Il est rare qu’on se révolte pour des raisons sordides. Même les intérêts bien compris se parent de bons sentiments, sinon de vertu. La bronca des « enseignants chercheurs » contre la réforme de leur statut invoque les mêmes arguments républicains et citoyens que les mouvements de protestation qui ont agité les établissements scolaires, les hôpitaux, les transports en commun, la Poste et bien d’autres secteurs dont la charge principale est d’assurer la pérennité du service public et une administration des choses et des hommes dans la longue durée. On aura beau jeu de débusquer derrière des slogans indignés des intérêts corporatistes, des situations douteuses, des replis sur des positions acquises, qui existent sans doute. Chaque profession abrite des abus, et les justifications démagogiques du pouvoir pour libéraliser la Recherche relèvent d’une rhétorique que nous avons déjà vue à l’œuvre dans des domaines aussi différents que l’Ecole, la Sécurité, la Fiscalité etc. On pointe du doigt des catégories soi-disant privilégiées ou des réalités présentées comme absurdes (c’est-à-dire, bien souvent, contredisant les normes du capitalisme cosmopolite), on recherche l’assentiment d’un peuple émoussé par la propagande médiatique, pour intégrer le pays dans un vaste ensemble où il perdra non seulement ses capacités de vie, mais aussi son âme.
La colère des 57 OOO « enseignants chercheurs » de France doit être comprise ainsi comme un sursaut face à un processus beaucoup plus général qui vise à privatiser tous les domaines sociaux et économiques, y compris la culture, considérés comme des périmètres légitimement dévolus au marché. La Recherche doit donc être « rentable », comme l’enseignement, la santé, le transport, le théâtre et le cinéma. Dans le même temps, en contradiction d’ailleurs avec le discours sociétal « cool » et « soft » fondé sur l’idéologie permissive des années 60, une pression autoritaire, hiérarchique, judiciaire et policière tend à s’accroître, ainsi qu’un contrôle de plus en plus sophistiqué, trop souvent dans l’atonie générale.
La chute des murs à l’Est a au moins eu la vertu de dégriser les spécialistes de la parole savante. Beaucoup d’intellectuels, aux belles heures du stalinisme, avaient leur mot à dire sur la marche du monde et le bonheur à venir de l’Humanité. Les « compagnons de route » du parti communiste n’étaient pas les seuls, pour être honnête, à porter leurs suffrages à des entreprises pour le moins risquées (à tous points de vue).
La situation de l’Intellectuel a été substantiellement bouleversée depuis. Certes, si les frontières de l’intelligentsia sont aussi floues qu’il y a un siècle, la définition de l’Intellectuel n’a pas changé : il s’agit toujours d’un professionnel de l’ « intelligence » (usant d’une Raison plus ou moins spécialisée, dont la « raison sociale » est l’exercice d’une profession non manuelle) qui utilise son autorité et sa notoriété pour influer sur la vie politique de la Nation. Cependant elle s’est gonflée des brigades surdiplômées qu’un système mécaniquement égalitariste a régurgitées des Universités ruinées à tous points de vue. L’élite sélectionnée par l’Ecole de Jules Ferry reconduisait le projet humaniste des Lumières d’un progrès éclairé par la partie la plus cultivée de la société. Les « philosophes », souvent issus de bonnes familles, reproduisaient le paradigme prophétique de l’Ancien Testament, et désignaient, du doigt sentencieux de ceux qui savent, à un peuple peu ou prou conçu comme une tribu à civiliser, l’étoile à suivre, au bout de l’horizon. On ne comprendra pas le phénomène « intellectuel » si on ne découvre pas, comme sur un palimpseste, derrière la trame rationaliste, un substrat fidéiste qui verse volontiers dans le fanatisme. Au fond, l’Intellectuel a toujours eu la nostalgie du prêtre. Il est bien un « clerc ».
Or, c’est justement la foi qui fait maintenant défaut. Les « Grands Récits » ayant failli, la société, dans un bel ensemble, s’est rabattue vers des valeurs matérialistes, comme ces névrosés qui se mettent à s’empiffrer pour retrouver un état d’apaisement improbable. L’utopie néo-libérale (issue des Lumières) est la plus minimale, la plus médiocre et la plus cynique que l’Histoire ait vue, puisqu’elle repose sur la conviction que l’avoir se substitue, pour le bonheur de tous, à l’être. Sa nocivité tient d’ailleurs à sa modestie, au bon sens qui semble l’inspirer, comme si la Grandeur, la Noblesse, la Générosité (au sens antique) étaient devenues des vertus surannées, en tout cas « contre-productives ». Il serait aventureux et passablement faux de prétendre que cette Terre promise soit un miroir aux alouettes machiavéliquement agité par une oligarchie sûre d’elle-même et conquérante. Le peuple, étant peuple, s’est engouffré, à coups de cartes de crédits, dans ce malstrom hallucinant.
