Les festivités atlantistes autour du vingtième anniversaire de la chute du mur de Berlin, qui ont réuni ostensiblement les protagonistes d’un évènement que l’on veut hautement symbolique, Bush père, Gorbatchev et Kohl, permettent de rendre manifeste le terrain sur lequel se fonde la propagande occidentale. La prestation minutée à coups de décibels et de belles envolées du groupe irlandais U2, avec l’icône people Bono, et du rappeur Jay-Z, a donné un supplément d’âme à un événement qui a somme toute comme argument le plus solide d’avoir permis à des hordes d’Ossis d’aller consommer et communier, avec leurs pauvres moyens, dans cet Ouest si idéalisé dans leurs rêves clandestins de moutons tondus selon les recettes planifiées d’un Etat qui monopolisait les songes collectifs.
En 1988, Gorbatchev affirmait au siège de l’ONU : « Nous n’avons pas le monopole de la vérité. » C’était le feu vert pour le passage à ce que Popper a appelé une « société ouverte ». Ouverte au vent, mais au vent mauvais.
Le champagne de 89 ne pouvait qu’être d’un cru douteux, en attendant mieux. Le principal est qu’il y eut des bulles, et ces frissons si hollywoodiens provoqués par ces pans de mur qui chutaient, livrant aux caméras la gueule médusée des garde-frontières dont les casquettes n’étaient plus tenues, des filles et des gars hilares qui tombaient dans les bras de leurs compatriotes d’en face, et puis Rostropovitch tirant de son violoncelle les notes graves de Bach : voilà ce qui resterait dans les livres d’Histoire, pour l’édification des jeunes générations élevées dans le Meilleur des mondes.
En 1990, Klaus Meine, du groupe Scorpions popularisait la chanson emblématique du nouvel état des choses géostratégiques : « Wind of change ». Le lyrisme était à la mode. De la musique avant toute chose… Mais en guise de change, il s’agissait plus de money que de bonheur. Maintenant, la différence, pour beaucoup d’ex-citoyens de l’Est, est que le paradis capitaliste ne se trouve plus derrière un mur de barbelés et de briques, mais à l’abri de vitrines inaccessibles. Car ce qu’ils ont appris, c’est que la garantie de l’emploi, l’éducation et les loisirs gratuits, le logement assuré, tout cela n’est plus qu’un souvenir irriguant des nappes de nostalgie (l’ »Ostalgie »), dont le culte de la Traban et le film Good Bye Lenin traduisent la prégnance chez des masses de plus en plus désenchantées. Le libéralisme, c’était donc ça… Et pas seulement une pauvreté sordide, cette précarité désespérante, sans véritable horizon, la peur de l’endettement, du chômage, de la rue…, mais aussi une logorrhée idéologique, des media imbéciles, de grotesques agitations pseudo artistiques, des loufoqueries politiques qui cachent une misère « démocratique » aussi bouffonne que celle des paradis socialistes, et aussi son lot de manipulations, de censure, de torture, d’agressions militaires…. On peut bien avoir remplacé pour quelques jours le mur disparu par des dominos en polystyrène, maculés de graffitis et de tags, pour faire bonne mesure et pour prouver que la liberté est bien de pouvoir faire n’importe quoi, si possible dans tout ce que l’imagination marchande trouvera de plus kitch et de plus vulgaire, mais dans l’Union européenne, on croit de moins en moins, et ce moins s’accélère avec une Histoire prise de vertige. La foi a pris un coup, et l’acédie guette les anciens zélotes.
Déjà, la participation aux élections, en Pologne, en Slovaquie, en Hongrie… s’effondre. Des partis populistes ou nationalistes gonflent, au détriment de ceux qui étaient nés de la transmutation d’anciens communistes en nouveaux libéraux. D’autres, ouvertement partisans de l’Ancien régime, comme le Parti de gauche (Die Link) en Allemagne, ont fait de bons scores. Aux dernières élections dans les länder, le parti d’Oscar Lafontaine et de Lothar Bisky a obtenu 26,4% dans six länder de l’Est, 32,4% en Saxe-Anhalt, 20 % à Berlin. Les classes populaires, une fois l’ivresse passée, se sont aperçues que l’essentiel était la sécurité, l’assurance de pouvoir former une famille dans la paix et la perspective d’un lendemain.
Si l’oligarchie atlantiste en fait tant dans l’éloge dithyrambique de ce qu’elle croit être une assomption historique, c’est qu’elle doute au fond d’elle-même. Les festivités commémorant la chute du mur dit « de la honte », et autres « révolutions de velours », doivent être traduites comme une tentative de se convaincre que la crise est un mauvais cauchemar à rejeter, au moins pour un temps.
L’escroquerie soporifique consiste donc à récupérer un élément fondateur de notre civilisation (la liberté) pour l’instrumentaliser au service d’un dés(ordre) qui est loin d’assurer une liberté authentique, car il est le règne d’un système hypocrite, sans scrupule, qui écrase les peuples et les individus en les déracinant et en les livrant aux conditionnements les plus avilissants.
Il est à parier que ce second mur tombera bientôt, comme le premier.