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Lundi, 24 Février 2014
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"Le néolibéralisme ne tiendra plus très longtemps"
Entretien avec Richard Sennett.
Théoriciens :: Autres
Auteur du "Travail sans qualités", le philosophe américain, qui fut l'élève d'Hannah Arendt, revient avec un nouveau livre, "Ensemble", réflexion sur la faillite de la coopération dans les sociétés libérales avancées. Sébastien Lapaque l'a rencontré à Paris.


"Le néolibéralisme ne tiendra plus très longtemps"


Ensemble est le deuxième volume d'une trilogie dont le sociologue et historien des idées Richard Sennett avait annoncé le plan dans son précédent livre, Ce que sait la main, la culture de l'artisanat (Albin Michel, 2010). Après s'être penché sur le goût du travail bien fait et sur l'élan spontané de solidarité, Richard Sennett s'intéresse au sentiment d'étrangeté. «Si grands sont les changements nécessaires pour modifier les rapports de l'humanité avec le monde matériel, explique-t-il, que ce seul sentiment d'être déplacé et étranger peut inspirer les pratiques effectives du changement et réduire nos désirs dévorants.» Ces «pratiques du changement» sont au cœur de son dernier livre. Comment faire en sorte que le bonheur et l'avantage d'être ensemble prennent le pas sur le repli tribal du «nous contre eux» ? Nous avons posé la question à ce phare de la pensée critique contemporaine, dont l'œuvre riche et variée est publiée en France depuis plus de trente ans.



Marianne : Au début de votre livre, vous évoquez la Politique d'Aristote : «L'homme est un animal social.» Ce retour à des choses très anciennes est-il une façon de rappeler que la coopération est une donnée anthropologique universelle ?


Richard Sennett : Oui. Je voulais d'abord montrer que la mise en relation de chaque individu avec des gens différents, et même étrangers, fonde l'expérience humaine. C'est une réalité qui a été occultée. Je suis un peu troublé par le sous-titre de la version française de mon livre : Pour une éthique de la coopération. Car il ne s'agit pas d'éthique, en fait ! Ce mot fait oublier que la coopération est une chose naturelle. Ce n'est pas un choix. Pour survivre, les animaux coopèrent, les hommes coopèrent... L'important, c'est de regarder comment ils coopèrent.


Et l'important, également, est de comprendre pourquoi ils ne coopèrent plus autant ?


R.S. : Pourquoi cette évolution contre nature ? A cette question, il n'y a pas une seule réponse, mais plusieurs réponses possibles. On ne peut pas se contenter de dire que c'est la faute du capitalisme. J'essaie de comprendre ce qui s'est passé en me souvenant de l'organisation sociale des Grecs et des Romains. Chez eux, la coopération était un devoir et un rituel interactif. A aucun moment, il n'était question de choix. C'est aujourd'hui que la coopération est devenue un choix.

Pourquoi vous intéressez-vous au socialisme français du XIXe siècle ?

R.S. : En France, aux XVIIIe et XIXe siècles, il existait, dans la société civile, un réseau riche et varié d'institutions coopératives, d'ateliers et de petites organisations qui constituaient une sorte de socialisme de fait, même si on n'employait pas alors ce mot-là. Je crois que c'est de là que vient la séparation, au début du XXe siècle, entre la gauche politique, celle des partis, et la gauche sociale, celle des syndicats. La chose qui m'étonne dans votre pays, la France, et que je ne comprends pas, c'est la raison pour laquelle ces institutions sociales et coopératives se sont brutalement effondrées.

Dans un chapitre intitulé «Le grand chambardement», vous esquissez une réponse : l'accroissement des inégalités. Selon vous, c'est ce phénomène qui explique le repli tribal auquel nous sommes confrontés ?

