Entretien de Dieudonné réalisé par Sarah Haidar
Très peu interviewé par la presse, refusant de parler aux journalistes français, Dieudonné a accepté de nous accueillir dans son théâtre de la Main d’Or et de répondre à nos questions en toute franchise. Une heure avant la représentation de son dernier spectacle « Asu Zoa » qu’il joue trois fois par soir, l’humoriste revient sur le harcèlement politique, médiatique et judiciaire qu’il subit depuis janvier. S’il est vrai que l’artiste suscite des opinions divergentes chez les amoureux de l’humour, il semble fédérer les inconditionnels de la liberté d’expression qui le voient affronter seul Manuel Valls et toute l’artillerie d’Etat. Ici, Dieudo n’est guère avare de son temps pour expliquer sa démarche et revenir sur certains aspects assez troublants de sa personnalité artistique.
Entretien réalisé par Sarah Haidar
Algérie News : Après le déclenchement des hostilités contre votre dernier spectacle « Le mur », vous en avez écrit un autre, « Asu zoa », moins dérangeant. Peut-on dire que la pression a eu raison de votre ténacité ou était-ce un mea culpa qui vous a fait changer de ton ?
Dieudonné : Ce qui s’est passé c’est que « Le mur », qui partait en tournée en France, a été interdit par le Conseil d’Etat alors que le tribunal administratif m’avait donné raison. Maintenant, le débat juridique va s’engager sur le fond mais en attendant de savoir ce qui découle de cette décision (par exemple, si je peux ou non commercialiser le DVD) et en voyant que la police essayait à chaque représentation de bloquer le spectacle, j’ai décidé d’en faire un nouveau : « Asu zoa » qui signifie en éwondo (langue vernaculaire camerounaise, ndlr) « La face de l’éléphant ». C’est une façon de laisser la parole aux ancêtres mais c’est aussi une évolution du « Mur ». Cela dit, j’ai la sensation de ne pas avoir négocié avec eux mais de suivre les décisions du Conseil d’Etat et d’attendre. De plus, il était devenu impossible de jouer « Le mur » car ils allaient bientôt ouvrir le feu ! Etre abattu sur une scène, pourquoi pas ! Mais à partir du moment où les gens ne pouvaient plus entrer, c’était peine perdue. J’ai fait ce que j’ai pu. D’ailleurs, le résultat est plutôt positif puisque le public est là et il semble aimer « Asu zoa ».
Comment vivez-vous cet acharnement politique et médiatique ? Est-ce qu’on est dans la démarche classique où ces attaques vous offrent une publicité inespérée ? Ou, au contraire, vous en souffrez ?
Ceux qui invoquent le caractère publicitaire de la démarche n’ont pas tout à fait tort même si je ne suis que spectateur de cela : six perquisitions faites par une trentaine de flics et deux gardes à vue ! Si c’est une forme de pub ou de marketing, c’est nouveau ! En tout cas, je ne peux pas nier qu’après ce rapport de force qu’il m’a imposé, Manuel Valls s’est retrouvé dans une situation difficile au sein de son parti car il avait perdu douze points dans les sondages, tandis que moi, j’ai gagné des spectateurs dont beaucoup ne me connaissaient pas et qui, par curiosité, ont cherché à savoir et voir mes spectacles. Cela dit, c’était une épreuve pour moi, ma famille et mon environnement : mon fils de 15 ans a également subi une garde à vue pendant des heures.
On se demande pourquoi un humoriste talentueux tel que vous fait une fixette sur les juifs et le lobby sioniste. Ne pensez-vous pas que l’aspect artistique pâtit du discours direct et parfois militant véhiculé dans vos dernières créations ?
Je pense que si on trouve que je suis obsédé par la question des juifs ou du lobby sioniste, on a le choix de ne pas venir voir mes spectacles. Personnellement, je n’aime pas ce genre de sketchs parce que, dans la vie, je ne suis pas obnubilé par ces questions. Mais même si c’était le cas, ce ne serait pas un motif suffisant pour m’interdire de travailler et de m’exprimer en France. Après l’interdiction du « Mur » et la présentation de « Asu zoa », certains ont souligné que ce dernier a été expurgé des phrases susceptibles de déranger « la communauté juive » et ils ont précisé qu’il s’agissait simplement de cinq minutes du spectacle. Cela prouve que la proportion où je parle de ce sujet-là, est extrêmement infime. Dans « Asu Zoa », je traite aussi des tirailleurs africains qui ont été utilisés par la France lors de la dernière guerre mondiale (qui n’est pas encore finie). En tant qu’Africain vivant en France, je pense qu’on veut maintenant nous interdire de rire de notre histoire. Il y a de cela quelques années, lorsque j’ai été agressé par quatre franco-israéliens sur le sol martiniquais, Aimé Césaire m’avait dit : « Si vous riez avec la souffrance nègre, vous allez également déranger du monde ». Il est vrai que mon rire dérange parce qu’il appartient à une culture et à une population qui n’ont pas de leçons à recevoir de personne en ce qui concerne la souffrance et la douleur. Cela dit, je ne me suis jamais moqué de la souffrance des juifs mais j’ai toujours critiqué la compétition victimaire. Leur tragédie comme celle des Noirs est une tragédie humaine. C’est pour cela que je ne crois pas à tout ce qui véhicule l’aspect exceptionnel de la souffrance juive.