Or, dans cette griserie de petits matins qui semble survivre à une nuit de débauche, la réalité réapparaît dans sa crudité. Et les « enseignants chercheurs » étant somme toute des êtres humains comme les autres, il faut bien qu’ils se rendent à l’évidence.
Premier constat : la crise provient de loin, de la survie, contre toute raison, jusqu’à l’absurde, d’un égalitarisme aussi vulgaire et mécanique que pouvait l’être le marxisme traduit par Staline. Dès lors qu’on a ouvert toutes grandes les vannes de l’enseignement secondaire, sans souci d’évaluation réaliste des niveaux, dès le moment où on a décrété que l’enfant était au centre de l’Ecole, principe débile qui condamnait l’enseignement à un effondrement inévitable, dès l’instant fatal où on a conçu le progrès scolaire selon un critère quantitatif, propulsant ainsi des générations de lycéens difficultueux dans des amphis où ils se sentaient irrémédiablement perdus, il fallait prévoir une implosion de l’enseignement supérieur, avec les conséquences actuelles, dont la réforme. Bien que cet état lamentable ait été déploré à mi-mot au sein du corps professoral des université, et que le niveau insuffisant des étudiants ait été la cause de la perte de qualité des facultés, bien peu d’ « enseignants chercheurs » ont pris la parole pour dénoncer cette démagogie, aucun de s’est élevé contre les réformes successives, programmées par des pédagogues irresponsables et des pouvoirs cyniques, qui ont exténué une Ecole considérée comme la meilleure du monde. Et pourquoi ? Par moraline, et pour la même raison qu’on a accepté la « nouvelle société ».
Second constat donc : Le monde actuel se prévalant d’un projet égalisateur (des biens pour tous, la culture pour tous etc.) et d’un multiculturalisme relativiste, bien que profondément libéral (l’argent n’a pas d’odeurs), et justement, de plus en plus, les tabous volant en éclat, parce que libéral, par ce qu’il s’oppose profondément aux traditions, aux valeurs ancestrales, aux identités enracinées, beaucoup de membres des classes moyennes, que l’on catalogue souvent dans la catégorie des bobos, grands, moyens ou petits, ont adhéré à un projet qui, finalement, avec la bonne conscience des semi-savants, leur assurait un certain confort de vie. La Silicon Valley a alors remplacé dans l’imaginaire simplet de la petite bourgeoisie, Baïkonour ou Tian’ anmen. Les moins scrupuleux ont fait le voyage transatlantique pour trouver des conditions matérielles et financières plus avantageuses. Certains ont vu dans l’Amérique la Nouvelle Rome (ou la Nouvelle Jérusalem). Cependant, la recherche et l’enseignement, bien que, jusqu’à maintenant, relativement préservés par l’Etat, sont de moins en moins imperméables aux sollicitations de l’économie mondiale. Le modèle est américain : la recherche y est financée et programmée par les firmes industrielles. La logique veut donc qu’on se plie à cette logique, avec les dégâts collatéraux subséquents. En outre, les frontières n’existant plus, et le niveau universitaire planétaire s’élevant dans les « pays émergeants », les chercheurs occidentaux entrent en concurrence directe avec les scientifiques et techniciens formés en Inde, en Chine, au Maghreb, en Amérique latine etc. Aussi, la massification et l’égalisation globale des conditions ont contribué, comme d’ailleurs dans d’autres secteurs, à une prolétarisation progressive du métier de chercheur. Bardés de lubies humanitaristes, et croyant, grâce à des diplômes durement obtenus, être au-dessus des dangers courus par d’autres, les enseignants de l’Université n’ont pas perçu le péril.
Troisième constat : finalement, il n’est pas certain qu’ils échappent non plus aux défauts de leurs aïeux, qui sont souvent tombés dans les niaiseries les plus ridicules, au point d’être considérés, par le Petit Père des Peuples, comme des « idiots utiles ».
En effet, dans le même temps où cette caste est de moins en moins avantagée (certains « bacs plus dix » ne gagnent que le SMIC, et beaucoup ne comptent pas leurs heures de travail, bien que leur salaire ne soit pas scandaleusement élevé), elle manifeste la plus extrême cécité aux véritables causes de la crise, croyant sauver l’honneur en défendant la société contre le « fascisme », la « bête immonde » et d’autres fantasmes politiquement corrects pour lycéens incultes. Si l’on ne voit pas le degré de manipulation et d’endoctrinement, idéologiquement portées et diffusées par les médias, que de telles prises de position supposent, on se condamne à ne rien comprendre à l’état du monde.
C’est bien lorsque l’Intellectuel retrouvera le peuple, sans se prendre pour le messie, et qu’il se défendra en le défendant, qu’il retrouvera son intelligence et son âme. Car l’Intelligence d’une nation est toujours liée à la Terre qui la porte.