R.S. : Dans une certaine mesure, mais regardez comment étaient autrefois organisées les armées sur les champs de bataille. Il y avait à la fois des soldats et des officiers. Mais l'inégalité n'empêchait pas la coopération. Ce qui est nécessaire, pour que cela fonctionne, c'est une formule qui légitime les relations sociales. Ce que j'ai appelé le «triangle social», dont les trois côtés sont l'autorité acquise, le respect mutuel et la coopération. Le problème, c'est quand l'espace de légitimation est vide. A ce moment-là, l'inégalité est brute et la possibilité de coopération, détruite. C'est une observation pratique. On l'a vu dans les entreprises financières de Wall Street que j'ai étudiées au moment de la crise de 2008. Avec leur mentalité très agressive, très individualiste et très inégalitaire, beaucoup de ces entreprises se sont effondrées par manque de cohésion sociale. Au premier problème, tout le monde a fui. Il manquait le triangle social capable de soutenir l'ensemble. Je dis cela parce qu'on a tendance à le négliger. Nous sommes disposés à considérer que la compétition est plus fondamentale que la coopération. C'est une forme de romantisme. Car la coopération, mêlée avec la compétition individuelle, est nécessaire aux affaires humaines. L'idée que ce serait un choix ou un luxe, et non quelque chose de fondamental, est fausse.

C'est drôle que vous parliez de romantisme. Ne sommes-nous pas plutôt tentés de penser que c'est la morale de l'atelier qui est romantique ?

R.S. : Je ne suis pas d'accord. Regardez ce qui se passe en Asie avec la microfinance et les petites coopératives. Dans ce qu'on appelait autrefois le tiers-monde, on voit émerger tout un réseau de petits artisans extrêmement efficaces. Est-ce que cela va perdurer ? Est-ce que cela va réussir ? Je n'ai pas la réponse, mais on voit bien que c'est un moyen de développement qui suit exactement l'esprit des coopératives du XIXe siècle. Nous avons une réponse extraordinaire au néolibéralisme. Derrière le flux global se dessine un futur possible. Il y a des leçons à prendre dans l'organisation sociale du XIXe siècle et dans ces expériences contemporaines.


Vous parlez vous-même de «bête capitaliste». Comment pouvez-vous croire que cette bête qui privatise le vivant, prétend que les semences et l'eau lui appartiennent, va laisser prospérer des petites mutuelles agricoles ?


R.S. : Parce qu'elles sont trop petites ! Ces associations locales sont invisibles pour le capitalisme prédateur. Elles ne sont pas de taille à intéresser les gens qui travaillent en milliards de dollars. Certains pensent que je rêve, mais j'y crois absolument.


Dans votre livre, ce que vous dites du narcissisme contemporain, notamment à propos de Facebook, des comportements sociaux négatifs, de la «comparaison envieuse», de l'impossibilité, voire de l'interdiction du travail bien fait dans les sociétés libérales avancées, ne laisse-t-il pas l'impression d'un saccage culturel qui rend impossible le retour aux solidarités concrètes ?


R.S. : Pour les autres, oui, mais pas pour moi ! C'est vrai que, parmi les jeunes, les déçus de la gauche politique se sentent vraiment écrasés. Il y a peu de jeunes gens qui croient que l'action politique peut être efficace dans la vie. Mon espoir est dans les associations, les coopératives et les syndicats. Je crois qu'il existe aujourd'hui une alternative pour la gauche, et je ne crois pas que, pour vous, ce soit François Hollande.

Vous évoquez la conversion de la gauche politique au marché et parlez de la puissance d'intégration culturelle du néolibéralisme. Ne faut-il pas discerner quelque chose d'implacable, peut-être même de totalitaire, dans l'évolution actuelle du monde et de la vie ?

R.S. : Peut-être que le néolibéralisme sera une chose très courte dans l'histoire des hommes. Ce n'est pas un système viable. Je persiste à croire qu'il est mauvais pour l'individu, destructeur de soi et des autres. Je suis persuadé que tout cela ne durera pas. Très court, je vous dis. Comptez. Depuis combien de temps vivons-nous sous ce régime ? Trente ans, quarante ans ? C'est restreint. C'est presque fini. Cela ne va pas durer beaucoup plus longtemps. Même le capitalisme va s'épuiser et se détruire. Nier la profondeur du social n'a aucun avenir. Je n'aime pas le mot «naturel», mais c'est bien à cela que nous avons affaire : la négation des dispositions naturelles des individus. Maintenant, le problème sociologique fondamental à résoudre, c'est de comprendre comment deux phénomènes peuvent exister en même temps : l'inégalité et le respect mutuel. Il a existé des sociétés dans lesquelles c'était possible. Pourquoi cela serait-il devenu impossible ? C'est en me posant cette question que je me dis que le néolibéralisme est vraiment à court terme. On voit bien qu'il lui manque quelque chose, que tout cet édifice est fragile et impossible politiquement.


C'est peut-être ici que vous allez me parler d'Hannah Arendt, dont vous avez été l'élève. Ce qui manque aux sociétés humaines, c'est l'autorité ?