Envisagez-vous la possibilité que parmi vos fans, beaucoup seraient de véritables antisémites ?
Je n’ai jamais vu de haine chez ces personnes. Par contre, j’en ai vu chez certains juifs dans leur façon d’éduquer leurs enfants, dans cette notion de « peuple élu » et dans le caractère exclusif de cette religion contrairement aux deux autres monothéismes. Or, je pense qu’il y a un destin commun entre chrétiens et musulmans. Moi qui ai grandi « dans la lumière du Christ » comme on dit chez-nous, lorsque je discute avec un musulman, j’ai le sentiment qu’on partage la même chose, on parle d’un exemple prophétique (Jésus ou Mohammad) qui éclaire l’humanité. En fait, je suis passé par toutes les formes de critique de ma propre culture : l’athéisme, l’universalisme, la laïcité, etc. Mais je m’aperçois que ce sont également des religions. Je pense que les monothéismes ont un point commun : la quête d’harmonie, d’élévation et de paix. Par contre, j’estime qu’il est important de critiquer la religion juive parce que c’est celle qui exclut le plus, celle qui définit une frontière infranchissable à travers ce concept de relation divine au sang (le peuple élu). Cela ressemble à ce qui se passe en Israël, à ce qui s’est passé en Afrique du Sud avec l’apartheid, en Amérique avec les Indiens, en Australie avec les Aborigènes, etc. Alors que dans l’islam et dans la chrétienté, ce discours n’existe pas : tout le monde peut y entrer à condition d’ouvrir son cœur… Néanmoins, je ne suis pas là pour dire aux gens d’être croyants. D’ailleurs, je m’entends souvent mieux avec des areligieux qu’avec des croyants. La vraie question est de savoir si la religion garantit une croyance en Dieu ; personnellement, je ne le pense pas, mais je trouve qu’il y a des moyens habiles et des modes d’emploi dans le Coran ou dans la Parole du Christ qui aident des gens…
Pourtant, vous revendiquiez ouvertement votre athéisme. Par la suite, on est étonné de vous voir en amitié avec l’ex-président iranien ou avec le Hezbollah ou, encore, dans une vidéo vous entendre comparer l’athéisme au sionisme !
En fait, c’est le parcours d’un homme et ma recherche personnelle qui m’ont poussé à avoir une analyse différente. En ce qui concerne l’athéisme, j’ai rencontré des gens bien dans ce courant-là, qui m’ont aspiré autour des valeurs de la philosophie des lumières, cette philosophie universaliste et humaniste qui recèle beaucoup de belles choses. Mais il n’en demeure pas moins que c’est une religion, une église qui se voulait au-dessus des autres. J’ai fini par ne pas trop y croire, d’autant que ça m’a fait prendre conscience du message de Jésus qui disait à ses contemporains que le dogme n’avait pas d’importance. C’est après sa mort qu’on a créé une église chrétienne qui a parlé en son nom. Lui voyait le monde uni (« Aimez-vous les uns les autres », c’est sa parole, ce n’est pas une parole de chrétien), tout comme le prophète de l’islam qui va écrire un texte dont les interprétations posthumes seront nombreuses. Mais si on veut le prendre avec le regard le plus objectif possible, on va trouver beaucoup de similitudes avec le message du Christ, notamment dans les passages coraniques reliés à celui-ci. C’est en cela que je suis islamo-chrétien quelque part. Quant à l’athéisme, c’était une église qui était malheureusement dominée par la logique de la consommation : le disciple n’a d’autres dimensions que celles d’un consommateur, alors que la partie mystique et philosophique nous est enseignée par des pseudo-philosophes contemporains qui, pour moi, sont des sionistes (Finkielkraut, Bernard Henri Levy, etc.). Il y a également la soumission au système de l’argent, ce nouveau dieu qu’ils ne remettent jamais en cause. Je préfère donc être avec ces milliers de croyants qui ont un idéal que derrière une caisse-enregistreuse à me dire que je vis dans un monde libre !
