l’émigration en Amérique. A la différence de tous les autres peuples, les Américains n’ont pas besoin de craindre l’extinction de leur identité culturelle, parce qu’ils n’ont commencé avec aucune. C’est la grande faiblesse de l’Amérique mais aussi sa force durable. C’est la raison pour laquelle l’Amérique pourrait bien durer éternellement, pendant que les nations de culture se dissolvent dans la poussière des bibliothèques. Les Américains se cabrent quand on leur dit qu’ils n’ont pas de culture. Mais que peuvent-ils nommer dont la perte détruirait leur sens de l’identité nationale ? Supprimez le souvenir d’Homère, et que deviennent les Grecs ? Oubliez Herman Melville, Mark Twain, William Faulkner, et même les Simpsons, et les Américains sont toujours les Américains. Si l’allemand ou le français n’étaient plus parlés, le concept d’« Allemagne » ou de « France » deviendrait insensé. A l’époque de leur Révolution, les Américains considéraient l’allemand comme une langue nationale. Dans un siècle ils pourraient adopter l’espagnol. L’Amérique peut survivre même à la perte de la langue anglaise. Aussi longtemps que le contrat politique de l’Amérique demeure intact, les Américains peuvent changer de « culture » aussi souvent qu’ils le désirent. L’Amérique pourrait accomplir le projet chrétien, en tant qu’assemblée d’individus appelés hors des nations, coupés de leur héritage païen – un résultat que Tolkien n’aurait pas pu imaginer.