R.S. : Je dirais plutôt la légitimité. Et je tiens cela de ma lecture de Max Weber. C'est un de ses principes fondamentaux : un système de pouvoir brut, sans principe de légitimité, est impossible. Voyez ce qu'on observe en ce moment en Afrique, avec des guerres civiles qui éclatent sans cesse. C'est la même chose dans l'entreprise capitaliste moderne. On voit bien qu'il est impossible de se passer de légitimité.

Comment expliquez-vous le fait que le management contemporain, que vous avez longuement étudié dans le Travail sans qualités, a aujourd'hui autant de partisans ? A lire vos livres, par exemple Ce que sait la main, on a vraiment l'impression qu'il est destructeur et contre-productif. Comment éclairer sa permanence dans une société obsédée par le profit et la productivité ?

R.S. :J'y reviens toujours. Cela s'explique directement par le manque d'autorité. Aujourd'hui, le commandement n'est plus un moyen, même pas un but. C'est devenu un objet. Il n'a plus aucun lien avec l'autorité. Pour Hannah Arendt, c'est là qu'on observe la banalité du mal. C'est parce qu'on s'habitue à ne pas y penser que l'absurde est possible. Mais, dès lors qu'il y a une réflexion critique, tout s'effondre et on peut s'en sortir. Je le remarque aujourd'hui chez les jeunes, en France, en Espagne, en Grèce, en Italie, et cela me donne beaucoup d'espoir. Il est impossible d'obéir longtemps sans avenir, sans raison et sans aucune chance d'améliorer son sort. Il est impossible de ne pas penser. Et, dès lors qu'on se met à penser, la proposition néolibérale est finie. Elle n'a tenu jusque-là que parce qu'elle est sans critique.


En valorisant la coopération, n'êtes-vous pas à la recherche d'une organisation sociale qui tiendrait à égale distance le profit, dont on peut bien voir qu'il est négateur de toutes les architectures sociales, et le don, un peu utopique ?


R.S. : C'est vrai que la coopération est différente du don. Contrairement au don, ce n'est pas une expérience totalisante. C'est la raison pour laquelle j'ai choisi dans mon livre l'exemple du guanxi, ce système de réseaux de solidarité et de coopération qui existe en Chine entre les individus, bien au-delà du cercle familial. Et le problème, avec l'idée de l'échange, c'est qu'on veut toujours quantifier ce qui est donné et reçu. La coopération est un phénomène plus complexe et plus ambigu, comme je l'observe chez les Chinois. Et en même temps quelque chose de très efficace. Si je vous aide aujourd'hui, peut-être que vos fils ou vos petits-fils aideront mes fils ou mes petits-fils. C'est pourtant un système qui ne repose sur aucune obligation. Mais je crois que c'était le même système dans la chrétienté d'avant la Réforme.

On en revient donc à Aristote, qui explique dans l'Ethique à Nicomaque que l'altruisme n'est rien d'autre qu'un intérêt personnel bien compris ?


R.S. : Non. Le mutualisme, l'association, la participation, ce n'est pas de l'altruisme. C'est une quête de cohésion sociale. Dépendre des autres, pouvoir les aider n'est ni une chance, comme dans le don, ni un signe de faiblesse. Cela ouvre simplement la possibilité d'un vivre-ensemble où le «combien tu me dois» n'existe plus.



repères biographiques


1943 naissance à Chicago, le 1er janvier.

1979 les Tyrannies de l'intimité (Seuil).

1980 traduction en français de sa thèse de sociologie intitulée la Famille contre la ville. Les classes moyennes de Chicago à l'ère industrielle (1872-1890), publiée en France par les éditions Encres, avec une préface de Philippe Ariès.

1982 sortie aux Etats-Unis du premier de ses trois romans, The Frog Who Dared To Croak, traduit en français sous le titre les Grenouilles de Transylvanie.

1998 publication aux Etats-Unis de The Corrosion Of Character, livre à l'audience internationale, traduit en français sous le titre le Travail sans qualités (Albin Michel, 2010).

2010 Ce que sait la main (Albin Michel).

2014 Ensemble, pour une éthique de la coopération (Albin Michel).

notes

Source : L'hebdomadaire Marianne : http://www.marianne.net/Le-neoliberalisme-ne-tiendra-plus-tres-longtemps_a235737.html
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