Mais n’est-il pas paradoxal d’être partisan de la liberté et de revendiquer en même temps votre amitié avec le président iranien qui perpétuait un système liberticide ?
Ce que je trouve très intéressant dans ce système par rapport à mon parcours, c’est sa dimension bicéphale : d’un côté, vous avez les religieux, et de l’autre, les institutions administratives qui gèrent l’intérêt commun. C’est ce qui nous manque ici en France : je trouve incroyable qu’on ne puisse pas parler de Dieu même s’il faut l’extraire du monde religieux car il n’est pas non plus le monopole des croyants ni des religieux. Quant au président iranien, j’ai beaucoup de respect pour lui parce qu’il a donné, par sa simple force intérieure, du courage à plein de gens dans le monde entier. Il est vrai que je suis un homme et que l’on ne m’a pas imposé de porter un voile quand je m’y suis rendu, mais celui que les femmes sont obligées de mettre n’est pas celui des wahhabites ou d’autres systèmes qui ne sont, pourtant, jamais montrés du doigt comme étant des dictatures ! En Iran, j’ai assisté à un festival de court-métrages où j’ai visionné une soixantaine de films et j’ai pris la mesure de toute l’effervescence créative dans ce pays. Cela ressemble un peu à l’Algérie et à la Syrie où, bien sûr, il y a un cadre moral différent de celui de la France. En termes de liberté d’expression, je n’ai jamais été embêté en Algérie ou en Iran, alors, qu’ici, le Conseil d’Etat m’interdit de travailler ! Cela dit, les Femen qui urinent dans les églises et qui sont très bien vues ici, elles subiraient en Iran ce que je subis en France. Certes, je suis pour une liberté d’expression totale : les Femen font ce qu’elles croient être juste et moi de même, mais je n’impose pas mes spectacles aux gens de la rue, je les fais dans un espace clos. Or, je suis interdit et elles, elles sont acclamées !
Pour revenir à ce cadre moral qui vous semble plus acceptable en Algérie qu’en France, ne pensez-vous pas que si vous-vous produisiez en Algérie et que votre fer de lance humoristique était la critique de l’islam, vous seriez tout autant harcelé là-bas que vous l’êtes maintenant en France ?
J’ai toujours fait des sketchs sur les religions mais je n’ai jamais eu de problème avec les musulmans ou avec les chrétiens. Le seul espace d’expression interdit à toute forme d’ironie, c’est celui d’Israël et de la question des juifs. Par contre, je ne suis pas pour le blasphème et je n’ai jamais blasphémé la religion de la shoah ni remis en cause cette souffrance, je me suis seulement amusé avec le concept de sa supériorité. Il est vrai que je suis bien plus touché par la colonisation et l’esclavagisme parce que, culturellement, j’en suis le produit. Cette souffrance, celle des Noirs et des Aborigènes, est exceptionnelle, en cela qu’elle a sollicité une endurance rare de la part de ces communautés. Mais quand je dis « exceptionnelle », je suis conscient que j’entre déjà dans une logique de compétition alors que je refuse cela …
Au beau milieu de la polémique, des associations pro-palestiniennes en France ont déclaré que vous êtes un imposteur et que vous n’êtes pas l’ami du peuple palestinien. Ca doit faire mal, non ?
Mais ce sont là, à mon avis, des organisations financées par le sionisme. Vous savez, l’art du pouvoir réside dans le contrôle du contre-pouvoir. Les sionistes vont dynamiser des associations anti-sionistes et pro-palestiniennes qu’ils contrôleront et qu’ils feront parler par la suite. Il suffit de voir le Hamas qui a craqué et qui est devenu un organe douteux. Moi, qui ai rencontré Khaled Mechaâl, ce fut hallucinant de le voir se retourner contre celui qui l’a nourri. Je pense que, face au sionisme, il faut rester sincèrement unis, car ils ont la maîtrise de l’argent et des finances qui sont une arme redoutable.
Il paraît que vous allez jouer « Le mur » (non-expurgé) en Algérie. Pouvez-vous nous donner des détails sur votre venue ?
Je n’ai pas beaucoup de détails pour l’instant. Je rappelle seulement que ce spectacle a été joué, du 21 juin 2013 au 9 janvier 2014, à Paris, avant d’être interdit par trois décisions du Conseil d’Etat. Je ne peux, donc, le jouer qu’à l’extérieur, et l’Algérie me parait l’endroit le plus propice. J’ai actuellement un contact là-bas ; je pense que ça va se concrétiser après l’élection présidentielle.